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Assis à la table de sa « chambre-bureau à l’extrême nord du souterrain », Abel Beauchemin n’arrivait pas à consigner sur la page le « roman démentiel » qui, depuis sa naissance, le soulevait pendant ses nuits d’insomnie. Il se disait qu’au moment où son regard était emporté par une profonde tourmente intérieure, il s’apprêtait à écrire quelque chose comme une oeuvre intangible « sans pourtant taper un seul mot sur la vieille Underwood [1] ». Cette matière verbale qui le constituait aurait dû former une planéité organisée, comme « la feuille de contreplaqué [qui] lui servait de bureau » (233) ; mais il n’en était rien. Ce qui se produisait en une terrible surabondance de mots et de lieux aberrants n’était que le symptôme de son vieillissement précoce et de l’« effondrement de ses rêves » (233). Dans ces pages cruciales du grand roman de Victor-Lévy Beaulieu, le sort d’Abel Beauchemin ressemble à s’y méprendre à celui de son créateur. Par son refus de l’ascension mystique sur laquelle il entretient de graves soupçons, le personnage de Beaulieu cherche plutôt à s’enfoncer dans une espèce de neurasthénie qui lui renvoie une image fêlée de son histoire et de son devenir. Abel Beauchemin peut nous paraître étrange, excessif surtout, mais ce personnage appartient à un imaginaire de la fracture dont la littérature québécoise du dernier quart du xxe siècle s’est fait abondamment l’écho. Au fond, tel l’indice d’une nouvelle Genèse, le magnifique personnage créé par Beaulieu pourrait-il même avoir une identité subjective sans cette faille (cette faillite, peut-être) qui le marque du signe de la disjonction ?

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L’oeuvre romanesque de Victor-Lévy Beaulieu est justement au centre d’un ouvrage récent de Caroline Dupont sur le portrait de l’écrivain dans le récit contemporain [2]. Dans son étude d’un corpus de trois oeuvres biographiques ayant pour objet l’écrivain américain Herman Melville, Dupont attire l’attention sur le substrat biographique qui charpente la matière discursive de chacun des récits. Autant chez Victor-Lévy Beaulieu que chez Jean Giono et Charles Olson, le portrait de Melville vise à créer un espace de filiation littéraire au sein duquel le récit prend sa source et se déploie. Ainsi, selon Dupont, l’auteur de Monsieur Melville, biographie fictive publiée en 1978, a vu en son prédécesseur américain une forte image de lui-même. Beaulieu affirme par là non seulement un modèle d’engagement littéraire, ici même en Amérique, mais aussi la pertinence d’une figure vivante ayant consacré son existence à la littérature. S’il est vrai que le portrait en filigrane de Melville, lui-même à moitié fictif, crée de fortes réverbérations hagiographiques, cette démarche produit néanmoins une disjonction, car le romancier, par son choix de la fiction, se défend de limiter l’histoire du sujet écrivain à une intériorité psychique cohérente. Rien ici ne vient faire autorité, même si le roman semble maintenir la nécessité existentielle de l’ordre.

Selon Dupont, la figure idéalisée de Melville, romancier de l’impossible quête, permet assez paradoxalement la mise en mouvement de systèmes d’hybridité au coeur du récit romanesque, car elle est assortie d’une quête de la différence. Loin d’instituer le règne de l’homogénéité, elle annonce donc plutôt la subversion des catégories génériques et identitaires. Dans « la relation toute particulière qui s’établit entre les deux auteurs », Dupont croit « cerner des brouillages, des fluctuations génériques » (31-32). Il s’agit de l’entrelacement de deux récits biographiques imaginaires dont l’un, celui de l’écrivain Melville, reste toujours présumé, jamais décrit. Chez Victor-Lévy Beaulieu, le référent biographique dépasse en effet le simple hommage rendu à un écrivain qui aurait inspiré la démarche de l’auteur. Monsieur Melville déclenche la poursuite colossale d’un livre qui contient en lui seul toute la littérature, un livre total « qui s’emploie à mélanger les genres, à créer des formes hybrides dans l’espoir de parvenir à une quelconque “synthèse” » (73). Pour Dupont, la présence du récit biographique, sous la plume du personnage fictif d’Abel Beauchemin, confirme la nécessité de l’univers composite, chaotique même, qui occupera l’oeuvre entière de Beaulieu. S’agit-il d’une forme d’intertextualité ? Dupont ne le croit pas, car elle insiste avant tout sur la présence d’une figure quasi mystique qui trahirait un espoir romantique de télescoper les catégories génériques et de provoquer un certain « rassemblement du sens » (76).

Je ne m’attarderai pas, dans cette chronique, à l’analyse de Pour saluer Melville, hommage à l’écrivain américain que publiait Jean Giono en 1941, ni au récit de Charles Olson (Call Me Ishmael, 1947), Dupont étudiant visiblement ce dernier hors contexte et dans sa traduction française. L’inclusion de ces deux ouvrages dans ce corpus m’a semblé tout à fait arbitraire, d’autant plus que leur parution précède de plus de trente ans le récit de Beaulieu. Chez ce dernier, comme le constate Dupont, la question de l’avenir du Québec motive radicalement Abel Beauchemin à puiser dans de puissantes altérités littéraires la sanction nécessaire à son avènement dans le champ de la littérature. Ainsi, Abel trouve en Melville la matière de son mythe personnel et parvient à jeter les bases d’une histoire nationale acceptable : le dialogue Beaulieu-Melville, véritable « culte-appropriation » (135), désigne alors la nécessité d’emprunter à l’Amérique sa capacité endogène de formuler le mythe et de s’accaparer le récit des commencements du monde. L’essai de Caroline Dupont nous fait voir à l’aide de nombreux exemples la nature théorique de ces mécanismes d’appropriation, mais il en limite la portée à l’hybridité des genres et aux effets que ces « formes erratiques » (186) entraînent sur le texte. Cependant, un recours aux notions connexes d’intertextualité et de palimpseste de même qu’un travail plus approfondi sur l’oeuvre de Melville et sur la place qu’elle occupe dans l’histoire littéraire des Amériques auraient permis de saisir avec une meilleure acuité les enjeux identitaires et les forts courants mystiques à l’oeuvre chez Beaulieu.

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Dans Le souffle du passage, sa remarquable étude de l’oeuvre du poète et essayiste Fernand Ouellette [3], Denise Brassard se demande d’ailleurs si un projet d’écriture centré sur l’expression du mysticisme et du sacré pouvait encore avoir cours dans l’espace littéraire québécois à la fin des années 1950 : « Comment écrire dans le Québec moderne, en adhérant à l’idéal romantique, sans souffrir d’isolement, sans que la poésie renie la vie et devienne une fuite ? […] Comment concilier l’ascèse que commande une vision sacrée de la poésie et le besoin d’aller vers les hommes et d’agir sur son époque ? » (29) Dès les premières oeuvres publiées entre 1955 et 1958, l’appropriation de l’héritage romantique, résultat d’une lecture fascinée de Novalis et de Hölderlin, ne va pas de soi chez Ouellette, bien qu’elle motive une profonde recherche de l’unité spirituelle. Dans Le souffle du passage, les moments de tension et les retournements abondent, car les discours poétique et essayistique mis en dialogue par l’écrivain s’affrontent dans une joute douloureuse et paralysante. Il est difficile de rendre compte d’une quête qui reste à la fois un engagement sincère et un artifice d’écrivain. Le souci d’interroger le poète et essayiste jusque derrière ses masques et dans ses retranchements ne quitte jamais Brassard, car Ouellette est l’auteur d’une oeuvre particulièrement soucieuse de sa légitimité, de ses nuances philosophiques et de son ultime appartenance aux grands textes de l’Occident. Dès le tournant des années 1950, en effet, Ouellette aspire à rien de moins que de s’inscrire dans la continuité d’une « grande famille d’esprits » (79) allant de Charles d’Orléans à Yves Bonnefoy, en passant par Baudelaire et Mallarmé.

C’est pourquoi, selon Brassard, Ouellette fait de l’épigraphe et de la citation un véritable enjeu du poème : « Ses modèles, issus pour la plupart de la culture européenne, semblent si bien intégrés, si bien dépouillés de leur altérité, qu’ils donnent par moments l’impression d’être de purs miroirs. » (80-81) Cette transparence intertextuelle s’oppose à l’obscurité même du langage contre laquelle la littérature doit lutter sans relâche. La lumière, si souvent privilégiée dans l’oeuvre de Ouellette, se donne dès lors à comprendre comme l’indice d’une frontière spirituelle supérieure au-delà de laquelle le sujet, réduit à sa plus simple expression, serait transfiguré. C’est au tournant des années 1980, avec la parution d’un essai majeur intitulé Écrire en notre temps, que s’élabore chez l’essayiste un rejet de l’histoire événementielle et de ses discours attenants, et une nouvelle configuration de l’espace-temps dans laquelle, vivant au ralenti, le poète aspire à la « coïncidence du temps et de l’éternité » (173). Dès lors, et depuis plus de cinquante ans maintenant, l’écriture de Ouellette semble s’être immobilisée dans un état de contemplation intérieure, oscillant « entre ressemblance et relation » (211), dans un entre-deux qui fait de l’engagement du poète un travail sur la nature contemplative de l’instant.

L’ouvrage de Denise Brassard illustre à merveille l’étendue du travail artistique de Ouellette. Si les derniers essais de cet auteur portent essentiellement sur le mysticisme et la spiritualité, cette ouverture vers la transcendance de l’histoire s’annonçait déjà depuis longtemps, car elle repose sur le refus catégorique du discours politique. Contrairement à toute une génération d’écrivains québécois, Ouellette situe l’intelligibilité, mot que Brassard souligne très justement (347), hors de l’espace national et de ses liens avec l’identité collective. Seul l’individu peut atteindre une coïncidence absolue avec lui-même. C’est ainsi que se rejoignent dans la fragilité du tremblement produit par le langage un profond désir de l’origine et une anticipation lancinante de la fin. Aucune conscience de la perte ou du déclin ne viendra pourtant entacher cette expérience de la limite. Certes l’histoire ne nous épargne jamais de la fracture avec le commencement de toute chose, mais l’unité postulée par le poète implique que la genèse peut se produire avec fulgurance dans l’écriture. Le souffle du passage parvient à transformer la redondance, à la source de toute l’oeuvre de Ouellette, en une matière critique singulièrement attentive aux moindres différences de ton et de lexique. Nous rendant sensibles aux paradoxes de la quête mystique chez Ouellette, Brassard en fait voir pourtant, avec délicatesse, les limites intrinsèques.

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Dans la même veine, je ne voudrais pas passer sous silence l’essai de Marité Villeneuve sur les ateliers thérapeutiques de création littéraire qu’elle a fondés en 1993 à l’Université Laval [4]. Inspirée par un certain nombre de textes contemporains, dont les écrits de Boris Cyrulnik (Le murmure des fantômes) et de Michael White (Narrative Means to Therapeutic Ends), Villeneuve s’est employée au cours des années à tracer « un passage à gué entre la psychologie et la création littéraire » (28). L’atelier d’écriture est donc tourné vers les formes les plus tourmentées de l’individualité, formes qui constituent sa matière première, et c’est ainsi qu’il permettra au passage « de saisir cette tension entre la stabilité illusoire d’un monde ordonné et le déséquilibre engendré par les forces obscures qui nous habitent » (43). Une telle utilisation de la littérature pourra sembler suspecte à plusieurs : elle correspond néanmoins à une réorientation profonde de la nature même du récit contemporain et de ses liens privilégiés avec le vivant. Villeneuve croit admirablement aux vertus métamorphiques de la représentation. Elle ne doute jamais que le risque de se perdre dans l’univers second du représenté ne soit en fait la seule voie possible vers une véritable transformation de l’être. L’écriture répond à des pulsions d’espérance et ceux qui choisissent de survivre aux traumatismes de leur passé y trouvent nécessairement le réconfort. À partir d’autres paramètres, Des pas sur la page reprend le geste de la rupture et de la résurrection qui constituait le fondement du travail d’Abel Beauchemin chez Victor-Lévy Beaulieu. Un certain mysticisme de l’écriture donne alors naissance à une individualité rétrospective, seule capable de redonner un sens au monde et un accès à la transcendance. En effet, la thérapeute, s’appuyant d’abord sur la nécessité de la blessure originelle, cherche ensuite à s’approcher de ce « mystère » et à entendre ce qu’elle appelle « la voix des anges » (111). Villeneuve se laisse captiver par les métaphores de l’ascèse qui traversent depuis longtemps la culture québécoise : une humble quête le long d’un chemin, le geste du départ comme une première syllabe, un choix déchirant comme celui de Maria Chapdelaine à l’écoute de ses chimères : « Et si la neige effaçait les traces des cristaux, qu’il n’y ait plus que du blanc infini, alors du plus lointain de moi, je ne sais d’où, d’un ailleurs inconnu, monterait la voix des anges. » (112) Pour Villeneuve, cet espoir ultime rapproche l’écrivain à naître du pèlerin de Compostelle, de sorte que le travail de l’écriture est désormais soutenu par une poussée ascensionnelle vers la sublimation définitive et totale du réel.

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D’Herman Melville à Fernand Ouellette, la conscience du sacré et le puissant imaginaire de l’espoir qu’elle projette semblent appartenir à l’histoire littéraire du continent américain lui-même. C’est bien ce que voit Abel Beauchemin au sortir de sa nuit. L’écrivain est alors saisi par une spiritualité à la fois douloureuse et curative. De cette rencontre avec la tradition naîtra la figure familière du visionnaire, de celui qui, attentif au monde et transformé par sa marche décisive vers l’infini, se laissera volontiers prendre au jeu du grand et multiple récit de sa révélation.