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Le présent article a pour point de départ un incident relativement mineur. Au printemps 2008, le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) de l’Université de Montréal présentait une demande de subvention au Conseil des Arts du Canada en vue d’accueillir l’auteure acadienne France Daigle à titre d’écrivaine en résidence pour l’année universitaire 2008-2009 [2]. Tant parce qu’elle indique une évolution dans les rapports de l’institution littéraire québécoise avec les littératures franco-canadiennes situées à ses frontières que par ce qu’elle est susceptible de nous apprendre sur les modalités d’intégration d’une écrivaine acadienne au sein de cette institution, l’invitation faite par le CRILCQ à France Daigle mérite l’intérêt. Il s’agissait d’un geste d’ouverture, inédit de la part d’une institution littéraire qui, depuis les années 1960, s’est construite en tant qu’axe central de la culture littéraire francophone en Amérique du Nord tout en s’intéressant peu aux écrivains franco-canadiens à l’extérieur de ses frontières, sinon pour se les approprier [3]. Or, le Conseil des Arts n’a pas octroyé au CRILCQ la subvention demandée. Nous souhaitons, dans les pages qui suivent, offrir une lecture critique de l’incident, en prenant en considération, d’une part, les rapports complexes qu’entretiennent entre elles les littératures du Québec et de l’Acadie et, d’autre part, le rôle de juge et partie joué par l’organisme fédéral.

Notre analyse s’inspire des travaux de Barbara Godard sur l’institution littéraire, et en particulier sur les rapports institutionnels entre littératures québécoise et canadienne-anglaise. Godard, en effet, était l’une des rares canadianistes à non seulement bien connaître la littérature québécoise, mais aussi à l’inclure dans ses écrits sur la littérature canadienne, sans nier la relative autonomie de l’institution littéraire québécoise et en tenant compte du discours critique émanant de cette institution. Dans son article « A Literature in the Making: Rewriting and the Dynamism of the Cultural Field [4] », Godard met en lumière les mécanismes permettant aux lettres (anglo-) canadiennes d’importer et de consacrer les oeuvres traduites d’écrivains québécois. S’intéressant particulièrement aux écrivaines — Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais, Anne Hébert… —, elle se penche sur la part subversive de leur écriture qui se perd en traduction quand cette écriture, arrachée à son milieu d’origine, est mise à contribution dans la constitution d’un récit national canadien. Pour Godard, la critique avait partie liée avec le développement de relations éthiques. En ce qui concerne le Canada et le Québec, l’analyse féministe du champ littéraire à laquelle elle s’adonnait — une analyse « de terrain » — invitait les chercheurs à tenir compte des « differences between two habituses, between those contexts of everyday life where power exerts itself [5] ».

Notre article soulève des questions semblables à celles qui sont abordées dans « A Literature in the Making ». Toutefois, il ne s’agit pas de calquer les rapports que nous souhaitons analyser entre l’Acadie et le Québec sur les rapports entre le Québec et le Canada étudiés par Godard. Au contraire, nous souhaitons faire valoir l’écart existant entre les deux types de rapports, de même que leur enchâssement. Tandis que l’engagement de Godard à l’endroit du discours littéraire et critique québécois était considérable, elle a peu publié sur les littératures franco-canadiennes hors Québec [6]. Elle a prêté peu d’attention aux conséquences de la territorialisation de la littérature québécoise sur les francophones des autres provinces canadiennes ou sur les écrivains anglophones du Québec [7]. En ce sens, notre interprétation des pratiques textuelles et des rapports institutionnels à la croisée des littératures québécoise et acadienne (elles-mêmes partiellement régies par un système pancanadien de subvention aux arts) s’écarte de la cartographie tracée par Godard. Ce que notre démarche retient du travail de Godard est son attention aux rapports de pouvoir, tant dans leur violence symbolique que dans leurs effets concrets sur le fonctionnement des institutions (les actions qui peuvent y être accomplies, les discours qui peuvent y circuler, la réception de ces gestes et de ces discours à l’intérieur du cadre interprétatif qu’elles établissent). Notre démarche partage également la conception qu’avait Godard du champ culturel comme un terrain stratifié, tendu, aux délimitations contestées de l’intérieur comme de l’extérieur. Et elle lui emprunte son refus des récits totalisants et homogénéisants pour en rendre compte. Bref, l’intérêt de Godard pour les « (op)positions taken within a complex terrain [8] » nous sert ici de guide.

Notre examen de la demande faite par le CRILCQ en vue d’inviter Daigle à l’Université de Montréal nous porte à croire que des effets d’appropriation semblables à ceux que Godard a décelés au sein des lettres canadiennes existent dans le traitement que l’institution littéraire québécoise réserve à la littérature acadienne. L’évaluation de Godard selon laquelle « the partial inclusion of Quebec literary works within the field of English-Canadian cultural production decontextualizes and refracts them [9] » nous semble s’appliquer à l’inclusion partielle d’oeuvres littéraires acadiennes parmi la production culturelle québécoise. De la même façon, il nous paraît fructueux de déplacer vers le Québec l’intérêt de Godard pour les points de dissension existant à l’intérieur de l’agrégat flottant que représente le champ culturel canadien. Bien entendu, de telles comparaisons n’ont de valeur que si elles prennent en considération la relation de pouvoir asymétrique entre les lettres québécoises et canadiennes qui préoccupait Godard. Car, on le verra, la relation entre les lettres acadiennes et québécoises sur laquelle nous nous attarderons est imbriquée dans celle qui existe entre les lettres québécoises et canadiennes. À notre avis, s’il est possible d’étudier les rapports entre les littératures de l’Acadie et du Québec en fonction de ceux qu’entretient chacune d’elles à la littérature canadienne, c’est à la condition de prendre d’abord en compte la spécificité de leurs interactions mutuelles.

Dans les pages qui suivent, nous tâcherons de mettre au jour certaines manifestations de ces divers rapports de pouvoir, de même que la manière dont ils sont imbriqués les uns dans les autres. Il s’agira de voir comment l’interaction de facettes multiples (objectifs des institutions, intérêts personnels, thèmes et esthétiques littéraires) a pu avoir pour résultat de désavantager aussi bien France Daigle que le CRILCQ. À la suite de Godard, nous nous demanderons quelles « (op)positions [ont été] prises » en ce qui concerne la demande de subvention du CRILCQ et son rejet par le Conseil des Arts du Canada. Le portrait que nous offrons est à bien des égards anecdotique ; notre objectif, ici, n’est pas de faire une analyse systémique des institutions en cause. Nous souhaitons plutôt, à la manière de Godard, faire ressortir le caractère nécessairement partiel (voire biaisé) des récits dont les (op)positions qui nous intéressent sont tributaires, et faire valoir que, même dans leur partialité, ces récits ont des effets de réfraction d’une portée considérable.

(Inter)positions fédérales

C’est en juin 2008 que le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises de l’Université de Montréal apprenait que sa demande de subvention au Conseil des Arts du Canada pour faire de France Daigle, auteure du Nouveau-Brunswick, son écrivaine en résidence avait été rejetée. Interrogée sur les raisons qui motivaient cette décision, l’agente de programme du Conseil a expliqué que le CRILCQ n’avait pas réussi à justifier le rôle que pouvait jouer une écrivaine acadienne dans un centre de recherche voué à la littérature et à la culture québécoises. L’équipe du CRILCQ a été étonnée tant par la décision que par cette explication, puisqu’elle avait fourni la même quantité de détails sur sa collaboration avec France Daigle que pour ses demandes précédentes, visant des écrivains établis au Québec. Il est possible que la fonctionnaire du Conseil des Arts se soit servie de cette explication dans le but de justifier une décision dont la motivation principale était le manque de fonds ; ou que le CRILCQ ait été cette année-là en lice avec des groupes ayant préparé des demandes plus convaincantes ; ou encore que le Conseil des Arts ait souhaité donner la priorité à des institutions n’ayant pas bénéficié d’un financement aussi généreux que le CRILCQ par le passé. Comme le Conseil ne fournit pas de rapport écrit sur ses décisions, la seule information à notre disposition est celle qui a été donnée au CRILCQ par l’agente de programme. Or, pour justifier la décision du Conseil, c’est sur le rôle et la pertinence que pouvait avoir une écrivaine acadienne dans un centre d’études québécoises que l’agente a choisi de s’attarder. Dans un contexte où peu d’informations sont disponibles, il ne s’agit pas de porter un jugement sur le Conseil des Arts du Canada ni sur le CRILCQ, mais plutôt d’explorer les perspectives critiques que l’incident permet d’entrevoir. Le défi d’un exercice de ce genre repose sur la multiplicité des positions depuis lesquelles il est possible de lire les rapports entre institutions littéraires, de même que sur les contradictions qui structurent ces rapports.

Le cas qui nous occupe gagne aussi en intérêt du fait de l’identité des joueurs qui y participent : un jury fédéral, un centre de recherche québécois et une écrivaine acadienne, tous d’expression française. L’origine acadienne de l’écrivaine transforme le conflit traditionnel entre le Canada et le Québec à partir duquel on pourrait être porté à analyser la décision du Conseil des Arts. L’invitation lancée à France Daigle par le CRILCQ exigeait l’approbation du gouvernement fédéral. Or celui-ci motive son refus en affirmant que le CRILCQ (qui appartient à l’institution littéraire québécoise) n’a pas accordé suffisamment d’importance à l’appartenance de Daigle au champ littéraire acadien. En insistant sur la spécificité de l’appartenance acadienne de Daigle et sur la nécessité d’expliquer la pertinence de sa présence dans un centre d’études québécoises, le Conseil des Arts du Canada cherchait-il à faire respecter la définition nationale et territoriale sur laquelle l’institution littéraire québécoise a fondé sa modernité ? Si tel est le cas, le Conseil des Arts n’est-il pas en décalage par rapport à l’évolution de cette institution ? Le CRILCQ, ici, donnait l’exemple d’un centre de recherche travaillant à exercer une pression sur la définition consacrée de la littérature québécoise. En phase avec le « décentrement » généralisé qui caractérise cette littérature depuis les années 1980 [10], il s’éloignait des questions d’identité et de territorialité pour explorer les liens entre écrivains francophones par-delà les frontières du Québec. On peut donc lire dans le geste du CRILCQ une volonté de tendre l’oreille vers les marges du champ littéraire québécois — même si ce parti pris n’est pas explicité dans la demande de subvention. Incidemment, le geste que souhaitait faire le CRILCQ va dans le sens des objectifs du Programme d’aide aux résidences d’écrivains du Conseil des Arts. En effet, selon ce qu’on peut en lire sur le site Internet du Conseil des Arts du Canada, ce programme encourage « les résidences auxquelles participe un écrivain provenant d’une autre ville [canadienne] que celle de l’organisme d’accueil [11] ». Quel intérêt une institution fédérale comme le Conseil des Arts aurait-elle à défendre la frontière entre le Canada français et le Québec ? Et que se passe-t-il lorsque cette frontière gagne en porosité, par exemple quand une institution québécoise accueille une écrivaine acadienne ou quand une écrivaine acadienne publie son oeuvre au Québec et y trouve un lectorat ? Plusieurs écrivains acadiens ont déploré publiquement la perception, qui a longtemps dominé l’horizon québécois, de la littérature acadienne comme étant une littérature principalement folklorique. Ils ont dénoncé ce qu’ils percevaient comme la sempiternelle ignorance des Québécois quant au caractère fortement urbain d’un pan important de la littérature acadienne, et se sont plaints de la nécessité pour les écrivains acadiens de s’établir au Québec afin d’être reconnus par l’institution littéraire québécoise. Ce mécontentement, ils l’ont exprimé à l’occasion d’entretiens, de même que dans leurs essais et leurs oeuvres de fiction. Herménégilde Chiasson, par exemple, reproche au Québec sa « vision anthropologique » de l’Acadie, vision véhiculée par des écrivains ayant depuis longtemps quitté leur région natale et où un Acadien « ne peut être vu que sur un quai, s’exprimer dans une parlure pittoresque, réparer des filets et, si possible, quoique ce n’est pas une exigence, fumer la pipe [12] ». De même, Gérald Leblanc, dans son roman Moncton mantra, dépeint une dispute qui a lieu à Montréal entre son narrateur et une « brute nationaliste en chemise de bûcheron » qui lui déclare : « L’Acadie, ça existe pu. C’est du folklore. C’est fini, bonhomme [13] ! » C’est dire à quel point l’invitation faite par le CRILCQ à Daigle — une écrivaine habitant à Moncton et dont les textes décrivent une Acadie résolument contemporaine et urbaine — est chargée d’enjeux ; et à quel point il est crucial de saisir les bases selon lesquelles le Conseil des Arts du Canada a jugé bon de ne pas cautionner (et dès lors d’interrompre) le geste d’ouverture posé par le CRILCQ, ainsi que d’évaluer les retombées de sa décision. Concrètement et à court terme, le CRILCQ et Daigle ont tous deux souffert de cette décision. Daigle en particulier, puisqu’elle avait pris des dispositions concrètes pour déménager temporairement à Montréal. Au regard des commentaires de l’agente de programme, l’équipe du CRILCQ jugeait que le Conseil des Arts du Canada lui avait imposé une définition de l’extérieur plutôt que de permettre au Centre de se définir lui-même. Il lui avait infligé sa propre idée de ce qui constitue la culture québécoise, au lieu de lui permettre d’explorer ses frontières. Les membres de l’équipe étaient extrêmement contrariés. L’expérience équivalait pour eux à un rappel que la littérature québécoise, même si elle jouit d’un statut autonome par rapport à la littérature canadienne sur les plans de l’enseignement et de la critique, relève encore de cette dernière (et doit se conformer aux catégories qu’elle impose) lorsqu’il s’agit d’obtenir des subventions [14].

Afin d’évaluer l’(inter)position du Conseil des Arts du Canada entre le CRILCQ et France Daigle, il est nécessaire de tenir compte du processus décisionnel en cause. Selon le site Internet du Conseil, les décisions de cet organisme reposent sur les recommandations de jurys formés d’« artistes qui ont une pratique active et autres professionnels du domaine des arts [15] ». Il s’agit, le titre du document l’indique, d’une évaluation par les pairs. Particulièrement significatif pour notre propos : les demandes présentées en langue française sont évaluées par un jury francophone, lequel est composé, conformément aux lignes directrices du Conseil, de francophones issus à la fois de communautés minoritaires et majoritaires [16]. D’un côté, le Conseil n’accorde pas à la littérature québécoise de statut spécial, puisque son système trace une ligne de démarcation entre le Canada anglais et le Canada français plutôt qu’entre le Canada et le Québec. De l’autre, les membres francophones des jurys du Conseil sont surtout recrutés au Québec. Les Québécois formant la majorité du jury, leur point de vue a collectivement plus de poids que celui des francophones en provenance d’ailleurs au pays [17]. Étant donné l’hétérogénéité des jurys et le fait que leur composition varie d’une année à l’autre, la décision du Conseil des Arts du Canada ne saurait être perçue comme relevant d’une idéologie singulière, représentative d’un organisme fédéral monolithique. En réalité, la manière dont les jurys du Conseil des Arts sont constitués ne fait qu’accentuer les perspectives multiples et contradictoires en cause dans l’incident qui nous intéresse. En de telles circonstances, il est aisé d’imaginer divers membres du jury cherchant à renforcer la frontière entre les littératures acadienne et québécoise et d’autres voulant la rendre plus poreuse, avec, pour chacune de ces positions, plusieurs types de motivations.

Il est aussi possible que la décision rendue par le jury n’ait rien eu à voir avec le point de vue de ses membres sur les rapports entre les deux littératures. Ou que la justification offerte au CRILCQ par l’agente d’information du Conseil ne reflète pas le consensus auquel sont arrivés les membres du jury. Les raisons à l’origine de la décision du jury du Conseil des Arts du Canada en ce qui concerne la résidence de France Daigle au CRILCQ sont confidentielles. Bien que nous ayons à présent accès à la liste des membres du jury (le Conseil des Arts du Canada publie le nom des gagnants une fois la résidence terminée et ceux des membres du jury l’année suivante), nous n’avons pas l’intention de communiquer avec eux ni de tirer des conclusions fondées sur la constitution du jury. Notre argument ici ne repose pas sur l’identité des individus ayant participé au processus, mais sur les rapports institutionnels exposés par l’invitation lancée à Daigle et par le refus du Conseil des Arts du Canada de financer la demande du CRILCQ.

Les rapports Québec-Acadie

La décision du Conseil incite à réfléchir au rapport que le CRILCQ entretient avec France Daigle. Dans sa demande, le Centre fait montre d’un intérêt envers les écrits de Daigle pour le théâtre et le cinéma autant qu’envers ses romans. Il présente Daigle comme une écrivaine préoccupée par des questions philosophiques et conceptuelles liées à la langue et à l’écriture, et prévoit sa présence tant dans des séminaires de recherche que dans des ateliers d’écriture. Exception faite du contenu d’une notice biographique, la demande ne spécifie pas que Daigle est acadienne — identité que l’écrivaine, tout en la complexifiant dans ses écrits, assume entièrement. Autrement dit, le CRILCQ présente Daigle de la même façon qu’il l’aurait fait pour un écrivain québécois. On trouve dans la demande de subvention quelques indices révélant que Daigle n’habite pas au Québec : l’utilisation, par exemple, de la catégorie « écrivains francophones » au lieu de celle d’« écrivains québécois » et la référence à l’emploi qu’occupe Daigle comme journaliste à « Radio-Canada, région Atlantique ». Mais ces repères culturels et géographiques ne sont pas mis en contexte et ne font pas l’objet d’explications.

En choisissant Daigle parmi d’autres écrivains acadiens possibles, le CRILCQ optait pour une écrivaine de renommée et de métier, mais aussi pour quelqu’un dont il était possible de minimiser l’origine et le lieu de résidence. En effet, France Daigle a entamé sa carrière d’écrivaine en s’intéressant surtout à des questions de forme [18]. Elle appartient à une génération d’écrivaines qui ont pris leurs distances par rapport à la poésie néonationaliste de leurs contemporains masculins et qui ont cherché à imaginer autrement la mémoire nationale de l’Acadie. Selon François Paré, « le brouillage des valeurs collectives apparaît, dans l’oeuvre de France Daigle, comme une condition triomphale de la modernité », mais sans que « les rapports avec le destin commun dans l’histoire », voire le « rassemblement et […] la fidélité au lieu de naissance [19] » s’en trouvent pour autant mis en cause. Très euphémistiques, les premiers textes de Daigle nomment à peine l’Acadie et ne font pas usage du vernaculaire acadien [20]. Moncton et le chiac (le vernaculaire bilingue employé par les Acadiens de Moncton) sont par contre au coeur de ses romans plus récents — en particulier Pas pire [21], Un fin passage [22] et surtout Petites difficultés d’existence [23], le dernier que Daigle avait fait paraître au moment où elle recevait l’invitation du CRILCQ. Toutefois, même dans ces romans où ils sont incontournables, ils n’ont jamais préséance sur les questions formelles qui constituent la base de sa trajectoire d’écrivaine [24]. En appuyant sa demande sur ces aspects formels, le CRILCQ a donc privilégié l’élément qui unit l’oeuvre de Daigle dans toute sa diversité et qui la fait résonner au-delà des frontières de l’Acadie.

Ce parti pris ne signifie pas que les membres du CRILCQ ne s’intéressent pas à la question des rapports entre l’Acadie et le Québec — au contraire. Élisabeth Nardout-Lafarge, directrice du CRILCQ au moment où la demande a été présentée, a cosigné l’Histoire de la littérature québécoise, un ouvrage paru en 2007 dans lequel on trouve un chapitre sur « La nouvelle francophonie canadienne ». Dans ce chapitre, les auteurs font état des effets de l’« indépendance littéraire [25] » du Québec sur les autres littératures franco-canadiennes et des différences historiques entre les écrits issus de l’Ontario français (une littérature qui s’est inventée au cours des années 1970) et ceux de l’Acadie (dont l’existence sous l’appellation de littérature acadienne est plus ancienne que celle de littérature québécoise). Ils soulignent également l’engagement des écrits de Daigle à l’endroit de la « question de la légitimité [26] » des écrivains acadiens. Si manifeste soit-elle, cette connaissance de la participation active de Daigle à la littérature acadienne et de ses réflexions sur les enjeux de cette littérature ne trouve pas place dans la demande de subvention telle qu’elle a été rédigée par l’équipe du CRILCQ.

Dans nos brefs échanges avec eux, les membres de l’équipe se sont dits conscients d’avoir intégré Daigle à la littérature québécoise comme si cela allait de soi [27]. Étant donné les liens étroits entre les littératures québécoise et acadienne, ils ne jugeaient pas essentiel d’aborder la demande de résidence de Daigle différemment de celles qu’ils avaient préparées pour d’autres écrivains par le passé. Un bref coup d’oeil à la bibliographie des oeuvres de Daigle permet de constater que, de ses douze livres, huit ont été publiés ou copubliés au Québec. Il est vrai que Daigle a été, par choix, fidèle aux Éditions d’Acadie jusqu’à ce que cette maison d’édition ferme ses portes en 2000. Néanmoins, depuis 2001, tous ses romans sont parus aux Éditions Boréal, qui a également réédité Pas pire, le dernier des textes de Daigle aux Éditions d’Acadie. Et si Boréal a refusé La vraie vie dans les années 1990, c’est l’Hexagone qui a finalement publié ce roman. Le fait d’être intégrée à l’institution littéraire québécoise a permis à Daigle d’augmenter tant sa reconnaissance critique que son lectorat [28]. La distribution de ses livres s’en est également trouvée facilitée. Dans cette intégration, le travail culturel effectué par le coordonnateur, les assistants de recherche et les chercheurs du CRILCQ, tout comme celui qui a été accompli dans d’autres centres du même type, a certes eu un rôle à jouer. Bien sûr, la popularité et l’accueil critique dont jouissent les écrits de Daigle ne dépendent pas que du Québec, et débordent d’ailleurs largement celui-ci [29]. Les cercles de lecteurs de Daigle au Québec et ailleurs ne sont pas non plus si faciles à distinguer, puisque la mobilité des individus fait en sorte qu’ils se recoupent partiellement [30]. Quant à Daigle elle-même, elle s’est servie des nouvelles assises québécoises que lui offrait Boréal pour publier les romans les plus « acadiens » qu’elle ait jamais signés, tant sur le plan thématique que dans leur emploi de la langue. Et ces romans se sont avérés être ses plus populaires jusqu’à présent, non seulement au Québec [31] et en Acadie, mais aussi ailleurs au Canada français, où Daigle compte parmi les écrivains les plus étudiés.

À la lumière de l’appui et de la reconnaissance culturelle qu’a pu offrir l’institution littéraire québécoise à une écrivaine comme France Daigle, il n’est pas étonnant que le CRILCQ considère qu’elle relève de son objet d’études. L’oeuvre de Daigle s’inscrit bel et bien dans la littérature québécoise, mais pas de façon exclusive. Sa présence en tant que partie intégrante de cette littérature est indicatrice du rôle hégémonique exercé par celle-ci au-delà de ses frontières. Les membres d’un centre de recherche sur la littérature québécoise comme le CRILCQ ne sentent pas le besoin d’expliquer à un organisme subventionnaire fédéral leur position influente auprès des cultures et des littératures d’expression française en Amérique. Ils ne sentent pas non plus le besoin de justifier la présence d’une écrivaine acadienne dans les murs du centre. Plutôt s’attendent-ils à ce que le Conseil des Arts du Canada reconnaisse le statut tant de la littérature québécoise que du CRILCQ comme représentant de celle-ci, et qu’il respecte sa capacité de juger de la pertinence d’un écrivain donné. Pour le CRILCQ, insister sur l’identité acadienne de France Daigle aurait correspondu à la réduire aux spécificités de cette identité — bref, à la folkloriser. S’opposant à cette tendance, le groupe a plutôt choisi d’insister sur l’attrait « universel » de l’écrivaine, par exemple ses idées sur l’écriture ou son investissement d’une diversité de genres littéraires. Confronté à un espace culturel chargé de divergences et de tensions, un espace de frottements et de négociations, le CRILCQ a certes agi comme si sa position allait de soi. Et pour cause. Depuis les années 1960, le champ littéraire québécois s’est réinventé comme un champ littéraire majoritaire — et le travail effectué à cette fin a été en grande partie couronné de succès [32]. C’est son statut de littérature majoritaire, relativement autonome, qui a donné à la littérature québécoise son essor actuel. Dans ce contexte, il était peut-être difficile pour les membres du CRILCQ d’imaginer qu’une écrivaine comme France Daigle veuille revendiquer un statut minoritaire, ou qu’une demande de financement pour l’obtention d’une résidence d’écrivain gagne à mettre ce statut en valeur. En la décrivant comme une écrivaine francophone plutôt qu’acadienne, le CRILCQ investissait Daigle d’un statut majoritaire durement acquis. Il faisait bénéficier son écrivaine invitée des gains obtenus par la littérature québécoise depuis sa modernité, soit un statut de littérature nationale apte à dépasser les préoccupations identitaires propres aux littératures émergentes.

Les rapports Acadie-Québec

À la lumière des liens qu’entretient France Daigle avec l’institution littéraire québécoise, l’invitation du CRILCQ tombe sous le sens ; toutefois, les personnes susceptibles de siéger au jury du Conseil des Arts du Canada ne sont pas nécessairement toutes au courant ou en faveur de ces liens. En conséquence, tandis que le CRILCQ préconisait une intégration directe, le jury du Conseil des Arts s’attendait à une plus grande reconnaissance de la spécificité des ancrages acadiens de France Daigle. Les discours et pratiques visant à dénigrer le Québec sont nombreux au Canada [33], et nous souhaitons nous en dissocier explicitement. Néanmoins, il nous paraît pertinent de ne pas restreindre notre lecture de l’événement à une perspective québécoise. Quelles sont, pour un écrivain acadien, les conditions qui régissent son intégration à l’institution littéraire québécoise ? Comment réagissent les gens face à la décision prise par un écrivain franco-canadien de « passer au Québec » ? En supplément à la continuité sur laquelle nous avons mis l’accent jusqu’à présent, certaines brèches dans les liens entre France Daigle et la littérature québécoise méritent également d’être soulignées. À cette fin, les romans de Daigle fournissent eux-mêmes des pistes d’analyse intéressantes.

On se rappellera que le Québec a créé sa littérature nationale en rejetant le statut de Canadien français minoritaire. Or, en se recentrant sur un territoire où les francophones pouvaient former une majorité, il a exclu les minorités franco-canadiennes de ses frontières — sinon comme rappel des dangers qui menacent les minorités linguistiques [34]. De fait, la précarité de la langue française et des institutions littéraires francophones au Canada va en augmentant à mesure qu’on s’éloigne du Québec. Sur le plan linguistique, le rapport à la langue française des francophones habitant à l’extérieur du Québec est donc différent de celui des Franco-Québécois — les premiers n’ayant pas, contrairement aux seconds, l’expérience du français comme langue publique commune [35]. En conséquence de cette situation, outre le rapport minoritaire qu’ils entretiennent avec le français, l’identité francophone des Acadiens et des autres francophones du Canada est rarement dissociable de leur rapport à l’anglais. Sur le plan littéraire, même si l’Acadie a sa propre institution depuis les années 1970, « cette institution n’est certes pas entièrement autonome et elle se repose sur le Québec pour une partie importante de la production, la diffusion, la réception, et la consécration des ouvrages de littérature acadienne », de sorte qu’« aujourd’hui encore, on ne peut guère imaginer l’existence d’une littérature acadienne sans le concours de l’institution littéraire québécoise [36] ». De telles disparités sont génératrices de tensions. Certains Acadiens en ont voulu aux Québécois de représenter la situation des minorités francophones de façon alarmiste et de monopoliser les ressources fédérales réservées au Canada français. De leur côté, il est arrivé à des Québécois d’accuser les Acadiens de jouer le jeu du gouvernement fédéral. Et si l’idéologie canadienne du bilinguisme officiel est régulièrement perçue au Québec comme un moyen de contenir et de limiter l’usage du français, les Acadiens ont réussi à s’en servir pour accroître le profil du français au Nouveau-Brunswick [37].

Contrairement à certains de ses collègues acadiens de sexe masculin, Daigle s’est montrée discrète au sujet du rapport compliqué qu’entretiennent les écrivains acadiens vis-à-vis du Québec. Lorsqu’elle aborde ce rapport, elle met l’accent sur les possibilités de collaboration. Dans ses écrits, le Québec n’occupe pas une place importante en tant que source de légitimation. Les personnages de la trilogie que constituent Pas pire, Un fin passage et Petites difficultés d’existence ont tendance à voir plus grand et à lui préférer Paris. Dans Pas pire, la narratrice, une écrivaine nommée France Daigle, vient de faire paraître un roman intitulé… Pas pire. À l’occasion de la publication de son roman, cette narratrice pour qui « tout est affaire de légitimation » (PP, 93) est invitée à l’émission littéraire télévisée la plus populaire de France, Bouillon de culture, dont Bernard Pivot est le célèbre animateur. Bien sûr, outre l’existence du roman Pas pire de France Daigle, cette histoire est inventée de toutes pièces. Hors de la fiction, une telle invitation aurait peu de chance de se produire — et ne s’est effectivement pas produite. Et si le texte de Daigle permet à un événement aussi improbable d’avoir lieu, il prend le soin d’ajouter qu’il s’agit d’« une hypothèse délirante » (PP, 91) de l’ordre des « fabulations les plus extravagantes » (PP, 39), « ce genre de fantaisie qui ne passe pas souvent par ici » (PP, 91). Après tout, Pas pire est un roman selon lequel « la mort, ou tout au moins l’inexistence, est inscrite dans nos gènes [acadiens] » (PP, 93). Le roman se tient en équilibre entre la volonté de montrer la vitalité du milieu culturel francophone de Moncton et celle de signaler la fragilité de ce milieu. Si fictive soit-elle, l’invitation à participer à Bouillon de culture déclenche une réflexion sur la légitimité et la reconnaissance littéraires. Cette réflexion est centrée sur la France, mais le Québec n’en est pas exclu. Lorsque la France Daigle du roman reçoit un message laissé sur son répondeur par « l’attaché de presse du ministre des Affaires intergouvernementales de la province » (PP, 39), elle se met à imaginer « les occasions les plus inespérées » (PP, 39) et sa première hypothèse est la suivante : « Peut-être qu’un auteur du Québec avait manifesté de l’intérêt pour mon travail, au point de vouloir travailler avec moi à Moncton, dans le cadre d’une entente culturelle conclue entre les deux provinces. » (PP, 39)

D’une certaine façon, l’invitation lancée par le CRILCQ à la France Daigle non fictive est un signe manifeste d’intérêt de la part de l’institution littéraire québécoise. Elle actualise en partie le fantasme d’échange interprovincial entretenu par France Daigle-le-personnage et concrétise son rêve de reconnaissance. Mais en même temps, de ce rêve et de ce fantasme, elle constitue un piètre ersatz puisque l’échange prévu par le CRILCQ ne se serait pas plus déroulé à Moncton qu’il n’étendait — en témoigne la manière dont la demande de subvention était formulée — sa reconnaissance de l’écrivaine acadienne à l’environnement l’ayant nourrie. Plutôt l’échange suivait-il la direction habituelle des échanges littéraires entre le Québec et l’Acadie, direction selon laquelle c’est l’écrivain acadien qui doit déménager au Québec (physiquement ou en s’y faisant publier) afin d’y être reconnu. L’invitation lancée par le CRILCQ était un geste d’ouverture et de reconnaissance, mais il comportait aussi un élément d’appropriation. Au sujet de la parution d’Un fin passage par Boréal en 2001, la journaliste québécoise Mélanie Saint-Hilaire écrivait dans L’Actualité : « En menant France Daigle de son Acadie natale au Québec, Un fin passage lui a confirmé qu’elle avait sa place parmi les écrivains [38]. » Dans les circonstances, l’importance que Pas pire, Un fin passage et Petites difficultés d’existence accordent à la France en tant que source de légitimation peut être tenue pour une tentative de compliquer, voire de relativiser, le statut du Québec comme capitale culturelle pour les écrivains acadiens [39].

Si les romans de Daigle remettent en quelque sorte le Québec à sa place [40], ils n’en sont pas moins un lieu riche de collaborations potentielles. Ainsi, Petites difficultés d’existence, paru en 2002, contient une scène où le projet qui se trouve au coeur de ce roman — celui de mettre Moncton (ville natale de Daigle et d’un grand nombre de ses personnages) en valeur, notamment comme destination internationale — trouve un appui inattendu en provenance du Québec. Assis à une table avec des amis dans un café de Moncton, Terry, personnage qui figure dans plusieurs romans de France Daigle, relate qu’une chanteuse québécoise, Mara Tremblay, a mentionné Moncton à la télévision française :

— L’autre soir, à TV5, y’a une chanteuse québécoise qui parlait de c’te chanson-icitte. A disait qu’a l’avait rencontré un gars de Moncton qui y’avait dit que sa grand-mère y chantait ça.
So ?
— Ben, a l’a pas dit Moncton en Acadie, ou Moncton au Nouveau-Brunswick ni rien de même. Comme si tout le monde savait où c’est qu’est Moncton. […] Comme si on était une grande ville ou une place right connue.

PDE, 137

Dans ce passage où la hiérarchie habituelle entre la France, le Québec et l’Acadie est maintenue parfaitement, Terry se dit agréablement surpris par l’idée que l’on puisse parler de Moncton sans devoir apporter de précisions [41]. Or, ce faisant, il fournit lui-même aux lecteurs les renseignements supplémentaires dont il célèbre l’absence, absence si invraisemblable aux yeux des personnages que le geste de Tremblay leur fait conclure qu’il s’agit d’une excentrique : « Mara Tremblay. Tu peux pas vraiment oublier un nom de même. […] Ben, tant qu’à ça, tu peux pas vraiment oublier la fille non plus » (PDE, 138). Au moment même où ils se réjouissent de la renommée internationale de leur ville, les personnages ont vite fait de la ramener à son statut de petite ville où tout le monde connaît tout le monde : « Je me demande qui c’qu’est le gars qu’a l’a rencontré » (PDE, 138). Et pourtant, la possibilité de nommer un lieu sans devoir préciser où il se trouve est, à leurs yeux, une marque importante de légitimation. Cette possibilité fait de Moncton une ville cosmopolite — ou, pour le dire dans les termes de Terry, « une place right connue » (PDE, 137).

Ce qui soulève la question suivante : en présentant France Daigle comme une écrivaine digne d’intérêt sans souligner ni son origine acadienne ni le fait que son oeuvre met en scène l’Acadie, le CRILCQ a-t-il passé outre à son acadianité afin de la québéciser ? Ou a-t-il tenu cette acadianité pour acquise, comme le fait Mara Tremblay avec Moncton dans Petites difficultés d’existence — lui réservant dès lors le même traitement qu’à « une grande auteure ou une personne right connue » ?

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Cette réflexion dont la question de l’(inter)position d’un organisme fédéral dans les rapports littéraires entre le Québec et l’Acadie a été le prétexte se conclut donc sur ces passages tirés des romans de France Daigle, passages qui anticipent les questions institutionnelles abordées ici. Ces passages en disent long sur la volonté de l’écrivaine acadienne de se positionner elle-même par rapport aux relations Acadie-Québec mises à l’avant-plan par la décision du Conseil des Arts du Canada de ne pas financer la demande présentée par le CRILCQ en 2008. La critique n’est pas restée indifférente à la thématisation du rapport entre l’écrivain et son public dans l’oeuvre de Daigle. Le fantasme réalisé par l’écrivaine fictive de Pas pire, soit son invitation à Bouillon de culture, représente un des passages les plus cités du roman. Plusieurs commentateurs y ont vu un emblème de la lutte livrée par les écrivains acadiens en vue d’obtenir une légitimité [42]. Ce n’est par contre que tout récemment qu’un chercheur s’est attardé au message téléphonique laissé par le bureau provincial des affaires intergouvernementales pour annoncer cette invitation au personnage de l’écrivaine, ainsi qu’à ses enjeux en ce qui concerne « la dépendance [des écrivains acadiens] envers le centre littéraire québécois [43] ». Entre l’interprétation que le personnage de l’écrivaine fait d’abord du message en question et l’invitation à Bouillon de culture, un virage important se produit quant au public visé — public qui, de québécois, devient français. Ce virage n’est pas innocent. Tout comme la tentative ratée du CRILCQ d’inviter Daigle à Montréal, il laisse entendre à quel point les enjeux de la relation littéraire entre l’Acadie et le Québec sont de taille.

La réglementation des frontières entre littératures contiguës est un autre symptôme de ces enjeux considérables. Là où les frontières restent incontestées, le processus de réglementation passe pratiquement inaperçu. Mais lorsqu’elles sont en voie de redéfinition, les gardes-frontières se montrent plus exigeants. Des pressions contradictoires se croisent et se heurtent. Tout porte à croire que la littérature québécoise traverse en ce moment une telle période de redéfinition [44]. Le rapport du Québec aux littératures minoritaires franco-canadiennes ne se résume plus à l’ignorance ou à une absorption sélective, même si on trouve encore des traces de ces pratiques. Certes, ce rapport demeure asymétrique ; mais son interprétation a changé. En 2010, Benoît Doyon-Gosselin allait jusqu’à faire valoir que « [s]i la littérature québécoise était la seule littérature francophone en Amérique, son importance serait moindre [45] ». En conséquence, écrivait-il, « le Québec doit continuer de s’ouvrir aux littératures francophones du Canada pour agir comme chef de file, comme point de rencontre [46] ».

En bien des endroits, les institutions littéraires s’éloignent des modèles nationaux traditionnels. C’est le cas au Québec — en témoigne le décentrement que l’Histoire de la littérature québécoise associe à l’évolution récente de cette littérature. Personne n’a encore évalué les effets de cette transformation sur les modes d’interaction des littératures québécoise et acadienne. On peut postuler que, pour le CRILCQ, l’oeuvre de France Daigle servait de modèle de décentrement. Sur ce point, présenter l’écrivaine en faisant fi de la frontière qui sépare les littératures québécoise et acadienne ne faisait qu’augmenter l’efficacité du décentrement envisagé. Par contre, chez les intervenants oeuvrant dans les divers lieux où cette frontière est un enjeu, nombreuses étaient les raisons d’entraver son passage.

Pour nous qui écrivons ces lignes, l’évaluation de la demande du CRILCQ faite par le Conseil des Arts du Canada aura permis de soulever la question des modalités d’intégration de l’oeuvre de France Daigle par l’institution littéraire québécoise. Nous nous plaisons à imaginer une intégration accueillante sans être appropriatrice, qui ne passerait pas outre à l’acadianité de l’oeuvre mais où les lettres québécoises se laisseraient au contraire travailler par la différence que cette acadianité représente. À la lumière de notre analyse du projet du CRILCQ, de la réponse du Conseil des Arts et des réactions qu’elle a suscitées, il apparaît toutefois clairement que l’intervention d’un organisme fédéral ne saurait être une mesure propice à une meilleure prise en compte de la différence acadienne au sein de l’institution littéraire québécoise. Ni à une pensée critique sur l’état actuel des rapports entre lettres québécoises et acadiennes. En même temps, la difficulté d’amorcer de telles réflexions dans le contexte défavorable que représente l’intervention du Conseil des Arts ne signifie pas qu’il soit judicieux d’ignorer la spécificité géographique, culturelle et linguistique de l’oeuvre de France Daigle. Au contraire, les différentes stratégies d’inclusion de cette spécificité (y compris celle du CRILCQ en 2008), ainsi que leurs effets possibles dans le cadre de rapports à la fois inégaux et complexes, gagnent à être envisagés explicitement. Car la question de la place de l’oeuvre de France Daigle au Québec, comme de son lien avec celui-ci, continuera de se poser — en témoigne la présence de Pour sûr, le tout dernier roman de l’écrivaine, parmi les titres en lice pour le Prix du livre de Montréal 2011.