Chroniques : Poésie

Platitudes et densités de la poésie contemporaine[Notice]

  • Luc Bonenfant

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  • Luc Bonenfant
    Université du Québec à Montréal

Qu’on ne se méprenne pas sur le titre de cette chronique, qui m’est inspiré par un ouvrage récent d’Éric de Chassey consacré à la photographie plate ou bidimensionnelle. « Pour qu’il y ait platitude, écrit Chassey, il faut que la planéité subsiste dans la perception de celui ou de celle qui regarde une image, comme un personnage de dessin animé écrasé par un objet pesant existe un moment à l’état de figure bidimensionnelle, dans une stase plus ou moins longue, avant de soudain, dans un autre temps qui est en fait un autre monde, se redéployer dans l’espace tridimensionnel . » Les recueils évoqués ici interrogent chacun à leur manière une facette de cette question. Détournée de l’acception iconographique que lui donne Chassey, la platitude engage des modes de dérivation du poétique : la typographie de la page (chez Simon Philippe Turcot), les hypothétiques linéarités de la mémoire et du paysage (chez Guillaume Lebel) ou, encore, la compression du langage aphasique (chez Philippe More) constituent autant de points de butée permettant à la voix poétique de faire advenir les principes de nouvelles économies de sens. Il va de soi que l’écriture doit composer avec la planéité de cet objet bidimensionnel qu’est le livre. La profondeur optique appartient d’emblée aux arts plastiques (peinture, photographie, cinéma, télévision), et les tentatives poétiques pour occuper l’espace de la page ont surtout conçu l’étalement dans les marges de son cadre . Placés de manière éparse sur la page, les vers libres de Turcot investissent pourtant bel et bien l’impossible troisième dimension du Livre. Chez Turcot, l’atelier poétique intègre pleinement la leçon plastique. Disposé en forme d’escalier — ou imitant le geste de l’avion qui s’apprête à atterrir — ce poème liminaire reproduit tout à la fois la densité du temps qui fuit vers l’avant et la profondeur verticale d’un espace envisagé à partir de l’altitude du jet transatlantique. La platitude typographique permet de montrer le monde plutôt que de seulement le dire. Ailleurs, des sortes de didascalies, mises entre parenthèses sur la page, détournent la linéarité des mots en suggérant la profondeur éventuelle appelée par un projet qui reste résolument multidisciplinaire : « au moins trois mille oiseaux/(tableau)/à fendre un violon » (17). Une telle intégration de la perspective spatiale dans le cadre livresque est assez rare dans le champ poétique québécois contemporain, où le vers libre est le plus souvent disposé depuis la marge de gauche. Elle ne sera pas non plus aisée : écrit en diptyque, le recueil compose le fil d’un apprentissage où le poète veut « transpercer l’ailleurs/d’un battement de cils » (28), c’est-à-dire comprendre le monde à partir du regard qu’il pose sur lui. Le voyage vers l’Europe, thème central de la première partie, apporte rapidement sa violence quand l’arrivée dans la ville de Ceský Krumlov marque une sorte d’impossibilité du projet visuel : ce joyau architectural du patrimoine mondial happe le poète en lui montrant plutôt la réalité sonore et musicale de l’univers des gitans qui l’habitent. Dans la seconde partie du recueil, celle du retour en terre québécoise, le poète devra conséquemment « réapprendre le mélange des couleurs » (39). La perspective du regard s’y trouve « en jachère » (42) et « les profondeurs ne sont plus sondées » (47). Mais porté par l’idéal fantasmagorique de la troisième dimension du Livre, le poète acceptera finalement de « peindre ce qui est/désormais possible » (50). Les derniers poèmes de la section verront donc le retour des perspectives et des couleurs franches quand « au matin les potagers/suant l’huile de lin/réveillent les tons/de vert » (59). Répondant pleinement à …

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