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Le Québec et Paris, lieux essentiels dans la vie d’Anne Hébert, forment aussi le décor de L’enfant chargé de songes [2]. L’analyse sera concentrée sur le début et la fin de ce livre, les parties I et IV, dont l’action se déroule à Paris. Un résumé des quatre parties permettra de les rattacher à l’ensemble du roman :

  1. Paris

    La première partie se déroule juste après la Seconde Guerre mondiale. Le protagoniste du roman, Julien Vallières, a traversé l’Atlantique et vient d’arriver à Paris, où il rencontre lors d’un concert Camille Jouve qui lui rappelle son amour de jeunesse, Lydie Bruneau.

  2. Le Québec

    Dans un retour en arrière, la deuxième partie évoque l’enfance au Québec de Julien et de sa soeur Hélène, en compagnie d’une mère protectrice et possessive, Pauline. En 1934, pendant leurs vacances à la campagne dans le village de Duchesnay, Julien et Hélène, jeunes adolescents de 16 et de 14 ans, tombent tous les deux amoureux de Lydie Bruneau. Cette jeune fille transgressive, « sorcière » (ECS, II, 63), se jure de les affranchir de leur mère. Lydie refuse cependant l’amour de Julien, en l’humiliant, et elle entraîne sa soeur dans une épreuve d’initiation en canot, où cette dernière se noie dans un torrent. L’émancipation des enfants se solde ainsi par un échec.

  3. Le Québec

    Dans la troisième partie, Julien soigne sa mère jusqu’à sa mort en 1937. Il s’enferme ensuite dans un appartement du Vieux-Québec, où il travaille au bureau des Postes. Désirant être aimé par « une femme qui ne ressemblerait ni à sa mère ni à Lydie » (ECS, III, 118), il commence une relation avec une collègue, Aline Boudreau. Après la guerre, il part en bateau pour la France.

  4. Paris

    La quatrième partie, de même longueur (dix-sept pages) que la première partie, en poursuit l’action à Paris, relatant les rendez-vous de Julien avec Camille Jouve. Lorsqu’il reçoit une lettre d’Aline qui lui annonce qu’elle est enceinte, celui-ci déclare vouloir retourner au Québec auprès d’elle.

Les parties I et IV se définissent comme le début et la fin du roman par trois critères [3] : la nette division typographique numérotée, la temporalité et la spatialité. Alors que les parties I et IV se déroulent à Paris dans la période de l’après-guerre, l’action des deux autres parties prend lieu au Québec, principalement en 1934 (partie II) et au cours de la période allant de 1934 à 1945 (partie III).

Le début du texte, coïncidant avec le début de la lecture, forme le seuil entre le monde réel du hors-texte et le monde fictionnel des personnages impliqués dans l’action du roman. Dans une analyse de la rhétorique particulière de la première partie, les aspects typiques de l’ouverture romanesque seront passés en revue : l’incipit in medias res, les topoi et les codes orientant la lecture, ainsi que la focalisation, la présentation successive des personnages et la thématisation.

Le titre du livre, L’enfant chargé de songes, annonce déjà l’importance des « songes » de Julien, qui joueront un rôle primordial dans la thématique aussi bien que dans les codes de lecture, réaliste et onirique, car le roman présente une combinaison originale du réalisme spatio-temporel avec l’onirisme.

Dans l’incipit du roman, Julien a passé sa première journée à Paris, juste après son voyage transatlantique depuis le Québec. La thématique du voyage présente une double relation sémiotique [4]. En incitant à comparer le pays d’origine au pays étranger, le voyage amène les personnages à faire des réflexions sur leur identité culturelle. Le parcours du voyage peut aussi être mis en rapport avec la quête d’identité personnelle des protagonistes, à la recherche de leur voie dans la vie. La thématique du voyage présentera donc souvent des liens significatifs avec la quête d’identité culturelle et personnelle des personnages [5]. L’examen de la première partie du roman révélera que le voyage de Julien est motivé psychologiquement par son désir d’échapper à son passé traumatisé, dominé par sa mère oppressive. Comme il ne parvient pas encore à s’en affranchir, il est incapable de vivre au présent et de se réjouir dans la ville de Paris, contrastée par rapport à son Québec natal.

Ensuite, l’analyse de la fin du roman, caractérisée par des stratégies typiques de la clôture romanesque, permettra de montrer l’aboutissement des thèmes, esquissés au début du roman, ainsi que la polysémie de l’effet du voyage identitaire sur la personnalité de Julien.

Le début du roman : partie I

La phrase inaugurale du roman signale que Julien, épuisé par son long voyage transatlantique, s’endort :

Au terme de sa première journée à Paris, son grand corps encore chaloupé par le roulis du bateau, Julien s’est endormi très vite, rompu de fatigue, presque tout de suite livré aux apparitions de la nuit.

ECS, I, 9

Dans cet incipit, le lecteur entre en plein milieu de l’action du roman qui commence donc in medias res [6]. L’entrée du texte, coïncidant avec le topos traditionnel de l’arrivée [7] du protagoniste, mime l’entrée imaginaire du lecteur dans l’univers littéraire, au début de sa lecture. Deux topoi de début romanesque s’y trouvent inversés : la fin de la journée (au lieu du topos de l’aube [8]) et le sommeil (opposé au topos du réveil [9]), comme indice sémantique de la thématique du songe.

La fonction de la rhétorique de l’ouverture du roman réaliste du dix-neuvième siècle était de donner des réponses aux questions cardinales « Qui ? Où ? Quand [10] ? » Si l’incipit du roman d’Anne Hébert mentionne tout de suite le nom du protagoniste, Julien, et le lieu, Paris, il reste pourtant plusieurs lacunes sémantiques [11] que le lecteur devra combler au cours de sa lecture. C’est ainsi que la temporalité de l’après-guerre et le Québec, comme pays d’origine de Julien, ne seront révélés qu’au cours des parties suivantes du roman. La polysémie des romans hébertiens, créée par des blancs sémantiques, est encore renforcée dans le texte par l’utilisation constante d’importants blancs typographiques [12], qui occupent même 40 % du texte [13] dans L’enfant chargé de songes.

La technique narrative introduit le lecteur rapidement dans l’univers du roman par le passage de la focalisation externe du narrateur à la focalisation interne [14] de Julien, hanté par des « apparitions » qui sont évoquées dans le deuxième paragraphe :

Soudain elle a été là, dans les ténèbres de la chambre, de plus en plus nette et précise, à mesure qu’il la reconnaissait. Bientôt la géante immobile et lourde s’est mise à rayonner de mauvaise humeur et Julien a su que sa mère ne lui pardonnait pas d’avoir franchi l’Atlantique et quitté sa terre natale.

ECS, I, 9

Julien se sent donc assailli dans son sommeil par l’apparition de sa mère qui réprouve son départ du Québec pour faire un voyage transatlantique vers la France.

Les paragraphes initiaux annoncent déjà le double protocole de lecture du roman [15]. D’une part, la réception du texte est orientée par le réalisme du discours référentiel sur le hors-texte réel de Paris, mais d’autre part le topos inversé du sommeil et les « apparitions de la nuit », avec la vision effrayante de sa mère, indiquent l’onirisme qui caractérise la nature particulière du texte hébertien. En effet, la combinaison des deux codes de lecture du réel [16] et de l’onirique [17] sont typiques de l’originalité de toute l’oeuvre romanesque d’Anne Hébert.

En remplissant une fonction de thématisation [18], le début du roman contient souvent en germe les thèmes majeurs qui structurent l’ensemble du texte. Le réalisme et l’onirisme joueront un rôle central sur le plan thématique du roman dans la recherche identitaire de Julien, qui devra faire un choix entre la réalité concrète et les songes. La thématique de son voyage à Paris sera liée à sa quête identitaire par sa tentative d’échapper à la domination de sa mère oppressive, ainsi qu’au milieu étouffant de la société québécoise de son époque : « Le voyage vers la France est un signe évident que, pour les héros hébertiens, s’affranchir de cette société aliénante du Canada français des années 1930-1940 impose une transgression. La traversée de l’Atlantique renvoie à l’interdit parental, surtout maternel [19]. »

Au début de son séjour à Paris, Julien ne peut pas encore se libérer de l’emprise de sa mère qui ne cesse de hanter ses rêves. Assise sur sa « croupe énorme », coiffée de « cheveux courts », vêtue d’un « pantalon d’homme », et « cigarette allumée », elle le domine comme une « créature toute-puissante » qui, « seule au monde, possédait des droits sur lui » (ECS, I, 9). La deuxième partie du roman expliquera que sa mère avait adopté ce comportement masculin pour chasser son mari, afin de pouvoir isoler ses enfants « du monde entier » et de les maintenir ainsi dans une « sorte de jardin suspendu » édénique d’une « enfance interminable » (ECS, II, 37). Comme elle semble « entraîner » Julien dans « une enfance » dont il ne veut plus, il craint « d’étouffer » dans « cet état de songe » qui « risque de l’anéantir » (ECS, I, 10). Bien qu’il se souvienne à son réveil que « sa mère est morte » (ECS, I, 10), elle continue de l’obséder, en lui interdisant toute joie de vivre hors de l’enfance : « Tout se passe comme s’il n’avait pas le droit de regarder Paris, de le sentir vivre sous son regard et de le trouver délectable, quelqu’un d’extrêmement puissant lui ayant interdit en songe tout plaisir et toute joie, hors de l’enclos étroit de l’enfance. » (ECS, I, 11)

La suite du roman développera la thématique du choix de Julien entre le songe du passé et la réalité du présent. « L’enfant chargé de songes » s’efforcera de se libérer de son enfance au Québec et de conquérir, comme adulte, le nouvel espace de la ville de Paris.

Sur le plan de son identité culturelle, le voyage amène Julien à des réflexions sur Paris, comparé au Québec. Ainsi que les personnages de romans réalistes du dix-neuvième siècle, il se comporte comme un personnage-novice « dans un milieu étranger, différent, dont il aura à faire l’épreuve ou l’apprentissage [20] ». Le premier contact de Julien avec Paris est inquiétant parce qu’en face de son hôtel on « vient de repêcher » un noyé dans la Seine (ECS, I, 11), noyade qui est liée thématiquement à la mort dramatique de sa soeur Hélène dans les vagues d’un torrent au Québec (ECS, II, 106). Souffrant de « son statut douloureux d’étranger dans la cité » (ECS, I, 13), Julien se sent aliéné et totalement isolé : « Il y a comme un écran entre la ville et lui, une vitre translucide derrière laquelle se dressent d’étranges demeures fermées et des créatures inaccessibles. » (ECS, I, 12) Menant une vie d’errance solitaire, « Julien erre, du matin au soir, dans les rues d’une ville qui se dérobe à son approche. » (ECS, I, 12) Il est déçu, parce qu’il « ne cesse de comparer le Paris de ses rêves avec celui de la réalité » (ECS, I, 12) : « Trop de monde. Trop de bruit. Trop de voitures » (ECS, I, 12). Un « filtre gris recouvre les monuments » (ECS, I, 12) et « les passants » sont « vêtus de noir, de beige et de gris » (ECS, I, 13). Paris et ses habitants contrastent avec le Québec. « Il se souvient des couleurs crues de son continent d’origine » et « songe aux souliers rouges d’Aline, sa petite amie, à l’éclat surprenant qu’ils apporteraient à la grisaille ambiante » (ECS, I, 13). Après la présentation de Julien et de sa mère, le début romanesque introduit maintenant un nouveau personnage, Aline, avec qui Julien a commencé une relation qui sera décrite au cours du retour en arrière de la troisième partie du roman. À la différence du portrait physiologique et psychologique détaillé du roman réaliste du dix-neuvième siècle, Aline est tout juste caractérisée par le contraste entre le rouge québécois et les couleurs grises de Paris.

Lorsque Julien a décidé d’aller à un concert dans l’église des Billettes, « l’air autour de lui a semblé plus respirable, tout comme si à l’avance la musique commençait déjà son oeuvre de bonté. La musique, depuis son enfance, ne possédait-elle pas le pouvoir de le rendre heureux en dépit de tout ? » (ECS, I, 14) [21] La musique ressuscite alors ses souvenirs d’enfance en relation avec son amour de jeunesse pour Lydie Bruneau, qui est présentée maintenant : « C’est du fond des années passées que remontent des sons et des images enfouis. Il entend de nouveau Mozart et Schubert. Il voit la musique rayonner sur le visage mobile de Lydie. » (ECS, I, 14) La deuxième partie du roman racontera comment Julien et Hélène, en compagnie de Lydie, écoutaient la musique de Mozart et de Schubert et parvenaient ainsi à échapper au contrôle de leur mère [22].

Au cours du concert dans l’église des Billettes, le regard de Julien se pose sur « les épaules d’une femme vêtue de noir » (ECS, I, 15) qui le fascine par sa ressemblance avec Lydie :

Il la regarde avec insistance. Sa figure étroite, ses bandeaux de cheveux noirs. Elle vire sur ses talons hauts, s’étire, comme si elle était seule au monde, toute sombre dans la lumière d’été, cambrant les reins, projetant sa poitrine, un vague sourire sur ses lèvres rouges. Comme cette femme ressemble à Lydie, pense Julien […].

ECS, I, 15-16

Le début romanesque présente ainsi le personnage de la « dame des Billettes » (ECS, I, 17) qui ne dira son nom, Camille Jouve, qu’au cours de la quatrième partie (ECS, IV, 148). Camille est liée à Lydie par le thème de la musique, ainsi que par sa ressemblance physique avec elle. Dans sa « robe moulante » (ECS, I, 21), elle représente la femme mystérieuse, aux connotations sexuelles réprimées par la religion oppressive dans le Québec des années 1940. Elle est la femme des songes qui s’oppose à la femme de la réalité quotidienne, représentée par Aline. La vue de Camille lui rappelle sa première vue [23] de Lydie avec « un long corps mince et des jambes interminables » (ECS, I, 22) :

C’est du fond de ce silence, sous les paupières fermées de Julien, que surgit Lydie. Elle se montre de face et de profil, ses longs cheveux noirs en bataille sur ses épaules et dans son dos. En croupe sur un cheval de labour gris pommelé elle n’en finit pas de parader.

ECS, I, 18 ; voir aussi II, 42.

La rencontre avec Camille, topos d’ouverture privilégié du roman réaliste [24], permettra à Julien d’entrer en contact avec une Parisienne, qui pourra remplir le rôle d’un personnage initiateur « qui est la mémoire du lieu, en détient les secrets qu’il révèle au novice [25] ». Cependant, Julien se comporte toujours comme « un sauvage » (ECS, I, 22), avec son « accent » québécois qui « rappelle la campagne profonde » (ECS, I, 21-22). Il reste tellement attaché à son pays d’origine qu’il n’arrive pas à s’ouvrir à la ville de Paris :

Tout est trop ancien, ici, trop vieux, le passé nous étouffe, c’est trop petit surtout, votre Seine, on dirait un ruisseau, vos forêts ont l’air de parcs bien ratissés, et puis le sel n’est pas salé, ni le sucre sucré, trop de monde, trop de voitures, trop pollué…

ECS, I, 21

Vers la fin de la première partie, « Julien s’enferme pour la nuit » (ECS, I, 23) : « L’espace clos, le plus souvent une chambre, apparaît comme l’endroit privilégié de la scission temporelle, du repli sur soi et de la confrontation avec sa propre histoire [26]. » Dans l’enfermement de sa chambre, Julien est submergé d’« images » (ECS, I, 24) de son passé. Lorsque sa vision de Lydie s’est transformée en l’image de Camille, sa mère reprend brusquement son emprise sur lui, en frappant Camille Jouve de son interdit, tout comme elle l’avait fait autrefois avec Lydie :

Une grande fille aux longs cheveux noirs [Lydie] se montre un instant, l’appelle par son nom, « Mon petit Julien », rit beaucoup et s’enfuit dans l’ombre de la chambre pour réapparaître aussitôt sous les traits de la dame des Billettes [Camille]. Tandis que sa mère, énorme et sacrée, dans des nuages de fumée, prend toute la place contre son lit, se penche et projette des spirales de tabac blond, par le nez et par la bouche. Elle assure que Lydie est maudite et qu’il faut s’en méfier comme de la peste, ainsi que de toute autre créature lui ressemblant.

ECS, I, 24

Ainsi que dans l’incipit du roman, Julien s’endort de nouveau dans le paragraphe final de la première partie :

C’est un vieil adolescent qui s’endort dans une ville étrangère. Bientôt, dans son sommeil, il se tourne vers sa petite enfance, ce temps béni d’avant la première apparition de Lydie. Il s’enroule dans son drap et se cache la figure. Il entend déjà distinctement, de l’autre côté du monde, sonner à son oreille l’angélus du soir, à l’église de Duchesnay.

ECS, I, 25

Comme « l’enfant chargé de songes » semble revivre ainsi son enfance au Québec, les parties II et III du roman pourront être envisagées comme une sorte de texte onirique [27] qui évoque non seulement sa petite enfance, entourée d’amour maternel, mais aussi son adolescence traumatisée par son échec amoureux avec Lydie, la noyade de sa soeur et la mort de sa mère.

Ce genre de « retour en arrière représente une constante dans l’oeuvre romanesque hébertienne [28] ». À une remarque de Lise Gauvin sur la « double temporalité » caractéristique de ses romans, Anne Hébert répond :

Je crois que c’est une dimension romanesque mais aussi une dimension humaine. Le passé s’actualise constamment. On ne vit pas de façon linéaire et seulement dans l’actualité. Je crois que mes personnages ont un inconscient et un inconscient pas toujours très confortable. […] Je fais des incursions dans l’enfance. Des gens sans enfance sont pour moi des gens amputés des trois quarts de leur vie [29].

À l’époque de son arrivée à Paris en 1945-1946, Julien doit avoir l’âge de 27 ou de 28 ans [30], mais il est toujours caractérisé comme un « vieil adolescent ». Il devra s’affranchir de son passé québécois et de la domination de sa mère, afin de pouvoir se réjouir, en adulte, dans le présent et le nouvel espace de Paris. Chargé de songes, il devra choisir entre le rêve et la réalité [31].

La fin du roman : partie IV

Après le long retour en arrière sur le passé traumatisé de Julien au Québec (évoqué dans les parties II et III), la quatrième partie relate de nouveau sa vie présente à Paris. L’analyse de la fin du roman pourra révéler si son voyage à Paris a contribué effectivement à son évolution identitaire. Nous verrons qu’il réussit en effet à se libérer de son passé grâce à l’affranchissement de l’emprise maternelle, ce qui lui permet de vivre au présent et de se réjouir à Paris. On pourra se demander cependant si Julien arrive vraiment à se décharger des songes pour accepter la réalité quotidienne. La fin du roman, caractérisée par plusieurs topoi de clôture romanesque, n’est pas conclusive et garde toute sa polysémie.

Deux raisons contribuent à l’affranchissement de Julien : sa liaison transgressive avec Camille et la lettre d’Aline qui lui annonce qu’elle est « enceinte » (ECS, IV, 151).

Après avoir transgressé l’interdit maternel par son départ du Québec pour la France, Julien brave de nouveau son autorité obsessive par sa liaison avec Camille. Vers la fin de la première partie, Camille déclarait à Julien qu’elle aurait aimé se promener avec lui « au jardin du Luxembourg » (ECS, I, 22). Au début de la dernière partie, ils se trouvent en effet « tous les deux, assis côte à côte, sur un banc de bois, dans une allée du Luxembourg. Julien n’est plus seul, perdu dans une ville étrangère. Une femme est avec lui, sous les arbres calmes et bien rangés, dans l’air chaud de juillet » (ECS, IV, 143). Grâce à la compagnie de Camille, il ne se sent plus solitaire et aliéné dans la ville de Paris. Comme sa « mère en lui se tient tranquille depuis un bon moment déjà » (ECS, IV, 146), il parvient à se libérer de son passé et commence à vivre dans le présent.

La grossesse d’Aline contribue également à sa libération de l’enfermement répressif par sa mère, de sorte qu’il pourra se réjouir enfin de l’ouverture de Paris : « Il est dehors du matin au soir, mangeant et buvant, debout et en marche (sandwichs et canettes), parcourant la ville d’un pas infatigable, ayant quitté les chambres fermées [32] et le talon de la mère qui l’écrasait. » (ECS, IV, 153) En quittant l’enclos solitaire, Julien communique avec les Parisiens en dialogue avec la ville de Paris, dans un monde ouvert :

Il parle à qui veut bien l’entendre et on lui répond. Le dialogue est entamé entre la ville et lui. Vendeurs à la sauvette, jeunes filles en fleurs. Le monde est ouvert de haut en bas comme une pièce d’étoffe qui se déchire par le milieu. Entre les hommes et Julien il y a ceci de changé qu’il va être le père de l’un d’eux.

ECS, IV, 153

Il a même l’idée de s’établir à Paris avec Aline pour y vivre leur vie commune : « Place Furstenberg, il se demande s’il ne ferait pas bon vivre là dans cette mesure parfaite avec quatre arbres et un lampadaire ? Il y emmènerait sa femme au ventre rond et leur double existence faite une n’aurait plus de prix. » (ECS, IV, 153) À l’opposé de l’aliénation spatiale ressentie dans la première partie, Julien semble donc avoir fait la conquête de Paris : « Pour la première fois il a l’impression d’avancer dans une ville bien à lui, visible et palpable de tous bords et de tous côtés autour de lui. » (ECS, IV, 154) Grâce à la grossesse d’Aline, enceinte de lui d’un « côté du monde », au Québec, et par sa liaison avec Camille sur « le Vieux Continent », il pense avoir atteint la maturité : « Il est cet homme mûr qui mesure sa puissance des deux bords de l’océan Atlantique à la fois. » (ECS, IV, 154)

Le voyage à Paris a donc stimulé l’évolution identitaire de Julien qui semble avoir réussi à se dégager de l’asservissement à sa mère, de sorte qu’il pourra vivre dans le présent et goûter les plaisirs de sa vie parisienne. On pourra se demander cependant s’il a résolu également son choix entre les songes et la réalité.

Dans la troisième partie du roman, Julien était caractérisé comme « un Don Quichotte enfantin, gorgé de lectures et de musiques » (ECS, III, 136), qui négligeait de prendre conscience de la réalité de la guerre qui sévissait en Europe. Tandis qu’Aline suivait toutes « les nouvelles de la guerre » (ECS, III, 134), il n’écoutait « pas la radio » (ECS, III, 117). Dans sa relation avec Aline, Julien montrait sa crainte de perdre « sa liberté d’homme » (ECS, III, 130), en s’engageant davantage avec elle. Ses « rêveries mystérieuses » (ECS, III, 138) contrastaient avec la réalité de sa vie. Il aurait « voulu qu’Aline soit elle-même surnaturelle, l’égale de Lydie, son double magique » (ECS, III, 121). Julien manifestait donc des sentiments ambivalents envers Aline, jugée inférieure à Lydie.

Il en est de même dans la quatrième partie du roman, où il voit Camille comme une femme aux « jambes superbes », « toute noire » (ECS, IV, 155), qui est « plus belle qu’Aline » (ECS, IV, 157), avec ses « souliers rouges et une robe à fleurs » (ECS, IV, 145). Dans son optique, Aline est « ronde et sans mystère, fraîche comme de la crème fraîche » (ECS, IV, 150), en contraste frappant avec la personnalité énigmatique de Camille qui se caractérise elle-même par sa dualité : « Ma double vie ne vous regarde pas. Imaginez ce que vous voulez. Doctor Jekyll and Mister Hyde, si vous voulez. » (ECS, IV, 148-149) Lorsque Julien a eu « sa part d’aventure légère » (ECS, IV, 150) en couchant avec Camille, il a pu se décharger enfin d’un songe de désir sexuel, non assouvi avec Lydie, mais réalisé avec Camille : « Ils ont fait le nécessaire pour que s’apaise le désir et vienne la séparation. » (ECS, IV, 157)

Dans la dernière partie du roman, Julien semble opter finalement pour la « vraie vie », qui ne se trouve pas à Paris avec Camille, « cette inconnue à ses côtés », dans ce jardin du Luxembourg « trop bien léché, tout autour de lui » (ECS, IV, 143). La fin du roman, focalisée par Julien, suggère son ferme désir de retourner au Québec auprès d’Aline : « Julien n’a plus qu’une idée en tête. S’enquérir du prochain départ de l’Homéric. Réserver son billet le plus rapidement possible. Il se lève et fait sa toilette. Son voyage dans les vieux pays est terminé. » (ECS, IV, 158)

Alors que l’incipit du roman coïncidait avec l’arrivée de Julien à Paris, la clôture du roman est suggérée (dans l’avant-dernier paragraphe) par le topos de son projet de départ [33] pour le Québec. Bouclant la boucle, le roman présente ainsi une structure cyclique :

Il ne lui reste plus qu’à repartir sur la mer comme il est venu. L’océan à traverser une seconde fois. La terre promise se déplace et change de rive. Il n’est que de faire le trajet à l’inverse. L’Atlantique recommence à perte de vue. Julien envisage de longs jours à regarder la mer jusqu’à ce qu’apparaisse la terre, à moitié liquide, à peine sortie des eaux. Aline est cette terre obscure à l’horizon qui tremble avec son fruit. Aline est cette source et ce commencement. Julien a rendez-vous avec elle. Le songe est à nouveau devant lui.

ECS, IV, 158-159

La clôture du texte, qui annonce le voyage de retour et le recommencement [34] par la naissance [35] de son enfant, reste pourtant ambiguë.

La réapparition du songe à la fin du roman a provoqué des réflexions variées sur le dénouement possible de l’action. André Brochu estime que « Julien décide de mettre fin à son aventure parisienne et de rentrer au pays, pour y assumer ses responsabilités [36] ». Comme la focalisation par Julien est subjective et risque d’être suspecte, je partage plutôt l’opinion nuancée de Lilian Pestre de Almeida :

La décision de rentrer garde cependant une frange d’ambiguïté : est-ce enfin l’accès de Julien au monde adulte, est-ce encore la poursuite d’une autre illusion ? Le lecteur comprend qu’il est prêt pour un autre voyage. Vers la maturité et la liberté responsables ou vers un autre songe [37] ?

Julien semble en effet rester sujet à ses rêveries. Anne Ancrenat estime que « Julien va continuer le songe en s’enfermant dans un nouveau trio [38] » et restera sans doute « un éternel rêveur [39] ». Cette interprétation, comparable à celles de Robert Verreault [40] et d’André Brochu [41], correspond également au point de vue qu’Anne Hébert a formulé sur l’ambiguïté du comportement de Julien :

Il se fait peut-être des illusions. Il croit qu’il va épouser Aline, qui va avoir un enfant. Qu’il aura ainsi une vie très concrète, très normale, qu’il ne sera plus en marge, qu’il sera tout à fait planté dans le monde. Mais cela reste ambivalent. Est-ce que c’est encore un songe ? La question reste posée. Elle n’est pas résolue [42].

Comme le texte s’arrête avant le retour prévu par Julien, le roman garde toute son ouverture à la polysémie.

La fin du roman — qui était déjà annoncée par le topos du départ projeté de Julien — est suggérée également dans le paragraphe final du texte par le départ de Camille : « Il [Julien] n’a pas soulevé le rideau, ni regardé par la fenêtre. Il n’a pas suivi des yeux la femme [Camille] qui s’éloigne à petits pas sur le trottoir du quai Voltaire. » (ECS, IV, 159) L’excipit du texte prépare ainsi le passage imaginaire de l’univers fictionnel au monde réel, auquel le lecteur retourne après sa lecture. Le fait que le départ de Camille soit focalisé par le narrateur et non par Julien pourrait indiquer son détachement affectif, qui semble exprimé également par la remarque finale :

Nul pressentiment ne lui serre la gorge à la pensée d’un inconnu se mouvant dans l’ombre, de par les rues de la ville, silhouette sombre, reconnaissable entre toutes, aussi solitaire et désoeuvré que Camille Jouve, de la même race évanescente, en marche vers elle, tandis qu’elle le flaire à distance et l’espère pour compagnon, quelques heures à peine, jusqu’au bout de la nuit.

ECS, IV, 159

Le narrateur suggère que, dans l’avenir [43], Julien pourrait être remplacé auprès de Camille par un autre partenaire solitaire, comparable au protagoniste lui-même au début du roman. Par cette correspondance entre le début et la fin, le roman présente de nouveau une structure cyclique. Le narrateur présume que Camille recherchera une nouvelle liaison éphémère avec un autre « compagnon, quelques heures à peine, jusqu’au bout de la nuit » (ECS, IV, 159). Le « bout de la nuit », en tant que mot de la fin du texte, marque enfin la clôture du roman.

*

L’enfant chargé de songes est un roman réaliste par les références spatiales et temporelles d’une histoire se déroulant au Québec et à Paris. L’analyse du début et de la fin du texte a montré qu’Anne Hébert a lié les stratégies d’ouverture et de clôture — inversées ou non — à la construction thématique de son roman. L’originalité du livre, comme de toute son oeuvre romanesque, se trouve dans la combinaison du réalisme avec l’onirisme sur le plan de la technique narrative, des codes de lecture et de la thématique. Dès l’incipit, Julien est « livré aux apparitions de la nuit » (ECS, I, 9). À la fin de la première partie, il s’enferme dans sa chambre et voit en sommeil des images de son passé, qui sera évoqué sous la forme d’un texte onirique dans les parties II et III. Dans la partie initiale du roman, Julien, toujours obsédé par sa mère répressive, se sent seul et aliéné dans la ville de Paris, si différente de son Québec natal. Dans la partie finale, la grossesse d’Aline et la liaison transgressive avec Camille lui permettent de se libérer de l’oppression maternelle dans le passé, de sorte qu’il est enfin capable de vivre au présent, en se réjouissant de la communication avec les Parisiens et la ville qui s’ouvre à lui. Lorsqu’à la fin du roman le « songe est à nouveau devant lui » (ECS, IV, 159), on pourra se demander s’il parvient à accepter la réalité concrète de sa paternité ou s’il semble fuir encore dans les songes. Loin d’être conclusif, le dénouement du livre prête à des interprétations variées, de sorte que ce roman fascinant garde sa polysémie littéraire.