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Dans sa dernière chronique, ma collègue Martine-Emmanuelle Lapointe s’interrogeait sur l’existence de l’Amérique [1]. Cette chronique-ci pourrait en constituer le prolongement, tant les trois romans recensés questionnent le signifiant polysémique qu’est l’Amérique. Il est vrai que dans Mayonnaise [2] d’Éric Plamondon et Onze [3] d’Annie Dulong, on parle de l’Amérique du Nord, plus particulièrement de sa version états-unienne, alors que dans Amerika [4] de Sergio Kokis c’est en partie la confusion autour du mot « Amérique » qui sert de moteur à l’intrigue du roman. Quelle différence y a-t-il entre les États-Unis d’Amérique et le Brésil ? Les habitants de Lazipils, une bourgade de la région de Livonie (en Lettonie), n’ont jamais entendu parler du Brésil, mais c’est bien vers cette terre pleine de promesses que les conduira Waldemar Salis. Ce pasteur luthérien obsédé par des idées apocalyptiques et inspiré par la pensée de Kierkegaard rêve de fonder une nouvelle Jérusalem avec ses paroissiens, afin de vivre en toute tranquillité dans la vraie foi et la langue lettone, loin de la foi orthodoxe et surtout de la langue russe, que l’on impose aux habitants. L’émigration en Amérique devient un « possible » (au sens kierkegaardien) puis une réalité quand un groupe d’Allemands sollicite la participation des Lettons à cette grande aventure dans le but de défricher et d’occuper une terre offerte gratuitement en Amérique. Est-ce trop beau pour être vrai ? Oui, il va sans dire, car la seule Amérique que l’on connaît, c’est la grande Amérique riche et prospère de Rockefeller, celle qui fait rêver. Le Brésil, est-ce la même Amérique ? Est-ce encore l’Amérique ?

Le point de départ du roman de Kokis se trouve dans un voyage similaire qu’a fait le père de l’auteur, arrivé à un très jeune âge au Brésil en provenance de Lettonie avec ses parents et un groupe d’immigrés. À la fin, Kokis intervient même pour livrer une brève confession et expliquer pourquoi il a écrit ce roman, ou plutôt cette fable, selon son qualificatif : « Elle fut écrite parce que l’auteur la gardait dans son esprit depuis l’enfance, et il ne voulait pas qu’elle se perdît lorsqu’il ne serait plus là pour continuer à s’en souvenir […]. » (267-268) Cette aventure encore jamais écrite, Kokis l’avait déjà évoquée dans un épisode de son récit autobiographique L’amour du lointain, dans lequel il parvient à ce constat : « Plutôt que de s’encombrer avec les ruines de nos origines, mieux vaut chercher ses propres illusions, quitte à devoir mentir ou se mentir le restant de nos jours [5]. » Les soucis de vérité ou d’exactitude ne se situent donc pas au coeur du projet romanesque de Kokis dans Amerika, même si le protagoniste, Waldemar Salis, semble vaguement inspiré du grand-père que l’auteur n’a pas connu. Kokis fait du pasteur un personnage exalté, naïf et grandiloquent, passionné de théologie, qui voit des signes eschatologiques partout autour de lui, mais ne s’en inquiète pas : « Cet étrange sentiment d’être l’un des élus, l’un des justes inscrits dans le livre de la vie dont parle le texte de l’Apocalypse, lui semblait être une évidence presque banale […]. » (11) Kokis choisit de situer l’action initiale qui précipite le départ du groupe de Lettons en 1905, année remplie de troubles politiques dans l’empire russe, qui mèneront à la « première révolution », événement historique majeur trop souvent occulté par la grande révolution de 1917.

Dans les cinq premiers chapitres du roman (qui en compte douze), l’histoire des habitants de Lazipils est narrée de manière un peu badine. Kokis mise sur l’humour, l’ironie et un certain esprit carnavalesque pour dépeindre les moeurs villageoises, en mêlant, comme il le fait si souvent, le sexe aux échanges philosophiques et théologiques. Waldemar discute longuement avec son beau-frère Alexandr, l’instituteur du village, dont l’érudition surprend et le sens critique, les doutes et l’incroyance rappellent d’autres personnages d’intellectuels dans les romans de Kokis derrière lesquels il est difficile de ne pas discerner la voix de l’auteur. Il faut avouer que la situation de Waldemar n’est pas banale : après avoir perdu sa virginité à trente-cinq ans avec Alija, sorcière séduisante et impie à qui il s’abandonne en citant le Cantique des Cantiques, il découvre d’autres plaisirs de la chair avec la fille d’Alija, Martha. Comme celle-ci n’a que 14 ans, il doit l’épouser rapidement et discrètement. Ils auront bientôt un fils, Ruben.

Avide lecteur de la Bible, Waldemar la scrute sans cesse dans le but de trouver des réponses à ses questions et d’interpréter les signes qu’il voit autour de lui. Ainsi, sa décision de partir s’est cristallisée lors d’une journée riche en événements dramatiques et en rebondissements, causés par une nature en apparence déchaînée, qui l’a conduit à chercher des explications du côté de l’Apocalypse :

Pourtant, tout semblait au contraire pointer vers le livre de l’Exode et, au lieu de la fin des temps, c’était la terre promise qui se profilait à l’horizon. La journée avait commencé avec l’Amérique et elle avait fini avec l’Amérique, sans aucune trace de catastrophe ou annonce de sceaux rompus. La pluie avait fêlé le four du forgeron, certes, mais l’arc-en-ciel pointait vers l’ouest, comme s’il voulait montrer la direction contraire de l’exil de Caïn.

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Waldemar se pose d’innombrables questions, mais c’est le retour d’un villageois récemment échappé d’une prison de Sibérie qui s’est arrêté à Lazipils avant de partir pour l’Amérique qui convainc le pasteur : « Il ne s’agissait plus d’un signe, mais d’un signal évident de la direction que devaient prendre les pas du pasteur conduisant ses ouailles. » (82) Le lecteur de Kokis s’amusera sans doute de l’aspect dérisoire du raisonnement du pasteur et de l’irrationalité qui guide certaines de ses décisions, mais celles-ci s’inscrivent dans une logique et une cohérence qui ne font aucun doute pour celui qui cherche la voie.

La longue traversée et l’arrivée en sol brésilien sont racontées de façon plus sobre. En quelque sorte, c’est un peu comme si l’on entrait dans un deuxième roman. Faisant suite à un commencement ironique et fantaisiste, la seconde partie nous entraîne dans un univers plus naturaliste. Les interprétations bibliques fantasques de Waldemar deviennent plus dramatiques. Tant que l’émigration n’était qu’un possible, le rêve occupait presque tout l’espace. La réalité s’est avérée désastreuse pour ce groupe d’immigrés lettons, qui ont été rapidement décimés par la fièvre jaune ou « vômita negra », épidémie mortelle dévastatrice emportant avec elle Waldemar et de nombreux paysans, qui ont dû abandonner leur rêve de posséder une terre fertile dans le comté de São Paulo. Alexandr sera l’un des rares à s’en sortir, lui qui avait décidé d’abandonner les paysans et de tenter sa chance en ville. C’est donc l’anarchiste, l’incroyant, qui réussit à refaire sa vie en Amérique du Sud, loin du village letton et de la tyrannie russe, tandis que le juste Waldemar meurt accompagné de « visions de châtiments terribles » (260), vraisemblablement abandonné par son Dieu.

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Mayonnaise : un titre de roman inusité, mais dont le sens nous est expliqué dans un chapitre entièrement consacré au sujet. Nous y reviendrons. Deuxième volume de la trilogie 1984 consacrée à des « personnalités américaines », Mayonnaise est l’occasion pour Éric Plamondon de s’intéresser à l’écrivain Richard Brautigan, après avoir consacré le premier volume à Johnny Weissmuller et avoir annoncé que le troisième porterait sur Steve Jobs. Constitué de cent treize courts chapitres — certains se réduisent à un simple fragment ou à un poème minimaliste —, le roman présente deux récits, celui de Gabriel Rivages, qui écrit sur sa vie, ses pensées, ses activités et son admiration pour Brautigan, ainsi que le récit biographique — ou la biofiction — de Brautigan. C’est un récit partiel, fragmenté, non chronologique, qui contient des épisodes inventés, mais les dates, les publications et ce qui touche l’oeuvre de Brautigan semblent exacts. On peut y voir un va-et-vient entre la vérité et la fabulation. L’intérêt de l’oeuvre se trouve toutefois ailleurs, comme dans le choix des anecdotes qui permettent au narrateur de raconter, sans l’aspect fastidieux de certaines longues biographies traditionnelles, la vie peu banale de celui qui est présenté à la fois comme un grand écrivain et le dernier des beatniks.

Bien que cela n’enlève rien à l’originalité du roman de Plamondon, il est clair que sa forme doit beaucoup à celles des romans de Brautigan, notamment à Trout Fishing in America (1967), premier roman qu’il a écrit, constitué de quarante-sept courts chapitres coiffés d’un titre original, voire farfelu. L’ensemble des titres crée une table des matières originale ; le dernier s’intitule justement « The Mayonnaise Chapter ». Plamondon reprend donc là où Brautigan avait laissé : « Pour moi, la table des matières d’un livre de Brautigan, c’est un poème en soi. C’est un chapitre au complet » (124). Le culte que le narrateur voue à l’oeuvre de Brautigan, dont nous avons ici un excellent exemple, se manifeste partout dans Mayonnaise. C’est clairement Trout Fishing in America qui semble susciter chez lui le plus de fascination, comme on le voit au chapitre 38, « Wow ! », titre bref mais évocateur : « Quand j’ai lu ce livre pour la première fois, je me suis dit : “Wow !” […] C’est d’ailleurs pour ça que je le relis. Wow ! » (73) À travers les biographèmes de Brautigan, c’est aussi une certaine idée de l’Amérique qui apparaît. Écrivain comme seuls les États-Unis peuvent en créer, Brautigan étonne par son parcours, mais également par son rapport à l’écriture et sa vision du monde. En ce sens, il incarne à la fois l’écrivain beatnik, fût-il le dernier, mais aussi la tendance progressiste aux États-Unis. Pour le narrateur, tout s’explique, y compris les raisons de son suicide en 1984 : « Il se suicide parce que ses contemporains ont trahi leurs idéaux. […] Pour faire court, on va dire que Brautigan se suicide parce que Ronald Reagan a été élu président des États-Unis. » (195)

Dans la narration principale, constituée de deux histoires qui s’entrecroisent, Plamondon insère habilement de petits récits idéels assez simples. Il multiplie les anecdotes sur les découvertes et le développement industriel ou commercial des États-Unis, présente les événements telles les inventions de la machine à écrire et de sa première version électrique, la création des sociétés Remington ou Gaget — qui nous donne plus tard le mot « gadget » — ou encore la destruction du Singer Building en 1968 — « Avant le 11 septembre 2001, il s’agissait du plus grand bâtiment jamais détruit à New York » (88) —, comme si elles s’inscrivaient dans des moments de la vie de Brautigan. Si celle-ci est une source de fascination pour Gabriel Rivages, on découvre peu à peu qui il est à travers de nombreux souvenirs, souvent présentés de manière légère, qui alternent avec les interrogations existentielles : « À quarante et un ans, je ne serai jamais quelqu’un d’autre que moi-même, Gabriel Rivages. Ai-je pour autant raté ma vie ? » (11) Peu de temps après, il est question de sa tentative de suicide, qui nous est cependant racontée par un second narrateur (20). Puis, à la mort de son père, on apprend qu’il n’est pas le fils biologique de ce dernier et on constate un indéniable rapprochement de la vie de Rivages avec celle de Brautigan. La construction originale de Mayonnaise montre la possibilité d’un roman qui n’a pas abandonné le plaisir de la narration, mais qui reste attaché à la fragmentation et au mélange des genres.

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Si Éric Plamondon évoque dans son roman la destruction des tours du World Trade Center — sans le nommer — comme un fait historique et même anecdotique parmi d’autres, Annie Dulong, elle, y consacre tout un roman. En réalité, la destruction elle-même ou les causes de l’attaque ne sont pas ce qui intéresse l’auteure dans Onze. Il s’agit plutôt de voir, à travers la fiction, qui sont ces gens morts ou ceux dont les proches sont morts lors de ce matin fatidique. En ce sens, le chiffre « onze » est aussi un euphémisme ou une atténuation, une tentative d’aller à l’essentiel sans trop dévoiler. Onze renvoie bien entendu au 11 septembre 2001 à New York, mais aussi à onze personnages ou onze morts possibles. Construit en deux sections de onze chapitres — la première possède un ordre ascendant, la seconde, un ordre descendant —, le roman commence par un préambule de quelques pages qui est en fait un retour en arrière, comme l’indique l’attaque du roman : « Le jour où mon frère est mort, je regardais le soleil briller sur l’Hudson et je buvais un café. » (9) Combien de temps s’est-il écoulé ? Impossible de le savoir. Ce préambule sans chiffre, c’est donc ce qui est là, mais qui ne se nomme pas, le zéro, peut-être celui de « Ground Zero », périmètre où se trouvaient les ruines et les restes humains, le lieu précis des attaques.

Onze est un roman tout en nuances. La phrase initiale impose déjà le ton : pas (ou très peu) de lyrisme, pas de sentimentalisme, pas de pathétique non plus. La narration oscille constamment entre différents narrateurs, passe rapidement d’un point de vue à un autre, et reste toujours au plus près des personnages, entre superficialité et profondeur. Parmi ces personnages dont la vie bascule parfois au moment où ils s’apprêtaient à prendre une décision grave, on retrouve Leah, qui avait choisi de se suicider ce mardi-là après être rentrée à la maison. On la voit plutôt descendre l’escalier de la tour nord en essayant de s’en sortir vivante, elle qui s’est promenée pendant une semaine avec « dans son sac à main la photographie qu’elle a choisie pour ses funérailles. […] Le texte de sa notice nécrologique. » (69) Ou encore Mabel, « collectionneuse d’ironies en tout genre », qu’elle « note dans un cahier » et aimerait peut-être publier « comme des aphorismes à lire dans le train en se rendant au travail » (37). Contrairement à Leah, Mabel est heureuse et semble à l’aise à diriger son personnel. Ce matin-là, après la terrible explosion, elle se trouve devant une situation cruciale : « Elle hésita, coincée entre son instinct qui lui disait de déguerpir le plus vite possible, et la conscience que trente-deux vies se fiaient à elle en ce moment tandis que des responsables de l’immeuble leur demandaient de ne pas engorger les ascenseurs. » (40) En prenant la mauvaise décision qui entraînera la mort de ceux qui l’ont écoutée, Mabel est aussi victime d’un terrible retour ironique — ironie du sort, si l’on veut.

Onze ne prétend pas être une grande histoire du 11 septembre 2001, en révélant des faits méconnus ou inédits, par exemple. C’est plutôt un roman qui multiplie les petites histoires. Ce n’est pas un portrait des États-Unis d’Amérique qui ont été attaqués, mais de nombreux portraits de personnages ordinaires victimes d’une folie meurtrière. Dans son roman, Dulong ne prononce pas de discours, ne fournit pas d’explications. Elle ne dit pas un mot sur les terroristes, sur les politiciens, sur le désir de vengeance de la population. Faut-il y voir un refus de comprendre les événements qui ont eu lieu ou les causes des attentats ? On peut en douter. Misons plutôt sur une forme intelligente de pudeur, une façon de comprendre autrement, de dire qu’il est possible de montrer autre chose, comme la mort d’Eileen, celle de Phil, celle d’Eva, elle qui venait de tomber amoureuse de Peter. Elle meurt en tombant par la fenêtre d’un bureau, non sans avoir pu imaginer qu’elle passait ses derniers instants en compagnie de Peter, dont la main l’enveloppait, « partout sur son corps » (92). À l’aide d’une attention aux détails et d’un style euphémique, Annie Dulong réussit à évoquer la tristesse et la beauté de certains moments dramatiques comme celui-ci avec beaucoup de finesse.

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Sergio Kokis a plusieurs fois traité de l’immigration, du retour au pays et de ce que peut représenter l’Amérique, du nord au sud, comme continent de rêves, de vies refaites ou d’espoirs déçus. En ce sens, Amerika, malgré le carnavalesque des premiers chapitres, représente une des histoires les plus sombres qu’il a écrites. Éric Plamondon et Annie Dulong proposent des versions bien différentes de l’Amérique, mais restent au coeur des États-Unis. Dulong a signé une oeuvre intimiste et subtile sur le drame du 11 septembre 2011, cette immense blessure collective. Plamondon semble avoir réussi à créer un roman québécois sur les États-Unis, tout en s’inscrivant dans le sillage de Brautigan. Au fond, ce n’est peut-être pas un hasard si l’auteur a choisi l’année 1984 pour sa trilogie, car c’est aussi l’année de publication de Volkswagen Blues de Jacques Poulin, roman qui a joué un rôle déterminant dans le rapport des romanciers québécois avec le territoire nord-américain et son imaginaire.