Chroniques : Recherche

Ma langue à toi[Notice]

  • David Décarie

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  • David Décarie
    Université de Moncton

De tous les objets qui composaient le monde de mon enfance, le téléphone était le seul qui ne nous appartenait pas. Cette location, bien plus que sa sonnerie ou la voix de mon père qui en sortait quelquefois, l’entourait d’un mystérieux aura. Je l’observais avec une curiosité mêlée de crainte : l’extérieur, par lui, pénétrait au sein même de notre maison. L’article défini accolé au mot dictionnaire (« le » dictionnaire) est porteur d’une semblable antinomie : il connote à la fois la familiarité de l’objet et le respect un peu puéril, scolaire, dû à une tradition et à une norme forcément extérieures. Le dictionnaire serait ainsi une métonymie de ce que Sylvie Pierron a appelé « ma langue à toi  ». On peut acheter un dictionnaire, mais pas son contenu. Le dictionnaire est, de plus, de ce côté de l’Atlantique, doublement étranger. L’enfant que j’étais était d’ailleurs tout aussi fasciné par le dictionnaire. Voisin du café froid et des piles de dossiers, le dictionnaire de l’adulte est un prince déchu. Il suffit toutefois de l’ouvrir au hasard, d’y plonger le regard — « épisome », « latanier », « lipase », « recors » — pour retrouver le dictionnaire de son enfance qui n’était pas un livre, mais le monde, saisi dans son extraordinaire foisonnement, dans son inépuisable richesse. N’est-ce pas cet enchantement perdu qu’a cherché à retrouver Rober Racine en élaborant son démesuré « Terrain du dictionnaire A/Z » (l’artiste a découpé les mots du dictionnaire, les a collés sur de petits cartons puis disposés verticalement sur le sol, créant ainsi un étonnant jardin de mots) ? C’est par une description des oeuvres « lexicomane[s] » (8) de Rober Racine que s’ouvre le collectif dirigé par Gerardo Acerenza, Dictionnaires français et littératures québécoise et canadienne-française. Il ne faut pas hésiter à franchir l’obstacle que constitue le paratexte du livre (titre peu engageant, couverture à l’avenant, introduction sommaire ressemblant à un appel de colloque), car, bien qu’il n’ait ni l’ambition ni la ferveur amoureuse de Rober Racine pour son sujet, ce collectif réussit à peindre la relation tumultueuse entre la littérature et le dictionnaire. Les meilleurs textes sont en effet ceux qui rendent compte de la fascination et du malaise provoqués par le dictionnaire. La fascination est liée à l’enfance et au récit d’apprentissage. La buse et l’araignée (1988), le roman de Jean-Yves Soucy étudié par Jacqueline Chammas (« Le dictionnaire, vade-mecum vers l’inceste ») décrit l’envoûtement maléfique d’une fillette, Sophie, par le dictionnaire. Le récit d’apprentissage, le titre de Chammas en témoigne, est parodié par Soucy dont l’héroïne utilise le dictionnaire pour s’encrapuler : « Les mots du sexe, éjaculation, sodomie, fellation, cunnilingus, fornication, je les connais, et ceux qui me manquaient, je les ai débusqués dans le dictionnaire . » Le dictionnaire donne d’ailleurs la clef du titre de Soucy : « On appelle buse une personne sotte et ignorante. C’est injuste pour ces oiseaux qui sont intelligents, rusés et, en plus, d’une grande beauté . » Chammas montre l’importance de cette double définition qui rend compte des rapports dangereux du savoir et de l’immaturité : « Forte de ses encyclopédies et de ses dictionnaires dont elle tire sa fierté — mais en même temps sa damnation —, Sophie est passée à côté de cet état d’équilibre qui lui aurait assuré l’amour de sa mère et l’ouverture au monde. » (63) Les dangers d’un savoir puéril se retrouvent également au centre des deux autres récits d’apprentissage analysés dans ce collectif : Emmanuelle Sauvage montre que la lecture transforme la jeune héroïne du roman La petite fille …

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