Chroniques : Roman

Comment juger le monde ?[Notice]

  • Martine-Emmanuelle Lapointe

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  • Martine-Emmanuelle Lapointe
    Université Simon Fraser

Comment juger le monde ? À cette vaste question, piégée il va sans dire, les trois romancières présentées ici ne proposent pas vraiment de réponses. Rappelons d’emblée que le verbe « juger » possède un double sens : il renvoie au fait d’exercer son jugement, de dire ce qui est, de donner un avis éclairé sur des questions complexes et tortueuses, mais il signifie aussi, et de plus en plus, faire le procès d’autrui, parfois durement, parfois opiniâtrement, sans avoir pris part de manière directe aux événements dont on se fera le juge extérieur. Si le genre romanesque ne prétend plus à l’exhaustivité et à l’objectivité depuis plus d’un siècle, s’il a renoncé aux grands déploiements réalistes des comédies humaines, il n’en demeure pas moins juge de son temps et de ses lieux, fictifs ou réels. Les trois oeuvres abordées dans cette chronique jugent en effet leur monde, se situent par rapport à des idéologies contemporaines et à des discours sociaux dominants. Entre juger et juger, s’imposent parfois de troublants écarts. Les récits de Mordecai Richler, dont The Apprenticeship of Duddy Kravitz, St. Urbain’s Horseman, The Street et, plus récemment, Barney’s Version  qui se déroulaient tous en partie dans le Mile End, présentaient, parfois sur le mode satirique, le portrait de ce que fut autrefois le vibrant quartier juif de Montréal. Dans Aaron  d’Yves Thériault et dans Babel, prise deux  de Francine Noël, la communauté juive hassidique a également été mise en scène, fascinait et rebutait à la fois tant elle semblait évoluer dans un monde parallèle, parfaitement étrangère au mode de vie de ses voisins francophones. Presque absente de la littérature québécoise contemporaine, cette communauté a pour ainsi dire inspiré le deuxième roman de Myriam Beaudoin, Hadassa , lauréat du Prix des collégiens 2007. Cette oeuvre se distingue de la production littéraire actuelle en ce qu’elle plonge littéralement dans un autre univers culturel, tente d’en cerner les moeurs sans pour autant renoncer aux plaisirs de la fiction. Alice, jeune diplômée universitaire, a été engagée pour enseigner le français dans une école hassidique pour jeunes filles. Dès son arrivée, les autres professeures non juives lui conseillent de ne pas espérer se faire aimer de ses élèves : « [S]urtout ne pas me faire d’illusions, je ne serais jamais leur amie, ni leur confidente. » (13) Et pourtant, la jeune Alice saura intéresser celles qui, Au fil du récit, enseignante et élèves en viennent à partager des « secrets de juifs » et de non-juifs, développent une amitié sincère qui repose également sur le plaisir commun de la lecture. Dans cette école où les jeunes filles apprennent surtout à analyser les discours des livres bibliques et où la fiction n’a jamais eu droit de cité, Alice s’improvise bibliothécaire. Elle obtient un budget de cinq cent dollars, une salle mal chauffée et parvient à réunir quelques livres, toujours soumis à l’évaluation d’un comité de lecture strict. Devant l’intérêt grandissant de ses élèves pour les Schtroumpfs et autres histoires inventées, elle se permet de leur lire des livres non censurés, empruntés à la bibliothèque publique. Rien de très menaçant, des Martine dévoilant les « jambes nues et pêche » (82) de l’héroïne, montrant des clochers d’église et mettant en scène de chastes baisers. Parmi les élèves de sa classe, c’est la petite Hadassa, « enfant-princesse » fragile et spontanée qui saura toucher le plus profondément Alice. Sans donner dans les bons sentiments ou dans l’angélisme, Myriam Beaudoin ne cesse de souligner la difficile communion des membres des deux communautés. Si Alice est appréciée de ses élèves, si on l’invite par politesse …

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