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Dans une série de quatre recueils poétiques, publiés entre 1982 et 1990 [1], Élise Turcotte fait du rapport aux choses le principe d’énonciation d’un sujet autonome et fort, capable de puiser dans l’altérité matérielle des objets la nécessité relative de son identité dans l’écriture. À l’encontre d’un passé presque toujours violent, les personnages de Turcotte cherchent refuge à même le paysage objectal. C’est là, en compagnie des décors inanimés, qu’ils se reposent des « caresses brutales » et des vicissitudes du monde extérieur. Il n’y a pas d’identité-refuge sans une pensée des « choses vivantes », formant pour chacun des personnages une communauté distincte et stable.

La pluralité signifiante des objets

Fragiles, les choses ne le sont jamais, et leur présence est un réconfort dans cette « tour de pise de peur », ce « terrain vague » (D, 42) que les êtres mis en scène par Turcotte semblent destinés à habiter. Puisque le « monde est vécu comme donné » et que « l’objet est nécessairement anthropomorphique », si l’on veut bien suivre Jean Baudrillard [2], les choses composent alors un « système » rassurant où elles font preuve d’« une densité propre » et d’une manière de « synthétiser » les oppositions. Plus que des « structures d’ambiance », les objets accumulés et rassemblés favorisent l’impression d’intériorité et de stabilité [3]. Contrairement à son contemporain Roger Des Roches, par exemple, chez qui les objets constituent des points de fuite (« on n’y trouvera pas l’Autre, le Différent, le Consolant [4] », écrit-il en parlant de la poésie dans son recueil intitulé La réalité), Turcotte cherche à traduire le réel comme une force structurante, englobante par la pluralité systématique de ses formes. Cette mise en scène holistique du monde objectal, plurielle et convergente, m’intéressera tout particulièrement dans le cadre de cette étude, car elle permet de saisir la filiation qui lie la textualité du poème et la fonctionnalité répétitive du réel. Une « poétique de la convergence » s’impose dès lors, qui tend à saisir la subjectivité, non pas en retrait ou en rupture du monde matériel, mais dans la globalité d’une présence indivisible au milieu du réel.

Dans cet article, trois visages de cette pluralité signifiante des objets vont m’intéresser particulièrement. Il s’agit d’abord de comprendre la place qu’occupe dans la poésie de Turcotte le lieu du refuge, la chambre, où la narratrice prend la mesure des choses familières qui l’entourent. C’est dans un rapport interprétatif avec les objets (les vêtements notamment), dont la multiplicité est exacerbée par l’intimité du lieu, que le sujet peut naître au récit de sa propre histoire. En second lieu, nous verrons que la poésie est l’acte répété du dénombrement. Ce geste de « prendre compte » des lieux imprime au poème sa forme souvent énumérative et nominale. Enfin, l’inventaire des choses, toujours à recommencer, s’abolit dans la convivialité ambiguë du pronom nous, par lequel, chez Turcotte, un pont peut être jeté vers le lecteur et vers le monde. Du refuge de la chambre à la convergence d’une collectivité pronominale imaginée, l’écriture de Turcotte est marquée par une recherche de la co-extension entre le sujet et son monde, pour que soit repensée sur un mode accueillant la relation antagoniste sur laquelle la naissance de l’énonciation poétique se fonde. Même si l’instance narrative de Navires de guerre ou de La terre est ici, par exemple, évoque souvent son statut d’étrangeté par rapport au monde, la poésie reste à ses yeux le résultat de stratégies de rassemblements, de rapprochements et de médiations au-delà desquelles un « nous » cohésif peut émerger.

Chez Turcotte, comme chez Jacques Brault dont elle retient un goût marqué pour l’ordinaire et le quotidien, le « système des objets » est donc d’abord le gage d’une pluralité libératrice et d’une acuité particulière aux choses. Dans les lieux familiers où le sujet, toujours féminin, évolue au jour le jour, les objets accumulés depuis l’enfance offrent une sorte de présence par le nombre, comme si leur répétition finissait par s’incarner en une plénitude inquiète, une sorte d’« attente couverte de signes » (V, 37), un théâtre à la matérialité rassurante. Le plus souvent, le paysage envahissant des objets renvoie au corps lui-même, dans sa fragile singularité, « chemin (étroit) », écrit par ailleurs Brault, « vers la vérité (si simple) en dessous des certitudes établies [5] ». Les choses révèlent, par leur saturation de l’espace habitable, l’arrogance du corps, seul à vouloir échapper à leur emprise et à leur fraternité.

Cette sérialité du réel, si ordinaire que nous ne la remarquons plus, résiste à toutes les formes du déclin. Sa répétition infinie engendre le récit du sujet. Toujours identiques à elles-mêmes, les choses consolent paradoxalement de l’absence qu’elles ne cessent néanmoins de représenter. Leur sérialité ne conduit pas ici à une expérience du vide, comme le suggérait par ailleurs Baudrillard dans Le système des objets. Au contraire, l’univers poétique, où peuvent être mis en rapport les objets dans leur multiplicité, est l’assurance qu’une plénitude est possible. Leur altérité et leur vacuité sont apprivoisées au jour le jour par une conscience scriptrice, et inféodées au langage. C’est par un regard sur le monde objectal — et non pas objectif ! — qu’une frontière peut enfin être tracée entre le dedans et le dehors.

Néanmoins, dans l’oeuvre poétique de Turcotte la pluralité signifiante des objets familiers n’évacue pas totalement les tensions qui agitent le sujet féminin. En effet, les lambeaux d’une existence antérieure, ponctuée de malentendus et de violence, continuent de structurer l’histoire de la femme et lui imposent le repli et la recherche du réconfort dans la solitude des lieux intimes : la chambre, la cuisine, la salle de bain, le lit. C’est ainsi que, par le poème, le rapport phénoménologique avec les choses se transforme en une véritable histoire des objets personnels, dans laquelle se réverbèrent les fragments d’un récit autobiographique fondamental.

Dans « Naissance du poème », Pierre Emmanuel avait tenté de rendre compte du mécanisme psychique qui régissait cette transformation : « Soudain, à fleur de jour, l’opaque bouge : un verbe insaisissable approche ou fuit, issu de toi, s’y renfonçant, t’entraînant dans la nuit de l’être, Cela [6]. » L’oeuvre poétique d’Élise Turcotte n’épouse pas l’élan mystique, l’« incommensurable » qui motive l’écriture du poète français. Ici, l’intelligibilité du sujet ne naît pas de son extase, mais plutôt de sa foi en la matérialité rassurante de son quotidien propre, de cela qui constitue son décor, sa scène propre. L’existence du cela, hors du sujet et pourtant intimement lié à lui, est chez Turcotte ce qui fait bouger le regard, l’attire vers les choses qui forment avec lui un assemblage rassurant. Une esthétique de la proximité se réinvente ainsi à chaque recueil depuis les premiers écrits en 1980 : « Pour une fois », lit-on dans un fragment de La terre est ici, « la peur ne remplit pas le réel. Ni la forme du rêve. Ni l’image immédiate de la disparition » (T, 65). Fragmenté, et pourtant ligaturé par la quête de la synthèse qui l’anime, le texte poétique est, chez Turcotte, une recherche d’un consensus avec le réel.

Dans la chambre jonchée de vêtements épars

Or, cette quête passe d’abord par l’évocation d’une déchirure initiale dont la poésie doit rendre compte pour ensuite l’apprivoiser par sa scansion répétitive. Enfant, l’énonciatrice avait peur qu’on lui « rentre dedans », et c’est l’angoisse de cette pénétration, de ce viol de l’intériorité, dont le mouvement de « déchiffrage » du poème entend dévoiler les « hiérogyphes » (D, 15-16). L’exercice d’écriture semble être devenu un guet de tous les instants devant les « portes battantes » d’un lieu très familier, « farouchement harmonieux », ouvrant sur la mémoire.

Par sa structure en miroir, infiniment prévisible, la poésie se déploie à l’encontre de cette scène au sens fort où sont représentés les événements, les rencontres et les peurs qui hantent le passé. Il a fallu partir pour arriver à cela, se blottir dans cet entourage porteur d’une rupture et d’une adhésion. Des ombres évanescentes s’offrent à la conscience exacerbée par la solitude : « La lumière se trace, passage d’un personnage sur mon stage nuit, regards, mouvements de la bouche juste infimes ébranlements, ne pas vouloir perdre un certain soir, ne s’explique pas, flash d’une ombre, une certaine douceur peut-être. » (D, 31) Dès lors, du décor encombré du poème — de ce stage nocturne — un sujet parvient à fomenter une certaine « douceur », un faisceau de lumière qui balaie la scène. La référence au théâtre appelle une conscience de la répétition. Il faudra voir comment cette répétition s’articule sur l’expression du passé, comment elle structure la phrase poétique. Pour l’énonciatrice de Dans le delta de la nuit, une scène matérielle est convoquée où le sujet féminin répète jusqu’à la délivrance les rôles qu’il s’est vu attribuer, car, contrairement au comédien, elle sait qu’elle n’a pas d’autre « doublure » (D, 38) et qu’il lui faudra rester en scène, soumise à la matérialité de ce décor, puisqu’il est le principe de sa convocation dans le langage.

Plus tard, dans Le delta de la nuit encore, une référence à Jacques Lacan attire tout à coup l’attention : « je pensais à lacan que je lisais en me rongeant les ongles jusqu’aux coudes de l’imaginaire, écrire c’est aller se faire voir ailleurs. » (D, 44) Or, Jacques Lacan, auquel l’énonciatrice nous dit avoir un jour songé en mode mineur, sans majuscules, offre justement une piste d’interprétation, car on se souviendra que les objets se présentent dans ses Écrits comme des instances irréductibles, associées à la mort. Si le symbole, constate Lacan, « se manifeste d’abord comme meurtre de la chose » et si « cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir [7] », il en ressort que la poésie devrait être d’abord la représentation paradoxale, désespérée même, des choses toujours emportées par la rature du langage. Le poème proposerait donc une médiation entre l’absence et la présence : il serait « l’alternative structurale où la présence et l’absence prennent l’une de l’autre leur appel [8] ».

Cependant, si Turcotte convoque ici « lacan » à la rencontre de son écriture, c’est justement pour renverser l’« imaginaire » nihiliste que sa lecture des objets propose. L’énonciatrice de Dans le delta de la nuit tourne sur le célèbre héritier de Sigmund Freud un regard à la fois intéressé et désinvolte. En effet, le poème s’acharne à démasquer l’apparence conventionnelle des choses et à situer en elles les désirs de convergence et de solidarité qui surgissent là où le désir n’en soupçonne déjà plus l’existence. Pour Turcotte, le texte poétique, en autant qu’il se donne à lire comme une représentation du sujet féminin, regarde alors résolument vers la pluralité réconfortante des choses, car les objets familiers recèlent une curieuse intériorité, une imbrication de la forme tournée sur elle-même, qui découle des modèles de pluralité et de répétition qu’ils nous offrent quotidiennement. Le langage ne « rature » donc nullement l’objet, puisqu’il tend à instaurer avec le monde objectal une relation fraternelle.

La narratrice mise en scène par Turcotte cherche d’abord refuge dans l’espace privilégié de la chambre : « Tout est là : une grande aile veille sur nous. Tout est là dans les larmes, parfois le brouillard, parfois la poussière. » (T, 36) Certains objets familiers reposent dans un désordre rassurant qui impose sa part de simplicité et de laisser-aller aux événements quotidiens. Contre toute attente, dans ce refuge, les choses signifient et semblent lier conversation avec le regard, le détournant de la menace d’extinction qui le traque. Du même coup, cet intérieur exacerbe la conscience du passé et provoque une intense émotion, comme si le paysage inanimé détenait la clé des événements et du sens qui leur serait attribuable. Immobiles, les choses abritent néanmoins au sein du regard les signes du temps. Peut-être ne pourront-elles jamais restituer l’histoire tourmentée du sujet en quête du sens, mais elles en conservent le « mystère » et elles appellent toujours une herméneutique singulière de la présence. C’est là le paradoxe fondamental : que la substance de l’histoire se trouve matériellement encastrée dans la vacuité du décor des objets.

Dans les premiers textes poétiques de Turcotte, la chambre accueille des amants imprécis ; des images de corps voilés, puis dénudés, se profilent dans l’obscurité. Dans le delta de la nuit, recueil important par sa forme narrative discontinue, établit déjà avec force les règles d’interprétation du regard posé sur les objets. Dans la chambre, le corps mouvant s’oppose subtilement à l’intransitivité des objets. Ce corps a laissé sur le plancher et sur les chaises des traces de sa présence et de sa mortalité : « De défaire ses vêtements, lacets de souliers, zip, boutons de chemise. Laisser apparaître petit à petit la peau et on voit mieux le mouvement du corps. Se toucher. S’imaginer comme dans un film, dans l’histoire et le regard de quelqu’un, le sien, ou l’autre ou à travers le petit trou de serrure de la nuit. » (D, 27) Les vêtements resteront dans toute l’oeuvre les signes intermédiaires qui, déjetés, lient le corps aux objets. Jonchant le plancher de la chambre et le lit, ils renvoient au geste initial du dévoilement : une blouse entrouverte, une fermeture éclair, une agrafe suffisent à détourner le regard vers les choses et leur extraordinaire puissance de signification. En ce sens, les vêtements constituent le versant métonymique de la matérialité rassurante du monde observable.

Au début des années 1980, l’écriture d’Élise Turcotte reste entièrement tributaire de ce regard. Rien n’est représentable sans lui, rien ne peut se faire, ni distanciation, ni même proximité. Or, c’est justement dans l’espace de la chambre que la femme, réfugiée d’un monde hostile, est aux aguets, alors qu’elle cherche à « coller » à la matérialité plurielle des choses. Pourquoi le corps menace-t-il le réel impassible de son mouvement, de sa mortalité ? Pourquoi ne se manifeste-t-il pas dans l’éternité apparente du décor objectal ? À tout moment, il semble que la chambre abrite cette possible déconfiture. Dans La voix de Carla, l’espace intime du personnage se referme sur l’obsession de la mort. Encore ici, le corps se dévoile : ce geste maintes fois répété constitue le récit fondamental sur lequel le texte poétique s’appuie. Plus tard, dans La terre est ici, l’espoir de rassembler les « morceaux de vêtements et une voix pour retrouver notre chemin » (T, 69) se fait beaucoup plus tangible. Le paradoxe semble enfin se dénouer : « nus et apparents comme une roche au sommet de la mesa » (T, 71), des êtres réconciliés habitent la communauté adverbiale de l’ici. Jamais, même dans sa forme, le poème n’aura pu rompre avec son origine dans l’événement narratif du dévoilement : « Moins qu’un geste, un seul corps parlant sans mystère. Quelque chose qui bâille dans le récit comme une chemise. Pas d’exactitude, non, mais la pensée, le chant tout près des ruines. » (V, 22) Et pourtant, jamais le regard n’a été si radicalement inspiré par le guet. En effet, l’intimité de la chambre convoque l’observatrice à faire retour sur cette ouverture qui l’a dénudée et fragilisée et qu’elle conçoit comme un récit originel.

Publié en 1984, Navires de guerre est, dans le corpus étudié, un véritable condensé des structures et des espaces qui façonnent la poésie de Turcotte. Dans cette oeuvre d’une rare cohérence, tous les éléments du récit fondamental cherchent à trouver refuge dans le langage. Le passé violent de la narratrice affleure parmi les objets familiers. Encore une fois, les vêtements délimitent le décor d’une scène qu’elle cherche alors à faire revivre comme en un théâtre de la répétition. D’entrée de jeu, les phrases impersonnelles martèlent la fatalité évidente de cette histoire :

Quelque chose rôdait, entamait sa propre venue. Signes aveugles, suspendus aux rideaux. Cette histoire qui m’avait prise toute entière ; je ne cessais de vouloir retracer ce qui s’y manquait maintenant, figures et vertige comme seules pensées, ce qui s’effaçait dans ma voix. Une parenthèse d’ombres, volontaire et passionnée, qui n’est pas l’oubli mais le travail de l’oubli dans la mémoire.

N, 10

C’est que la phrase est à « ce qui s’y manquait » ce que le vêtement est au corps. La femme cherche à s’y blottir, dans cette scène pronominale d’un « y » en étrange position syntaxique. Ce pronom monographique a justement la forme d’une robe à encolure : c’est lui que l’espace de la chambre convoque, lieu minimal de la référence : « Je voulais une robe différente pour chaque phrase nouvelle. » (N, 15) Dans Navires de guerre, une scène outrageante est à revivre dans la répétition rendue possible par le poème.

L’écriture de Turcotte puise donc encore au vocabulaire et surtout au grand récit de la psychanalyse freudienne (et sans doute lacanienne). Cela se joue dans l’éclairage de la page, alors que la succession des verbes pronominaux confirme la fatalité des événements et leur radicale universalité :

Cela pourrait être n’importe qui pourvu qu’il y ait une chambre avec des personnages présents et absents, une chambre où je verrais se dresser ce que j’imaginais de son sexe, des phrases brûlantes, indistinctes, la vitrine lisse de cet après-midi lorsque je dormais sur la rue, mes rendez-vous avec les pierres tombales de l’histoire…

N, 17

Cette femme violentée est la seule à tenter de se concevoir dans sa singularité et sa responsabilité de sujet, sous la protection de l’univers objectal. Tout le reste s’impose à elle comme un récit anonyme, dépourvu d’imputabilité, et néanmoins porteur d’une insoutenable intrusion et d’une violence consacrée.

Puis, dans plusieurs fragments de Navires de guerre, nous apprendrons que le territoire de la chambre abrite le souvenir du père, tenant sa petite fille par la main. Elle portait ce jour-là « une robe rouge éclatante », au moment où elle signe « de sa main droite son nom sur son petit livre de bord » (N, 44). La figure paternelle s’impose alors comme instance médiatrice entre la présence et l’absence ; elle est une pure apparition que permet la phrase du poème. Le départ du père entraîne à l’inverse la solitude éperdue de la fille, à jamais « petite » au milieu des vêtements épars et des menaces imprécises : « Elle, la petite, tombait sur le chemin de vitres éclatées. Son père ne lui tenait plus la main mais parlait de fuite. Elle retardait ses sanglots dans une chambre d’amour. De chambre en chambre et de passages interdits. Sa valise était pleine de vêtements pour tout enlever. » (N, 45) L’admirable cohérence symbolique des divers fragments de Navires de guerre fait de cette oeuvre une véritable scène centrale autour de laquelle pivote l’entreprise poétique tout entière.

La scène psychanalytique convoque donc avec force les images de ce lieu ultime qu’est « la chambre d’écriture ». C’est vers ce lieu de la responsabilité que s’acheminait autrefois la figure initiatique du père, avant qu’elle ne soit ravie à jamais. Tout le programme poétique de Turcotte semble converger vers ce geste d’accompagnement et d’évanouissement du sens : « Son père lui tenait la main et elle ne voyait pas le chemin qu’elle allait parcourir jusqu’à la chambre d’écriture où elle recomposerait son rêve tenace sur les débris de la guerre, de l’amour, occupant sa pensée dans l’ombre de l’autre et du doute. » (N, 44) Par la plus grande des déchirures, la poésie renvoie ainsi à cette main tenue par le père et éventuellement à la « chambre d’écriture » qu’elle signale, les « débris » qu’elle contient. La scène se donne à voir sans cesse, à la fois fantasme, théâtre, photographie et cinéma : elle fait naître des « scénarios infinis » (N, 35), une conscience aiguë, excessive, du provisoire.

Le dénombrement imaginaire

Par le biais de la répétition, entendue comme projection psychique et comme forme du poème, les éléments du passé reviennent à la surface. Chez Turcotte, le récit mémoriel reste allusif, dans la mesure où il se manifeste là où on s’y attendrait le moins. C’est que l’histoire du sujet précède en quelque sorte sa naissance au langage, sa seule véritable origine. Tout était là d’emblée, au commencement des procédures de répétition, dans une « chambre blanche » que les autres lieux de refuge tenteront en vain de reproduire. Ce texte premier n’a pas eu de stance propre. Son existence n’est que conjecturale et reste toujours une forme de l’oubli. Dans les fragments poétiques de Navires de guerre, Turcotte tisse encore à maintes reprises les liens étroits entre le récit inaugural et la perte : « Sans langage. Un désir exempt de tout. Brutalement. L’oubli que l’histoire aurait toujours déjà eu lieu même avant qu’il en soit dit quelque chose. » (N, 23) Plus loin, le couple originel laisse sur le lit abandonné les marques rouges de la souillure. Voilà sans doute le premier signe de l’écriture. Cela deviendra d’une criante nécessité, puisqu’il faudra colmater la brèche et réunir le regard à son objet. Un personnage à la troisième personne, une femme certainement, surgit de cet espace de médiation, met en jeu la répétition : « Elle m’observe, dans une douce ignorance, pour voir ce qu’il me reste d’elle, ce qui d’elle a commandé le vertige. » (N, 38) Le devoir de l’écrivain est de transformer la souillure « jusqu’à ce que cela [qu’elle savait] d’une manière inattendue recommence à parler dans le présent d’une heure visible, abondante, différente » (N, 59). Au-delà de toute intelligibilité, le pronom indéfini — cela — est « ce qui s’attend dans l’attente », ce qui rend possible la frontière au coeur du sujet et sa suture.

Pour comprendre les effets de convergence qui nourrissent la poésie d’Élise Turcotte, reprenons brièvement, avant de conclure, ces « motifs itinérants » (N, 55). Au sein de la parole toujours recommencée, l’effet dédoublant du miroir ouvre sur un dénombrement sans fin. Une pluralité indistincte habite les parages de l’écriture. Il faudra en faire le compte. Les signes du pluriel abondaient déjà dans les premiers recueils où les mots « plusieurs », « nombreux », « tant », « mille » ponctuaient les approches du récit allusif. Ils seront de plus en plus envahissants dans les oeuvres subséquentes.

Dans La voix de Carla, les trois fragments intitulés « La répétition » précèdent nécessairement « Le roman de Carla » et la description des objets qui encombrent sa chambre. Encore une fois, une femme, à bout de souffle, entre et cherche le réconfort dans cette chambre où elle reconnaît peu à peu, dans la pénombre, les objets familiers. À l’extérieur, un danger ou un chagrin l’obsède, que le poème n’élucide jamais. La chambre englobe l’ensemble de son activité mentale. Sur le miroir et sur les murs, des images qu’il faudra décrire se multiplient : « Dans une chambre, il y a le portrait d’une petite maison en ruines. C’est comme une attente avec des accents de bonheur au coin des lèvres. Les heures perdues. L’air. La vision partout. » (V, 44) On aperçoit les choses éparpillées sur le plancher, comme si cette femme effrayée avait dû quitter les lieux en vitesse sans avoir eu le temps de les ranger. Alors que la chambre est pour elle le lieu de l’approximation du réel, les mots qu’elle utilise pour se mettre en scène versent dans l’inventaire, dans le dénombrement. Le poème compte ce qui se donne à voir dans l’obscurité sémantique de la mémoire.

Dans de nombreux fragments textuels, l’accumulation des phrases nominales évoque la discontinuité des objets que le corps a délaissés. Les éléments répétés confèrent au texte une impression de transparence fébrile où se reproduit l’intensité structurante du regard. De toutes les « scènes » mémorielles qui surgissent dans la conscience de l’observatrice, celles du dénombrement restent les plus riches sur le plan de l’écriture. Les formes énumératives de cette prose hachurée nous surprendraient beaucoup moins si elles observaient la verticalité conventionnelle du texte poétique moderne. Cependant, Turcotte opte pour la continuité narrative du paragraphe en prose qui se présente alors comme un « cahier de descriptions », semblable à celui que rédige l’énonciatrice de La voix de Carla.

Le récit est dès lors, par son passage obligé en poésie, un inventaire toujours à refaire. Le regard s’y donne pour tâche de saisir dans la plus grande sobriété la pluralité symbolique du réel observable. À ce titre, les expressions « il y a », « c’est » et leurs variantes grammaticales, très abondantes dans chacun des recueils étudiés, rendent directement compte de cette préoccupation fondamentale. Processus de consignation de la mémoire, l’écriture se doit de préserver la structure de l’inventaire, car elle ne veut jamais obscurcir ce qu’elle tient pour son objet. La poésie « gravite autour d’espaces vacants » (N, 46) et son objectif, tâche impossible, est justement de capter les émanations du présent, cherchant « le code d’une blessure cicatrisée depuis toujours » (N, 48).

Curieusement, le regard note aussi les bruits. L’objet est alors élevé au rang ontologique de la présence pure ; en lui l’altérité matérielle se transmue en une intériorité supposée :

Le mystère est debout devant la porte. On s’essuie les pieds, on dépose les paquets trop lourds sur la table. On se souvient d’avoir grandi, de la musique à tous les niveaux. Des voix où il n’y a pas de nom, pas d’arrêt. Des larmes sans figures et des mathématiques. On pense à devenir étranger. Et voilà qu’on est étranger.

V, 88

Ainsi, l’énumération est une première forme de l’inventaire destiné à contrer une extériorité menaçante, entachée par la violence et le harcèlement de l’amour : « Les mouvements. Le fer chaud glissant sur la robe. L’eau pour les plantes. Les livres et les disques à classer. Bruit léger de la pensée. Mobile. Profonde. » (V, 20) Dans La voix de Carla, le récit se déroule donc in camera, alors que la chambre photographique, l’empreinte cinématographique et le lieu même de la retraite se confondent en une seule scène où se joue et se rejoue le théâtre mémoriel du sujet : « Une autre voix. Reconnue. Étrangère. » (D, 51) À mesure que se donne à voir ce spectacle, la délégation du sujet est de plus en plus travaillée par l’innombrable. Les textes poétiques de Turcotte sont alors soutenus par l’espoir d’une sorte de convergence holistique qui réunirait le sujet féminin et son « monde », mettant fin à la rupture « lacanienne » entre le regard et son objet.

Effets de convergence

Dès les premières pages de La terre est ici, recueil paru en 1989, le récit fragmenté s’ouvre encore — mais pour un temps seulement — sur la chambre où l’énonciatrice effectue l’inventaire des objets qui l’entourent : « [J]e compte les objets pour voir si ma mort a déjà commencé. » (T, 16) Comment doit-on faire le total des objets épars ? Dans « Fonction et champ de la parole et du langage », Lacan s’était interrogé sur la pluralité emblématique du sujet : « Car comment pourrait-il faire de son être l’axe de tant de vies, celui qui ne saurait rien de la dialectique qui l’engage avec ces vies dans un mouvement symbolique [9] ? » Dans La terre est ici, les signes du dénombrement sont omniprésents. Un personnage avance lentement au milieu des maisons. S’agit-il d’une femme ? Nous ne pouvons plus le savoir, car ce personnage se dissimule désormais sous la convergence inquiète du pronom « nous » : « Nous sommes la plaine, le détroit, les falaises. Nous sommes l’après-midi lent entre la ville et le fleuve. Maisons de briques rouges, nous marchons. » (T, 76) Dans cette procession des sujets rassemblés au-delà de leur solitude inititiale, les signes de la pluralité marquent pratiquement tous les mots. C’est par leur médiation que « nous » pouvons retrouver « les souvenirs que nous cachons dans nos vêtements trop grands » (T, 77). « En attendant que notre histoire fasse signe » (T, 69), le langage aura permis l’émergence d’une nouvelle communauté pronominale, sanctionnée par l’amitié.

Dans cette dernière oeuvre étudiée où une éthique des rapports humains prend le pas sur l’énoncé poétique, le pronom « nous » préside entièrement au discours, sa préséance se confirmant à mesure que les phrases à la première personne du singulier cèdent la place à la collectivité pronominale. Si les premiers recueils de Turcotte mettaient en jeu le regard d’un sujet individuel sur le déploiement du paysage objectal, une recherche de la convivialité traverse donc les oeuvres plus tardives. En fin de compte, « quand tout est bien séparé, les choses, les personnes » (T, 56), un certain ordre symbolique peut imposer sa fragile présence et s’adosser à l’angoisse : « Nous examinons la peur parce qu’elle fait partie du désordre. Même bruit. Mêmes matières venues à notre rencontre. » (T, 41)

L’écriture de Turcotte fait graduellement appel à de subtils effets de convergence, car le pluriel des objets et le « nous » rassembleur n’est plus ici le signe d’une dispersion. Peut-être la poésie rend-elle possible la cohésion entre le regard et son objet. Peut-être le sujet féminin arrivera-t-il à coïncider avec son décor objectal. Dans La terre est ici, recueil aux fragments numérotés, les objets dénombrés imposent leur pouvoir et révèlent leur histoire commune. Il y a en cela une appartenance, une garantie d’unité et de cohérence. Certes, à certains moments, l’angoisse des premiers textes refait surface ; alors, « la peur de mourir ne nous quitte pas » (T, 100) ; mais, en d’autres circonstances, plus sereines, un espoir surgit de la convergence symbolique du poème : « Quelqu’un pourrait l’aimer. Juste avant de fermer l’oeil, un homme pourrait l’aimer et placer chaque chose derrière elle. Ce serait sa vie, le monde et les arbres. Juste avant de fermer l’oeil, la neige tomberait et parviendrait toujours jusqu’à l’âme. » (T, 101) Une utopie de l’indéfini envelopperait alors le sujet féminin et organiserait les choses autour d’« elle ». Dès lors qu’une communauté imaginaire, un « nous » incarné dans l’ici du discours, saurait prendre en charge les fragments dispersés de son passé, le personnage féminin mis en scène par Turcotte dans l’ensemble des quatre recueils étudiés ne chercherait plus à se protéger de la mort, car « elle » saurait hors de tout doute que le paradoxe de sa présence reste à jamais inscrit dans l’ici « scintillant » du livre, dans l’encombrement de ses pages, de sa matérialité réappropriée. L’instance narrative reporterait sur un mode positif la pluralité qui structure son identité. Dénombré et consigné, le décor objectal serait enfin soutiré à la violente mémoire du passé et restitué à sa fonctionnalité rassurante.