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Le soir, à la petite fenêtre du deuxième étage, on peut apercevoir de temps à autre l’ombre réconfortante de la grande voyageuse. Jack l’appelle par son seul prénom, Gabrielle, car, pour lui, la présence fantomatique de Gabrielle Roy est devenue avec le temps l’objet d’une vénération familière. Dans Les yeux bleus de Mistassini, le vieil écrivain créé par Jacques Poulin évoque en ces termes l’effigie de la romancière manitobaine, telle une réincarnation fugitive : « Gabrielle est revenue de voyage. Je ne peux pas entrer maintenant : elle a besoin de se reposer. Ça ne t’ennuie pas si on se promène un peu en attendant [1] ? » Et ainsi l’auteur médusé par cette curieuse présence et enraciné dans l’errance de sa culture continue sa marche vers l’oubli. L’épuisant voyage au Manitoba, emblématique de toutes les séparations et de tous les retours, dénote la centralité de la figure migrante canadienne-française dans l’univers de Poulin. Elle est à l’origine de tout déplacement. Gabrielle est toujours là dans le surplomb que lui permet son ultime disparition. L’écriture romanesque est alors une mise en oeuvre des indices de sa résurgence, toujours égale à elle-même, comme celle de son départ imminent.

Dans Revenances de l’histoire [2], une étude des structures du retour dans l’historicité contemporaine, Jean-François Hamel reconnaît la nécessité de retracer, au sein de la discontinuité et de la diversité propres aux sociétés postmodernes, les figures consolatrices de la répétition affleurant parfois à la surface du quotidien. Pour arriver à définir ces représentations migrantes de la mémoire, Hamel retient la notion de simulacre qu’il trouve dans les écrits de Pierre Klossowski. Chez ce dernier, « le récit n’est pas qu’une représentation de l’expérience du temps, mais un acte de mémoire qui possède une effectivité en regard de la réalité de l’histoire » (156). La persistance de ce simulacre est néanmoins ce qui provoque la mélancolie du sujet moderne, car il se sent incapable de ressusciter l’intensité d’un passé dont il est le mandataire et qui détermine sa filiation possible dans l’histoire. La sous-jacence de la mémoire l’obsède. Seul le vacillement de la commémoration — la sienne et celle de tous — lui permet d’envisager le parcours réversible d’une subjectivité agissant sur le legs de sa naissance et sur sa transfiguration future.

La matière théorique que nous propose Hamel pour parler des sociétés contemporaines s’adosse à certaines oeuvres emblématiques de la pensée européenne du siècle dernier sur l’histoire. Si, au premier regard, le concept névralgique de mémoire semble s’opposer à la notion de progrès, synonyme de l’industrialisation massive de la fin du dix-neuvième siècle en Europe et en Amérique, il n’en reste pas moins lié à la persistance spectrale du passé et des rituels de commémoration sur lesquels la marche en avant de la modernité capitaliste semble reposer. Le présent peut-il se passer de « l’éternel retour des morts » ? La culture devient-elle alors un théâtre de la répétition ? La pensée européenne (Marx, Benjamin, Klossowski, Lukács) s’oriente progressivement vers une poétique du deuil faisant du présent le retour paradoxal de la scène première : « À la présence pleine de l’autrefois comme fantasme mélancolique d’une réunification de l’histoire, les poétiques de la répétition opposent le travail de l’absence, la recension de la ruine, la trace des spectres […] » (210) L’ouvrage de Jean-François Hamel recense admiralement une pensée de l’effigie dont on trouve l’exemple non seulement chez des romanciers français contemporains tels Claude Simon et Patrick Modiano, mais aussi au Québec dans les récits de Jacques Poulin, Régine Robin et Louise Dupré, entre autres. Tenu à l’écart du parcours obligé de l’Holocauste auquel il est le plus souvent associé dans la tradition européenne, le référent mémoriel acquiert chez Hamel une dimension philosophique plus générale qui permet d’entrevoir le travail de la trace et de l’effigie constituant la substance même de la narrativité dans l’ensemble des littératures occidentales.

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Ce vaste panorama de la persistance de la mémoire nous ramène inévitablement à la silhouette inattendue de Gabrielle, non plus à sa fenêtre comme dans le roman de Jacques Poulin, mais dans le récit de son histoire personnelle et collective, fragment polyvalent d’une mémoire à la fois totémique et textuelle. Spectrale, l’écrivaine porte en elle le geste de la rupture loin des siens, et pourtant elle ne cesse de revenir parmi nous au terme d’un voyage toujours recommencé. Il est vrai que, depuis une trentaine d’années, l’oeuvre de Gabrielle Roy occupe une place prépondérante dans l’institution littéraire québécoise. De nombreuses études lui ont été consacrées à la suite notamment de colloques et de séminaires organisés par des équipes de recherche très actives à l’Université McGill et au Collège universitaire de Saint-Boniface. Le dernier ouvrage paru, sous la direction de Claude La Charité, est issu en partie d’une journée d’études, tenue le 22 novembre 2002, sur la traduction des récits et romans de Roy [3]. Il témoigne de l’extraordinaire persistance de cette oeuvre bien au-delà des frontières du Québec et du Canada français.

Dans un premier temps, Jane Everett offre un survol partiel du corpus mondial des traductions de l’auteure de Bonheur d’occasion : plus de dix-huit langues, parmi lesquelles l’anglais domine naturellement, Roy ayant elle-même soutenu le travail des traducteurs anglophones. Everett soulève de façon passagère les questions institutionnelles et culturelles qui déterminent le choix des oeuvres traduites et des langues-cibles. Elle s’interroge également sur les nombreuses traductions de l’oeuvre de Roy faites à partir de l’anglais qui sert alors de filtre. Quel serait donc le statut de l’original en langue française, alors que sa présence est effacée par le relais des actes traductifs ? À cette question, Claude La Charité répond par une étude des titres dans différentes versions de La petite poule d’eau et de La route d’Altamont. Cette réflexion nous ramène au coeur de la mélancolie du paysage dans les récits de Roy. La Charité fait remarquer qu’en choisissant la préposition « Past » dans le titre anglais The Road Past Altamont, la traductice, Joyce Marshall, voulait sans doute attirer l’attention sur le caractère fantomatique des paysages traversés par les personnages de Roy : « L’infidélité de Marshall tient à ce qu’elle fait du personnage narrateur de Christine un être nostalgique, fortement et morbidement ancré dans son histoire personnelle, à l’instar de sa mère. » (126) Évitant de faire du village d’Altamont un lieu réel, la traductrice consigne l’exceptionnelle pertinence des lieux mémoriels dans l’oeuvre tout entière de Roy.

Outre les études générales de Jacqueline Barral et de Petra Franzen sur la diffusion de l’oeuvre de Gabrielle Roy en Allemagne, il faut noter le regard surprenant de Tatiana Arcand sur la version ukrainienne par Karina Majstrenko de La détresse et l’enchantement de Roy. Arcand nous fait découvrir l’existence d’une version tronquée et profondément altérée par le travail de la traductrice sur les plans stylistique et lexical. Au-delà des décisions purement pratiques prises par l’éditeur ukrainien, on reste frappé par l’appropriation — ou plutôt l’expropriation — qui est faite de ce récit si personnel de Gabrielle Roy. Arcand s’étonne de l’omission non seulement de larges pans du texte original, mais aussi de la figure mélancolique de l’écrivaine elle-même. Tout se passe comme si le texte autobiographique avait été dépouillé de ses dimensions socio-culturelles. Coupée de sa naissance et de son espace de lecture, Gabrielle n’aura pu survivre à l’éloignement dramatique des signes que lui impose la langue ukrainienne, et son ombre se sera malheureusement égarée dans le ciel de Kiev.

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Le 11 mars 1996, pendant une ovation de quinze minutes au Forum de Montréal, Maurice Richard, une autre figure tutélaire du Québec contemporain, tête penchée, pleure, comme si un lourd fardeau continuait de peser sur ses épaules. L’homme accablé par l’image extraordinaire qu’il projette dans la foule survoltée fait contraste avec la sculpture plus grande que nature du hockeyeur légendaire, oeuvre de Jean-Raymond Goyer et de Sylvie Beauchesne, à l’entrée du Complexe commercial Les Ailes à Montréal. De quelle pauvreté existentielle et de quel héroïsme se réclame donc cet homme dont la silhouette ne cesse de resurgir dans la mémoire collective ? Dans un livre magnifique, à la confluence de la littérature, du discours social et de l’anthropologie, Benoît Melançon tisse un portrait fort nuancé de cet « obscur objet du désir » qu’a été et continue d’être Maurice Richard [4].

L’ouvrage de Melançon n’est pas à proprement parler une biographie du Rocket. En effet, la destinée personnelle de Richard s’efface devant la stature iconique qui lui est réservée dans le paysage culturel québécois dès le début des années 1940. Il y a, bien sûr, les nombreux écrits journalistiques qui témoignent d’une présence médiatique exceptionnelle. Melançon recense également les catalogues (celui de la maison Dupuis et Frères), les affiches publicitaires, les produits (le sirop de maïs Bee Hive, la bière Dow, la teinture capillaire Grecian Formula) où l’on reconnaît la célèbre effigie du numéro 9 des Canadiens de Montréal. Chose curieuse, bien qu’il se soit volontiers prêté au jeu commercial, Richard a longtemps paru gêné de ces utilisations de son nom et a parfois cherché à se cacher sous des pseudonymes : « Maurice Richard a toujours eu des rapports complexes avec son identité », en conclut Melançon (19).

Dans la littérature, l’ombre de Richard accompagne un très grand nombre d’oeuvres, en commençant bien sûr par Le chandail de hockey, le célèbre conte de Roch Carrier. À la manière de Gabrielle dans Les yeux bleus de Mistassini, l’homme et son histoire s’illuminent au détour d’une scène ou d’une phrase pour ensuite disparaître dans la tourmente de l’intrigue. Silhouettes fragiles et familières ! Après l’émeute du Forum de Montréal, le 17 mars 1955, le corps meurtri et repentant de Richard prendra paradoxalement une stature héroïque que la chanson et la littérature s’empresseront de répercuter.

Voulant éviter à tout prix le mythe, le magnifique essai que nous propose ici Benoît Melançon reste empreint, malgré tout, d’une profonde tendresse envers son objet. C’est que Maurice Richard incarne, qu’on le veuille ou non, ce que le Québec a voulu être, avant même les grandes transformations de la Révolution tranquille. C’est autour de sa personne — et aujourd’hui du récit mémoriel qui est le sien — que s’organise le drame unificateur de la modernité québécoise :

N’était-il pas un membre de la famille ? Jusque dans ses difficultés, il restait un des siens. Quand il marquait, on sentait toujours l’effort. Quand il parlait, ça ne lui venait pas naturellement. Quand il était ovationné, il ne savait pas comment réagir. Quand la souffrance l’accablait, il ne se cachait pas : l’homme au regard de feu n’avait pas peur de ses larmes.

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Par-delà la littérature, c’est tout le discours culturel qui a donc permis la structuration de sa mémoire, car, sur la patinoire comme dans l’arène publique, Maurice Richard surgit, même encore, dans les moindres racoins de l’histoire culturelle du Québec.

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Cette chronique aura donc été l’histoire d’une rencontre imaginée entre deux figures majeures de la culture québécoise du vingtième siècle. L’une d’entre elles appartenait à la littérature, l’autre au monde du sport. Toutes deux éclairent aujourd’hui les enjeux profonds du concept central de la répétition dans un monde en transformation. Elles témoignent de la persistance des récits fondateurs. Le récit commence par une silhouette aperçue au passage : nous attend-elle ? Réclame-t-elle un temps d’arrêt ? Ces yeux, si attentifs à ce qui se passe, signifient-ils autre chose que lucidité et mélancolie ? Gage de résilience dans une époque de doute intense, la signature bouleversante du passé continue d’accompagner une bonne part des discours du présent.