Chroniques : Poésie

Fils déchus et autres matières[Notice]

  • André Brochu

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  • André Brochu
    Université de Montréal

Jamais correspondance n’aura mieux porté son nom. La Conversation poétique entre Harry Bernard et Alfred DesRochers  est affaire de parole vive, d’échange quasi verbal entre deux accros de la poésie qui non seulement confrontent leurs idées sur le sujet, mais s’envoient des poèmes par la tête, se louangent, se critiquent et bâtissent là-dessus une complicité admirable. On assiste à l’éclosion de l’amitié entre deux écrivains qui, à la fin des années 1920 et au début de la décennie qui suit, sont largement reconnus comme le meilleur romancier et le meilleur poète de leur époque. Et, curieusement, leurs échanges épistolaires correspondent exactement à la période où ils se révèlent et donnent le meilleur d’eux-mêmes, Bernard avec ses romans (en particulier les deux derniers, Juana mon aimée et Dolorès) et un recueil de nouvelles ; DesRochers avec son seul grand livre, À l’ombre de l’Orford. Les romans de Bernard seront commentés par DesRochers, même sur manuscrit. Seront aussi passées au crible les critiques, souvent acerbes, qui accueillent leur parution. Elles sont l’oeuvre de blancs-becs comme Lucien Parizeau, mais aussi de pontes tel Mgr Camille Roy, très à cheval sur des détails de formulation, ou de Jean-Charles Harvey, d’Albert Pelletier, de Valdombre (Claude-Henri Grignon) et de quelques autres. En privé, DesRochers prend résolument le parti de Bernard, même s’il est peu porté vers la forme romanesque. Bernard reçoit des prix, mais peu de fleurs. On lui fait une réputation d’auteur banal et qui maîtrise mal sa langue. À partir de Juana mon aimée, les compliments prendront le dessus. Quant à DesRochers, il atteint la célébrité d’un coup, à trente ans, et s’y maintient, même en ne publiant plus. Bernard fait un peu figure d’obscur tâcheron à côté de lui, le favorisé de la gloire. Une fois posés les protagonistes, voyons ce qui se joue. Bernard est romancier, certes, mais il écrit aussi des vers. Il en envoie à DesRochers, qui se montre enthousiaste. DesRochers est-il sincère ? Il confie à son correspondant qui s’étonne de son admiration pour son amie Jovette-Alice Bernier : On peut en déduire que la même indulgence s’appliquera aux vers de Bernard et, pourquoi pas, à ses romans. Pourtant, les accents de la sincérité imprègnent les éloges et, du reste, les remarques défavorables sur les écrits de son ami ne manquent pas. Alfred DesRochers se fait fort de pouvoir admirer une esthétique littéraire à l’opposé de la sienne, mais il ne se prive pas de souligner les faiblesses ou les défauts d’un texte. Harry Bernard adoptera la même attitude à l’égard de son correspondant. Homme très civilisé, peu enclin à la polémique, travailleur acharné, Bernard est aux antipodes du bouillant DesRochers. Ce dernier clame très haut les vertus de la langue française et met à profit ses ressources dans son oeuvre littéraire, mais dans sa correspondance il adopte une prose expressive et pas plus soignée qu’il ne faut. En poésie, DesRochers se pose comme un lyrique, non pas à la manière déliquescente de Charles Baudelaire (comme le lui reproche Bernard au début de leur relation), mais plutôt à la façon énergique et libre d’un Pierre Ronsard, qu’il vénère. À l’occasion, il se réclamera du romantisme, contrairement à Bernard qui répugne aux effusions rhétoriques. Sur la base de cette opposition des « tempéraments » aussi bien que des poétiques, les deux hommes se réclament, momentanément du moins, d’une même doctrine littéraire, le régionalisme (ou le terroirisme). Or, le régionalisme, qui inspire les premiers romans de Bernard, servira plutôt mal celui-ci ; alors que, après des débuts en poésie que certains ont pu qualifier de baudelairiens (c’est …

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