Chroniques : Poésie

Nelligan survécu[Notice]

  • André Brochu

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  • André Brochu
    Université de Montréal

Me voilà bien mal pris. J’aurais aimé trouver quelque mérite à cette édition, aux proportions de monument, des Poèmes et textes d’asile d’Émile Nelligan . Il s’agit, comme on sait, des textes que le poète a copiés après son enfermement d’abord à Saint-Benoît-Joseph-Labre, puis à Saint-Jean-de-Dieu, deux asiles où il passa les quarante dernières années de sa vie. On a retrouvé de nombreux manuscrits, plus ou moins considérables, où le poète aliéné transcrivait des poèmes ou de la prose des écrivains de son temps, parfois ses propres poèmes, à l’intention de visiteurs ou de personnes de son entourage. C’est l’édition de ces écritures, souvent pathétiques de débilité, que Jacques Michon a réalisée voilà une quinzaine d’années. Elle est reprise ici en collection de poche grâce au zèle d’André Gervais, complétée avec cinquante-deux inédits, mais soulagée d’une partie de l’appareil critique. Elle s’adresse donc au lecteur cultivé, à l’honnête homme (le plus souvent l’honnête femme !) — et sans doute, à l’étudiant ou au collégien épris de littérature. Édition encore incomplète, malgré ses quasi six cents pages. En effet, deux énormes manuscrits, pour des raisons qui ne sont pas précisées (on pourrait en supposer des tas !), sont restés à l’écart. Ils font l’objet d’une description précise, ce qui veut dire qu’ils ont été consultés par les chercheurs, mais l’un d’eux semble s’être quelque peu volatilisé aux enchères. Quoi qu’il en soit, ce dernier contient des extraits de romans et oeuvres diverses des littératures française et anglaise, dont les segments sont curieusement alternés, et surtout, au beau milieu, seize pages blanches dont la reproduction aurait certainement — l’humour m’emporte — ravi les adeptes du culte nelliganien, d’une part, et de la déconstruction, d’autre part. Car c’est bien le concours étonnant de ces deux chapelles critiques qui est à la base de l’entreprise présente. D’un côté, la piété admirable des grands initiateurs, Paul Wyczynski et Réjean Robidoux, qui ont pour la moindre trace de leur héros une vénération touchante ; et de l’autre, la fougue moderniste selon laquelle le texte n’est jamais si important que quand l’intention d’oeuvre est déniée, le chicot d’un brouillon surpassant de soi l’aliénant chef-d’oeuvre (du reste, en est-il ?). Entre les deux partis, la terrible machine de la recherche universitaire, qui ne voue de culte qu’à ses méthodes et qu’aux documents inédits, peu importe leur valeur, qui lui permettent de prétendre faire travail utile. Je pense vieux. Je pense comme le faisait un Gérard Bessette, qui aimait Nelligan. Dans son oeuvre, il trouvait une trentaine de textes réussis dont certains étaient d’admirables poèmes, et il levait le nez sur des écrits plus faibles. En somme, il se faisait un Nelligan à partir d’un point de vue de lecteur, d’amateur, quitte ensuite à lui appliquer ses instruments d’analyse, pas toujours subtils. Et si on lui eût demandé son avis sur le texte 2.3 de Poèmes et textes d’asile intitulé « Mardi 4 février 1930 », qui se lit ainsi : il se serait posé de sérieuses questions sur le sort réservé à la poésie — la vraie — dans un monde de textes et de machines. Marcel Duchamp a scandalisé les bourgeois en exposant ses fameux ready-made et en leur donnant des noms d’oeuvres, et ce scandale était nécessaire, mais Duchamp n’a pas révolutionné pour autant la pratique de l’art sinon par quelques oeuvres (justement) comme le « Nu descendant l’escalier » ou « La mariée mise à nu par ses célibataires mêmes ». Quand Nelligan transcrit, avec des fautes manifestement dues à une incertaine stabilité mentale, des poèmes de Joséphin Soulary ou de Jean …

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