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Pourquoi regrouper des textes qui mettent en scène des personnages d’enfants ? Disons, pour faire vite, que l’enfant n’est tel qu’en regard de cette forme déjà institutionnelle qu’est la famille, dont il permet de repenser la fonction. D’une part, l’enfant est le lieu où se cristallise la tension entre l’individu et le collectif dont il est membre. Contrairement aux adultes, qui se sont choisis mutuellement, l’enfant n’a pas décidé d’être là. La famille peut alors apparaître comme un lieu clos et étouffant ou comme un boulet dont l’individu voudrait se départir, mais que rien ne peut détacher. D’autre part, l’enfant est un héritier. Il porte en lui la mémoire, génétique et historique, de ceux qui sont venus avant lui. De son point de vue à lui, l’héritage est un acquis dont il faut profiter ou disposer. Selon la perspective des parents, il s’agit d’un donné à transmettre, à passer. L’enfant accepte ou refuse l’héritage, mais il ne peut pas l’ignorer. Un jour, à son tour, il deviendra passeur. La famille est ainsi une des formes dramatiques d’expression du temps et de l’histoire. La présence simultanée de plusieurs générations en scène nous entraîne toujours dans une réflexion sur la transmission.

Dans la comédie classique, les enfants triomphent des pères dont le théâtre montre le ridicule. Dans le mélodrame, les enfants sont des victimes à qui l’auteur offre réparation. Se marque ainsi le sens de l’histoire où l’avenir doit toujours triompher du passé pour éviter que l’espèce ne s’éteigne. Dans un cas comme dans l’autre, l’enfant représente l’innocence. Ce n’est pas le cas des pièces dont il est question ici. Car la dramaturgie contemporaine a de bien curieuses manières de repenser l’expression de la famille au théâtre. À commencer par la mise en scène de personnages de plus en plus jeunes — « Il faudrait écrire une thèse sur la difficulté de trouver des comédiens pour jouer des enfants au théâtre [1] », rappelle Jean-Rok Gaudreault, — et la reconstitution d’une perspective, d’un point de vue qui respecte l’enfance, tout en étant audible pour les adultes. Et que dire de l’adolescence, moment emblématique du passage entre les générations ? Soumis ou insoumis, pervers ou courageux, ces enfants prennent ici vie sous le regard toujours un peu étonné, peut-être même inquiet, de leurs auteurs.

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On peut d’abord poser le problème de la représentation de l’enfance à la manière d’Évelyne de la Chenelière qui, dans Nicht retour, Mademoiselle [2], se demande s’il est possible de faire du théâtre en famille comme d’autres font du ski ou de la bicyclette. Voilà le théâtre conçu comme un sport ou un loisir, ce qui n’est pas banal. Posons le problème plus largement, car l’auteure ne se satisfait visiblement pas du caractère anecdotique de cette formulation, elle dont le travail est étroitement lié à celui du Théâtre expérimental de Montréal. La pièce y a d’ailleurs été créée le 30 novembre 2004, dans une interprétation de l’auteure, de son conjoint et de leurs enfants. Reformulée, la question pourrait être : qu’arrive-t-il quand un drame familial est joué par une vraie famille, quand l’identité entre l’acteur et le personnage est vécue sur un mode collectif ? Attention, précise l’auteure, « nous sommes des artistes mais aussi des parents responsables », c’est-à-dire que « quand il y a de l’école le lendemain, les enfants doivent se coucher tôt, pas question qu’ils jouent au théâtre » (83). Aussi la pièce est-elle publiée comme elle a été jouée, en deux versions, l’une avec les enfants, l’autre sans, et elle explore les conditions du théâtre, sa fonction voire sa signification sociale.

Nicht retour, Mademoiselle. Pièce en trois actes, en prose est aussi la parodie du théâtre de la Belle Époque, y compris dans la composition de l’affiche, reproduite dans le texte publié. Comme il se doit, elle compte trois actes et la division des scènes respecte scrupuleusement les entrées et les sorties des personnages. Quelques entorses au genre déconcertent tout de même. Les lazzis laissent de grands pans de dialogues dans l’incertitude ; l’usage du monologue rompt avec le théâtre fondé sur la conversation ; aucune des trois unités n’est respectée : la pièce se déroule sur près de soixante ans, l’essentiel d’une vie humaine, et sur deux continents. La parodie n’est ainsi qu’apparente, puisque l’auteure nous entraîne dans une structure résolument moderne qui a pour effet de souligner avec plus d’acuité le passage de l’histoire. S’offre à nous une sorte de bilan du vingtième siècle, vu à travers la décadence d’une classe sociale et de la forme dramatique dont elle s’était dotée. Nous entrons dans une famille d’aristocrates qui compte quatre enfants. Mais c’est la relation de l’aîné à sa mère qu’explore la fable. Rebelle aux codes de conduite, aux valeurs de sa famille, il rêve de l’Amérique qu’il atteint en 1969, l’année où l’humain débarque sur la lune. Une longue analepse rappelle l’enfance de la mère et sa jeunesse, une jeunesse facile, alors que, marraine de guerre, elle correspond avec un soldat canadien. « Je trouve qu’il y a un parfum écoeurant de légèreté quand ma mère parle de la Deuxième Guerre mondiale » (111), observe Emmanuel. Il en est de même de l’après-guerre, quand il constate l’incapacité de sa mère à s’adapter aux conditions de la vie moderne : « [C]ette lignée d’incompétents à laquelle j’appartiens. » (125) En effet, le travail n’est guère une valeur pour cette classe qui préfère vendre son patrimoine : « [T]out s’en va, tout n’est plus, et bientôt tout semblera ne jamais avoir été auparavant. » (125) Emmanuel ne cherche cependant pas à « sauver les meubles ». Installé au Canada, il ne veut que consommer la rupture avec un passé feutré, où agir est pure gratuité, où l’art est exercé comme un passe-temps sans valeur. Des lettres de sa mère, il dira encore : « [J]e me disais que certaines oeuvres sont ainsi nées par hasard, sans réelle volonté d’existence publique […]. » (121) Exercer le théâtre en famille n’est-il pas un moyen de nier l’art au profit du pur divertissement, ici vécu non comme une concession à l’art commercial, mais comme pur passe-temps, sans enjeu ni efficacité ?

Nicht retour, Mademoiselle est publiée avec une autre pièce qui, sans présenter de personnages d’enfants, est néanmoins écrite pour de jeunes acteurs. Créée en janvier 2004 au Nouveau Théâtre expérimental, Aphrodite en 04 ou les caprices de Jean-Pierre contient dans son titre même, la référence à cette commande que Jean-Pierre Ronfard, décédé avant la première, avait placée : « Il fallait engager de jeunes acteurs parce qu’ils sont dans l’urgence de jouer, d’exister sur scène. J’allais aussi devoir écrire dans l’urgence, si possible la nuit même pour le lendemain. » (9) Le texte se présente de manière composite, incluant les passages retranchés ou ajoutés au fil des répétitions, de sorte que l’unité s’en trouve malmenée et que l’action se dissout dans la multiplication des scènes et la dispersion des dialogues. La situation est cependant voulue, puisque le texte rend compte de la vie quotidienne des jeunes acteurs récemment sortis de l’École ou du Conservatoire, et en attente d’un rôle, d’une scène. Nous les voyons dans l’autobus, sur la rue, à la maison, au bureau de l’agent. Ils attendent, espèrent, vivent un peu tout de même… en attendant. Ne serait-ce du personnage de Max, qui a la particularité d’entendre les pensées d’autrui, et donc de canaliser l’information, l’effet serait peut-être trop puissant. Il note d’ailleurs ce risque : « [O]n est fatigué d’avoir tant de mémoire. […] Je ne parle pas de la mémoire qui mémorise le texte, mais de la mémoire qui fait qu’on est fatigué pour tous les êtres humains. » (77)

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Comment entendre le sous-titre « drame familial », dont Lise Vaillancourt affuble sa plus récente pièce, L’affaire Dumouchon [3], créée en avril 2001 au Théâtre La Licorne, mais publiée quatre ans plus tard ? À première vue, la chose est simple et prend modèle sur le mélodrame. Rentrée à Montréal après quatre ans d’absence, Nathalie, qui occupe un appartement en sous-location, entend frapper à la porte : c’est son père, dont on suppose qu’il venait rencontrer plutôt l’ancienne locataire. S’ensuit une sombre histoire de famille, ponctuée par les conflits habituels, querelles, séparations, tentatives de suicide. Comme Nathalie, le lecteur constate : « Je suis dans un mauvais film. » (55) Pourtant, l’affaire se complique, car Nathalie, par son métier, enregistre des musiques de films de série B dont les personnages s’animent. Un inspecteur paraît, qui suggère un premier scénario : « C’est peut-être un hasard si votre père vous a retrouvée mais ce n’était pas un hasard si vous étiez à la place de Sylvie Dumouchon. » (56) On ne saura pas qui est cette Sylvie Dumouchon, que connaissait le père et qui semble engagée dans une curieuse affaire de drogue et d’espionnage. Peu importe après tout ! Car nous sommes dans une structure parfaitement circulaire, où le titre de la pièce est le même que celui du film, et où ce titre renvoie à une « affaire », qui se termine par la mort du père de Nathalie, mais qui désigne un personnage « Dumouchon », qu’on ne voit jamais. La question de savoir où commence et où finit la réalité dans la pièce reste indécidable et l’on finit par se demander si le drame familial peut être autre chose que le film de Nathalie, c’est-à-dire une histoire de série B ?

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Et que penser d’une pièce qui est elle-même la progéniture d’une autre ? Créée en octobre 2005 à la Place des Arts, par la Compagnie Jean-Duceppe, Charlotte, ma soeur [4] marque le retour au théâtre de Marie Laberge, qui ramène avec elle Aurélie [5], un des personnages les plus attachants de son théâtre. On se rappellera qu’Aurélie avait élevé sa fille Charlotte, victime d’inceste. Celle-ci avait quitté le pays pour s’installer en Italie où elle poursuit une carrière de sculpteure. Nous voici donc dans l’atelier de Charlotte, en Toscane. Deux personnages vont interférer dans cette vie entièrement tournée vers l’art : René, qui prépare un livre sur elle pour, dit-il, « éclairer [son] parcours artistique avec [son] parcours intime, rapprocher l’oeuvre de son sens intrinsèque » (37), et Aurélie, qui juge le temps venu de faire la paix avec le passé. Un troisième personnage est sur scène : Leila, une jeune musulmane mutilée par sa famille, muette depuis. On apprend que Charlotte a commencé à gagner sa vie en sculptant des monuments aux morts dans les cimetières. Puis ses monuments sont sortis des cimetières, au nom des femmes mutilées. Elle voudrait faire quelque chose d’autre, « faire trembler [ses] montagnes de marbre pour faire bouger quelque chose d’humain dans le monde » (98), mais l’oeuvre reste impuissante. Ainsi, trois quêtes se superposent : celle d’Aurélie qui retrouve sa soeur, celle de René et de son livre, celle de Leïla et de toutes les femmes qui, comme elle, tentent de fuir la violence. Le dossier qui accompagne la pièce propose une lecture de la figure du double (Leïla et Charlotte détruites par leur famille) et pose une sorte d’équivalence entre la chirurgie esthétique et l’excision, entre le crime d’honneur et l’inceste. La proposition est honorable, mais elle ne convainc guère. Car la pièce tient un autre propos. Depuis vingt ans, en effet, l’oeuvre de Charlotte est motivée par la souffrance. De ces rencontres imprévues surgit maintenant le désir de vivre. À René, elle offre un dessin : « Débarrassez-moi de mes morts ! » (121) Son travail est désormais inspiré par les vivants, en premier lieu par sa fille, qu’elle s’engage à retrouver : « Sa deuxième naissance a été aussi difficile que la première, mais elle a gagné. » (160) Sauf erreur, Charlotte est le premier personnage de femme artiste de l’oeuvre dramatique de Laberge. C’est aussi une mère. À la fin, Charlotte revendique enfin sa maternité, dans une sérénité retrouvée.

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Dans Bonbons assortis au théâtre [6], créée au Théâtre du Rideau-Vert en mars 2006, Michel Tremblay soulève une autre question : cesse-t-on d’être un enfant parce qu’on est devenu adulte ? Nous sommes, en effet, toujours le fils ou la fille de quelqu’un. Par l’écriture, Tremblay s’affirme constamment comme un fils, celui de Nana et, tant que celle-ci reste vivante, fût-ce par la magie du théâtre, il peut encore se voir comme un enfant. Aussi est-ce en créant une figure hybride, celle d’un enfant joué par un adulte, que Tremblay met en scène sa mémoire : « Ce que vous allez voir dans les scènes qui suivent, par exemple, s’est vraiment produit quand j’étais enfant, c’est-à-dire que les faits sont vrais, la base, l’anecdote, le fond de l’histoire, tout ça pourrait être vérifiable et raconté par quelqu’un qui aurait été présent en même temps que moi, mais le souvenir que j’en garde, moi, l’interprétation que j’en fais et surtout ma façon de l’exprimer sont dictés par mon miroir trompeur personnel qui, vous allez le voir, s’en est donné à coeur joie. » (11-12)

Toutefois, ce n’est pas l’événement lui-même, ce dont il se souvient, qui fait l’objet de la pièce. Les « bonbons assortis », que sont les trois épisodes du plat de pinottes, de l’orage et de la fée des étoiles, ne sont, somme toute, qu’autant de prétextes à une réflexion sur la transformation que fait subir l’imagination à ce souvenir. L’enfant en prend d’ailleurs conscience assez tôt, quand il regrette ne pas avoir joué le jeu du bonheur devant une fée des étoiles qui a « autant d’imagination qu’un barreau de chaise » (97). Ou encore quand Victoire l’apostrophe, au moment où il lui reproche de modifier une histoire connue : « Aïe, c’est-tu une histoire que tu veux, ou ben la vérité ? » (41) Nous retrouvons là l’idée qui avait été à l’origine du Vrai monde ? Dans cette pièce-ci toutefois, plutôt que d’opposer les membres de la famille à leurs doubles fictifs, et donc de susciter leur résistance voire leur réprobation, Tremblay transforme le narrateur en maître de cérémonie dans un univers résolument gai, où il se permet même de refaire une scène pour mieux la terminer. C’est donc son apprentissage comme écrivain de même que la source de son imaginaire qui est l’enjeu de Bonbons assortis. Aussi la communication entre l’auteur et ses personnages est-elle constante. Nous sommes dans un univers qui emprunte à Luigi Pirandello jusqu’au pouvoir qu’ont les personnages d’interpeller directement le narrateur : « [T]u nous fais dire toutes sortes de niaiseries quand ça fait ton affaire […] pis tu nous abandonnes quand t’as pus besoin de nous autres… Comme si on était pas capables de parler tu-seuls. » (102-103) De même, la fin rappelle les Six personnages en quête d’auteur quand, pour protester, ils se mettent à parler tous en même temps avant, soudainement, de se taire après que le narrateur les eut abandonnés en guise de protestation : « C’est vrai, coudonc, que je sais pu quoi dire, là, moé ! » (106)

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A-t-on remarqué combien rares étaient, au théâtre, les figures de jeunes adolescents ? Il est beaucoup facile de mettre en scène de jeunes enfants, joués par des adultes, en misant sur la stricte imagination : costumes colorés, nattes, culottes courtes et jouets suffisent à créer l’illusion. L’adolescence ne se laisse pas caricaturer aussi aisément. Pourtant, il s’agit d’un âge déjà dramatique en soi. Pour qualifier le personnage de Félicité, Maryse Pellerin utilise la figure de la tortue [7] : « Je ne connais pas de meilleur modèle de survie que celui des tortues. C’est d’elles que j’ai appris qu’il faut parfois rentrer à l’intérieur de sa carapace. » (41) À cette image qui repose sur la fuite et le retrait du monde réel s’en superpose une autre, suggérée par l’épigraphe emprunté à Paul-Marie Lapointe : « carapace où croupit un lac/la tortue fut dévorée sur le dos//assiette du ciel renversé/toute saison y prend place//depuis/n’est carapace que/du temps qui passe ». L’action se passe dans une maison de vacances de la Nouvelle-Angleterre en 1990, mais sa source nous fait remonter quinze ans plus tôt, en 1975, date de la naissance de Gaëlle, la fille de Greta, qui avait elle-même quinze ans à ce moment-là. Le temps passe, mais l’histoire se répète, de génération en génération, par cycles réguliers. En 1975, apprend-on, les parents de Félicité étaient des passeurs de drogues. Son père croupit en prison, sa mère est morte d’une overdose. En 1990, Félicité accepte de livrer un paquet pour Ben, le fournisseur de ses parents, et Greta comprend que l’idée vient peut-être de la jeune fille qui espère ainsi garantir son indépendance. En 1975, Greta, fascinée par Margot (la mère de Félicité), avait elle-même connu une adolescence difficile, soldée par cette grossesse inattendue. En 1990, Gaëlle est tout aussi fascinée par Félicité et elle entend bien l’aider à réaliser son projet. Pour Greta, le moment est venu de mettre un terme à ce cycle malheureux. Peu à peu, elle comprend cependant que Félicité lui reproche précisément d’être intervenue autrefois et d’avoir été la cause indirecte de la tragédie de ses parents. Pourra-t-elle cette fois empêcher la répétition du drame et causer la perte tant de cette Félicité, qu’elle a finalement adoptée, que de sa propre fille, Gaëlle ?

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Peut-être en effet vaut-il mieux ne pas trop s’en mêler. Car les enfants eux-mêmes pourraient être tentés de se débarrasser de leur famille, ne serait-ce que pour éviter de vivre avec de mauvais souvenirs. Telle est l’option que choisit la Petite, dans Jouliks [8] de Marie-Christine Lê-Huu, pièce créée en France en mars 2005, au Théâtre des Sources par la Compagnie D’après la pluie, en coproduction avec la Scène nationale 61 et le Rive gauche, et reprise en avril 2005 au Théâtre d’Aujourd’hui. « Je veux les garder. Je veux me souvenir d’eux, comme ça, toujours, heureux » (59), explique la Petite, pour justifier la mort de ses parents. La journée avait, en effet, été difficile. Tous sentaient la catastrophe imminente, qu’allait provoquer ou révéler, on ne sait trop, la visite inopportune des grands-parents. Il y avait sept années qu’on ne les avait vus, sept années, tout juste l’âge de la Petite. Véra elle-même, leur fille, heureuse pourtant de revoir ses parents, avait prévu que la rencontre entre ces bons bourgeois et leur univers de jouliks allait dégénérer en affrontement. En effet, explique la Petite, « “Jouliks”, ça veut dire “voyous” dans la langue de Zak » (8). Et quand on est une joulik, porter une robe, aller à l’église, habiter une maison propre, posséder une voiture sont des choses qui ne vont pas de soi. Dans cette « maison de bois délabrée, dans la poussière, au bout d’une route perdue » (6), l’affrontement a bien lieu, surtout entre Véra et sa mère, puisque Zak a refusé catégoriquement toute rencontre. Mais est-il bien la source de la catastrophe ? La Petite a-t-elle bien saisi la source de la tension qui monte ?

Il y a un intérêt certain à imaginer une pièce du point de vue de l’enfant. Marie-Christine Lê-Huu a structuré sa pièce dans cette perspective. La fin nous est connue dès le début : « Ils étaient ici pour m’annoncer la mort de mes parents, mais je la savais déjà la mort de mes parents vu que c’est moi qui l’ai faite. » (8) Ce qui suit est donc le récit de la Petite. À sept ans, on voit le monde dans sa durée, comme une sorte d’éternité. Or, une fissure en masque parfois une autre. Le lecteur, comme le spectateur, comprend peu à peu que la venue des grands-parents n’est qu’une circonstance parmi d’autres et que le couple formé par Véra et par Zak oscille déjà sur son socle, menacé par l’entrée en scène de Guillaume. Le sent-elle aussi ? Profitant d’un moment de grâce, réconciliation provisoire de ses parents, la Petite verrouille le caveau à légumes où ils s’étaient réfugiés : « Ils étaient tout morts quand ils les ont sortis. » (57)

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Que son théâtre soit écrit pour les enfants ou pour les adultes, c’est au passage entre les générations que s’intéresse Jean-Rok Gaudreault. Dans Pour ceux qui croient que la Terre est ronde [9], destinée aux jeunes publics et créée en septembre 2005 au Théâtre du Nouveau Monde en ouverture du Festival mondial des arts pour la jeunesse, l’âge adulte et l’enfance apparaissent comme deux océans, séparés par un continent. Telle est l’allégorie portée par cette histoire où Christophe Colomb et son fils Hernando cherchent le passage vers les Indes, de même qu’ils cherchent un passage entre les deux âges. Nous sommes au cours du quatrième voyage de Colomb en Amérique : les caravelles ont échoué sur les côtes de la Jamaïque et les marins attendent des secours depuis une année déjà. Colomb a cinquante ans passés et il est amiral, mais sa cote à la cour a baissé à la suite des désobéissances et des actes de barbarie commis pendant les voyages antérieurs. Hernando porte en lui la promesse d’un nouveau monde : il voudrait fonder une ville sans chef, il s’est allié aux Autochtones et demande réparation en leur nom. L’arrivée des secours européens marque l’heure des choix. Colomb admet être fatigué et malade. « Le monde a changé, dit-il. Je ne connais pas le nouvel ordre des choses. […] Est-ce moi qui ai tout déclenché ? » (44-45) De même Hernando reconnaît appartenir à sa lignée. Le passage se trouve ainsi dans un projet commun : on ira voir les éléphants. À son père qui s’inquiète : « Et là, si quelque chose m’arrivait… », Hernando répond sans hésiter : « … je continuerai seul. » (46)

Aucun lien de parenté n’unit l’enfant et le soldat, dans Comment parler de Dieu à un enfant pendant que le monde pleure [10], pièce écrite en 2002 alors que l’auteur était en résidence au Théâtre du Bic. C’est là d’ailleurs qu’elle a été créée en août 2002, par Les Gens d’en bas sous la direction artistique d’Eudore Belzile. Reprise à Québec en janvier 2006, par Les Gens d’en bas et Logomotive Théâtre, dans une production du Théâtre du Trident, elle a été remise à l’affiche au Bic pendant l’été 2006 et devait être présentée en tournée en Normandie à l’automne de la même année. La carrière de la pièce montre bien l’intérêt de cette rencontre entre un soldat et un enfant, sur les marches d’une église en ruines, dans un paysage ravagé par la guerre. Que le soldat soit un casque bleu canadien un peu trouillard et que l’enfant, qui refuse d’aller dans un camp de réfugiés, soit devenu un petit voyou, nous interdit de penser trop fort au Petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry, souvenir que la pièce appelle pourtant par la simplicité des échanges. Car il s’agit bien d’une pièce où les personnages vont s’apprivoiser l’un et l’autre, jusqu’à se reconnaître. Tout les oppose pourtant dans cette situation de guerre où les balles sifflent encore à leurs oreilles de temps à autre et où s’empilent les histoires d’horreurs, récits des atrocités commises contre les civils. Un cahier, rédigé par le soldat et volé par l’enfant, leur sert d’intermédiaire ; les mots permettent le passage. Là est d’ailleurs le sens du titre, qui reprend un phrase du cahier. À la fin, quand la guerre s’épuise et que revient le silence, l’enfant tend au soldat un bocal, son porte-bonheur, seul souvenir qui lui reste de sa vie antérieure : « Que ferais-tu si ton fils te remettait un bocal comme le mien ? » (58), avait-il demandé quelques instants plus tôt.

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C’est un os de mâchoire, incongrûment planté dans le cerveau d’Aimée, plutôt qu’un bocal, qui marque le passage entre les générations dans la plus récente pièce de Wajdi Mouawad, Forêts [11], créée à l’espace Malraux de Chambéry (Savoie), en mars 2006, reprise au Festival des Amériques en mai 2006, puis à l’Espace Go en janvier 2007. Dans la préface, l’auteur annonce :

Avec Forêts s’achève pour moi, je crois bien, une manière de raconter et de déplier une histoire, s’achève aussi cette conviction de la nécessité des origines et de l’héritage, comme si, plus important encore que le passé, il y avait les ténèbres qu’il fallait pénétrer, quitte à y laisser sa peau et sa raison, pour tenter d’éclairer la violence de notre présence. Forêts, en ce sens, clôt définitivement ce « quelque chose » sans nom, sans titre, sans rien, amorcé en 1997.

8

La pièce s’ouvre sur une sorte de prologue qui n’en porte pas le nom. Aimée est enceinte. L’enfant naîtra le jour de la chute du mur de Berlin, lui-même jour anniversaire de la nuit de Cristal : « Avec des histoires pareilles, on en fera une tragédienne ! » (13) D’entrée de jeu, nous sommes prêts à remonter le temps de la mémoire. Nous connaissons déjà la destination, mais pas encore le parcours. Au cours de la grossesse d’Aimée, des crises d’épilepsies et des visions, où reviennent les mêmes noms et dates, révèlent une tumeur au cerveau, qui se développe autour d’un objet solide. Elle vivra encore quelque temps, ce qu’il faut pour exiger de sa fille Loup la promesse de donner une sépulture adéquate à ce « jumeau » inattendu. À seize ans, Loup fait la connaissance de Douglas, un paléontologue qui lui apprend que l’os qui a tué sa mère est celui-là même qui aurait complété un crâne patiemment reconstitué par son père à lui dans les ruines d’Auschwitz. S’engage une démarche où les deux protagonistes poursuivent une quête initiée avant eux par la mère de l’une et par le père de l’autre.

On le voit, Forêts emprunte une structure assez semblable à celle qui avait fait le succès d’Incendies [12], juxtaposant des temporalités distinctes et opérant par une remontée dans le temps qui travaille sur plusieurs générations. Loup le comprend lorsqu’elle dit à sa mère : « Tu ne m’as pas donné la vie, tu m’as légué ta douleur comme ta mère Luce t’a légué la sienne. » (36) De la douleur de Luce, il faudra remonter encore à celle de Ludivine, pour finalement apprendre que l’os de mâchoire est le sien, à elle qui s’est un jour sacrifiée pour racheter les crimes commis par son père, son grand-père et son arrière-grand-père, et ainsi sauver la vie de Sarah Cohen, juive internée dans le camp, et de l’enfant qu’elle attend. Figure sacrificielle, Ludivine apparaît aussi comme une figure de réconciliation, puisqu’elle est issue d’une lignée d’industriels allemands, coupables d’adultères et d’incestes, lignée qui s’éteint avec elle. La mémoire ainsi découverte permet à Loup, comme à Douglas, d’envisager l’avenir. Aimée et son jumeau peuvent enfin reposer en paix : « Moi qui croyais être liée par mon sang au sang de mes ancêtres/Je découvre que je suis liée par mes promesses/Aux promesses que vous vous êtes faites./Et que vous avez tenues. » (108)

On le sent peut-être à la lumière de ce compte rendu déjà bien tordu : Forêts, comme Incendies l’avait fait, reprend le modèle de la tragédie antique, mais en lui donnant plus d’extension qu’il ne l’avait fait jusqu’à présent. Car nous sommes dans une réécriture des Atrides, où domineraient les figures féminines que sont Clytemnestre, Iphigénie et Électre, figures réparties diversement et souvent de manière hybride sur les sept générations qui composent le personnel de la pièce. Il en résulte une pièce-fleuve — la représentation exige plus de quatre heures —, qui couvre à grands traits l’histoire du vingtième siècle autour d’un point médian qui serait l’Holocauste. On ne pourra jamais reprocher à Wajdi Mouawad de manquer d’ambition… mais on ne pourra pas non plus lui reprocher de manquer de talent. D’une pièce à l’autre, Mouawad parvient à raffiner son langage qui prend une coloration lyrique, travaillant en demi-teintes, et il construit ses textes autour de phrases-clés dont la répétition atteint la complainte. Encore bien plus que l’objet inattendu, ici l’os, dans Incendies la vareuse, c’est dans le langage, parfois gravé à même le corps — par exemple le « Je ne t’abandonnerai jamais », tatoué au dos de Ludivine —, que s’écrit le legs testamentaire, et que s’ouvre toute possibilité de rédemption.