Chroniques : Roman

La vie comme un roman ou la stylisation du réel[Notice]

  • Frances Fortier

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  • Frances Fortier
    Université du Québec à Rimouski

Dire le réel à même une forme romanesque exige pour le moins une bonne dose d’ingéniosité formelle pour en pervertir les codes, un brin d’effervescence imaginaire pour rêver la vie et une écriture pour transmuter l’expérience en littérature. Sous couvert de fictions familiales qui racontent le passage à l’âge adulte d’une protagoniste enfant évoluant dans un univers marqué, à des degrés divers, par la violence psychologique, sociale ou physique, les textes retenus ici revendiquent éloquemment leur inscription dans l’espace littéraire tant par les défis formels qu’ils relèvent que par la présence, en filigrane, de modèles réinterprétés. Trois réalités, éloignées culturellement et géographiquement, se voient ainsi stylisées par le recours à un dispositif qui autorise toutes les audaces : le Québec d’avant les années 1970 évoqué par le biais d’une autobiographie à la troisième personne qui montre la prégnance de la littérature dans l’apprentissage de la vie ; la Géorgie post-soviétique où la tonalité ironique laisse entrevoir une allégorie politique au gré des mariages constamment reportés d’une jeune fille de seize ans ; le Montréal multiculturel contemporain où le naufrage identitaire d’une jeune femme meurtrie par son enfance passe par des réduplications qui hypothèquent les dérives autofictionnelles. Ces postures, loin de trahir la réalité, donnent l’impression de s’en approcher au plus près. À la manière d’une autobiographie déguisée, l’émouvant récit de Madeleine Ouellette-Michalska, L’apprentissage , met en scène une protagoniste féminine anonyme, montrée à diverses étapes de sa vie, de l’enfance rêveuse à l’âge adulte qui la fait écrivaine : « Elle a fini par rejoindre son rêve. Plus tard et maintenant sont devenus synonymes. La vie commence à prendre des allures de fiction. » (69) Un tel énoncé, emblématique des stratégies formelles qui permettent de contourner les poncifs de la quête identitaire, déjoue tous les pièges de l’écriture de soi, qu’il s’agisse de l’idéalisation du destin, de l’héroïsation du sujet ou de l’illusion rétrospective, en même temps qu’il marque, paradoxalement, la singularité du parcours évoqué. Cette « elle » sans patronyme, désignée par une série de vocables relevant de la chronologie — l’enfant, l’adolescente, l’enseignante, l’adulte, la femme — et qui évolue parmi une théorie de personnages familiers — le père, la mère, les huit soeurs, les cousins, les tantes — ou plus exotiques — les touristes, la parenté américaine, les bohémiens, le violoniste ambulant, la danseuse — tout aussi indéterminés, apprend la vie au gré d’expériences qui n’ont rien d’exceptionnel. Le découpage du texte en six chapitres autorise une progression linéaire qui va mener la fillette lucide mais docile au monde strictement quadrillé entre le proche et le lointain, l’ici et l’ailleurs, l’accessible et l’interdit, jusqu’à l’âge d’écrire, où À l’individualité d’un sujet qui n’aurait de cesse de singulariser son existence, le texte préfère un sujet anonyme, pétri d’expériences communes, le langage, le territoire, la mort, le désir, l’amour, et qui parvient néanmoins à « être soi » (118). Une stylisation extrêmement raffinée soutient cette histoire des « choses habituelles de la vie » (27) qui s’esquisse en petites touches subtiles, en allusions, en scènes de genre saisies en instantané. On comprend, sans que cela ne soit toujours expressément précisé, que l’enfance du personnage s’est déroulée au moment de la Seconde Guerre mondiale, dans un domaine familial non loin de Notre-Dame-du-Portage, dans une « maison de la falaise » sur la route de Gaspé ; on ressent l’agression du cousin R. qui, haletant, « fait sauter le foulard de velours, l’agrafe du soutien-gorge, et masse les seins rudement » (86) comme on éprouve le malaise du silence autour de la table familiale, alors que la parole sert « moins …

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