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Élise Turcotte, dont Pierre Nepveu affirme qu’elle est l’une des voix de la nouvelle subjectivité au Québec, est une des figures de proue de la nouvelle littérature québécoise au féminin. Nepveu a dit de la littérature de la dernière décennie — et entre autres de l’oeuvre d’Élise Turcotte — qu’elle obéit à une esthétique de la ritualisation. En effet, le sujet contemporain opposerait à l’expérience du chaos la ritualisation — « autant de mises en forme de l’expérience [1] ».

Il n’en va pas autrement de L’île de la Merci [2], second roman de Turcotte, dans lequel la protagoniste et narratrice élabore divers rituels de mise en ordre, en pensée ou en actes, lorsque son corps devient trop présent et que les embarrassantes sensations et émotions liées à sa redécouverte face à l’autre sexe menacent de la submerger.

Le genre comme performativité et comme construction contingente

Je voudrais d’abord analyser le caractère à la fois socialement et personnellement construit de l’ontologie « genrée » élaborée par la jeune protagoniste et narratrice de L’île de la Merci. Selon Judith Butler, la construction du genre (gender), c’est-à-dire du sexe social [3], est une « improvisation dans le cadre de contraintes [4] ». En effet, le « sujet genré » se constituerait à partir de la répétition d’actes performatifs depuis l’enfance, actes dictés en grande partie par les critères sociaux définissant un genre, et qui inscrivent une personne donnée dans ce genre. Néanmoins, comme le remarque Butler, chaque individu réinterprète pour lui-même ces normes.

Les actes performatifs qui établissent une identité sexuée obéiraient à une certaine idée des genres selon un « régime de pouvoir [5] » donné. C’est pourquoi je me suis demandé si la ritualisation que la littérature québécoise récente laisse deviner, selon Nepveu, et qui permettrait à l’individu de structurer son expérience, ne pourrait pas être appliquée dans le cadre de cette analyse à la notion même de genre, c’est-à-dire de catégorie sexuée imposée par le social. Les actes performatifs qui forment un genre peuvent ainsi être vus comme des rituels puisque, comme eux, l’acte performatif instaure une réalité par l’action accomplie. Comme nous le rappelle Judith Butler, les cultures n’ont pas jusqu’ici défini l’humain en dehors des catégories du masculin et du féminin. C’est dire la quasi-inévitabilité de ces catégories dans toute société donnée.

Selon Butler, le sujet genré est en grande partie opaque à lui-même et dépend de liens intersubjectifs passés et présents. L’identité équivaudrait ainsi à « une construction contingente qui assume de multiples formes, bien qu’elle se présente comme singulière et stable » (JBR, 2). Le genre opérant une violente circonscription de la réalité (JBR, 100), je me suis demandé si on ne pourrait pas considérer la quête principale d’Hélène comme un besoin d’en redéfinir les frontières viables. Nous verrons par ailleurs que cette quête de l’adolescente se situe dans le cadre d’une entreprise heuristique visant à remettre en question les frontières de cette circonscription de la réalité qu’opèrent de manière générale les institutions sociales.

Symbolique des corps physiques contraints et des corps sociaux normalisateurs

Le roman de Turcotte raconte l’été particulier d’une famille de banlieue du point de vue d’Hélène, l’aînée, avec pour toile de fond une série de meurtres d’adolescentes de son âge, par un assassin resté inconnu qui traîne les corps jusqu’à l’île de la Merci. À travers le regard d’Hélène, le roman propose une vision profondément genrée, où le purement féminin a une valeur dysphorique : les femmes semblent soit s’étioler (sa mère) dans un contexte familial mortifère, soit vouloir s’enlever la vie (sa soeur), soit se la faire enlever par un homme (la jeune fille du fait divers qui obsède Hélène). Dans ce contexte, la seule manière de survivre pour Hélène est de renégocier les frontières des genres. Au cours d’une intense tentative de définition d’elle-même, de sa famille et des rapports hommes-femmes, tentative qui dure un été, Hélène élabore ainsi, par le biais de rituels, une ontologie de survie fondée sur des valeurs perçues comme masculines. Cette stratégie, Hélène la déploie afin de résister à une identification au corps féminin victimisé, en particulier à cette adolescente retrouvée dépecée sur l’île de la Merci — une île traditionnellement réservée aux ébats amoureux hommes/femme et que les gens surnomment pour cette raison l’« île aux Fesses ».

Hélène et sa soeur ont choisi, comme leur mère, et peut-être pour éviter la réductrice identification du féminin au corporel, de ne pas habiter leur corps. Mais contrairement à elles, Hélène fait volte-face au cours de cet été et s’apprête à masculiniser son corps par diverses stratégies visant à complémenter ce féminin déficitaire par des attributs traditionnellement considérés comme masculins. Sa réussite, quoique discutable, laisse entendre la nécessité d’une redéfinition des catégories des genres (sexe social) qui en assouplirait les frontières, de manière à égaliser les relations hétérosexuelles.

L’île de la Merci est composé de sept chapitres portant des titres réduits au minimum, noms abstraits ou concrets représentant autant des qualités morales que des sentiments, des lieux géographiques que des lieux socio-culturels (La prison ; La honte ; L’île ; Le corps, La volonté ; La chambre de Thomas ; L’épreuve). Le fait que l’île de la Merci ait été choisie comme titre du roman, bien qu’elle ne soit que marginalement liée à la protagoniste et à sa famille, donne une idée de la valeur fantasmée de l’île, qui symbolise ici l’ambivalente association des plaisirs et dangers de l’union hétérosexuelle.

Sheila Fischman, avec une intuition très sûre, a traduit le titre du roman par The Body’s Place [6]. Ce n’est pas surprenant si l’on remarque que non seulement le titre du roman, mais également tous les titres des chapitres renvoient au corps, soit concrètement, soit métaphoriquement. Toutefois, comme l’héroïne, dont la vie est empoisonnée par un malaise qu’elle n’arrive pas à définir clairement [7], ces titres si simples — « La honte », par exemple — ne possèdent pas de relation univoque avec l’objet qu’ils désignent, mais tissent plutôt des réseaux étoilés de sens avec pour centre le corps. Chez Turcotte, la maison est associée au soi, à son corps. L’île de la Merci ne fait pas exception : non seulement, comme le dit la narration, « chaque meuble, chaque objet de sa chambre représente une partie d’elle-même », mais aussi « l’intérieur même de son corps doit être ainsi : une chambre carrée contenant des formes géométriques invariables » (IM, 13). Dans ce roman, les institutions sociales représentent également des corps — la famille, l’école, la prison, l’hôpital pour malades chroniques — selon une interprétation presque foucaldienne des corps sociaux en tant que normalisateurs des corps individuels.

Comme ce corps de fille, qui, à l’éveil de l’adolescence, résiste au don de soi qui est signifié avec le féminin, et est ainsi réfractaire aux contacts sexuels — Hélène entretient le fantasme d’un corps parfaitement scellé, où aucun des liquides corporels ne pourrait être échangé lors de rencontres [8] —, les institutions sociales semblent résister à l’ouverture, imposant des limites carcérales : « La loi de la famille : un cercle au milieu du monde : une prison en forme d’étoile » (IM, 126), dit Hélène, faisant référence à la prison de Bordeaux à Montréal. Cette forme de prison rappelle bien sûr le fameux panopticon qu’avait imaginé Jeremy Bentham, et dont Michel Foucault a fait le symbole des restrictions imposées aux individus par les pouvoirs sociaux. L’hôpital de Notre-Dame-de-la-Merci est par ailleurs décrit ainsi : « Cette autre prison d’où l’on ne sort jamais, un mouroir. » (IM, 124) Cependant, si Hélène, d’un côté, résiste à la normalisation que la société et la culture semblent imposer aux corps sexués, elle-même a fort bien intégré ces valeurs, car lorsque la submergent des sentiments et sensations inconnus, elle ne trouve rien de mieux à faire que de recourir à son rituel favori : imaginer son corps comme une chambre bien ordonnée.

D’un point de vue formel, le roman, par ses odonymes et toponymes, s’associe des connotations dysphoriques grâce à l’ironie née du contraste entre la dénotation du mot hors contexte et le mot contextualisé évoquant le désenchantement. Le titre du roman en est un bon exemple. Traditionnellement, la merci signifiait la miséricorde (par exemple dans le nom de l’hôpital Notre-Dame-de-la-Merci), mais le sens actuel, qui n’est plus présent que dans des expressions telles « sans merci » et « à la merci de », colore l’île de la Merci d’une connotation dysphorique, renforcée par les récents carnages dont elle a été le théâtre.

Les odonymes et toponymes du roman ne servent pas d’ancrage à la narration, comme dans les polars ou les thrillers, mais créent, en seconde lecture, une atmosphère oppressante parce qu’ils concernent une nature dénaturée ou les aspects contraignants de la culture : Bordeaux ici désigne la prison à sécurité maximale d’une banlieue terne de Montréal, et non pas cette région de France célèbre pour le riche rouge de ses vins. La rivière des Prairies n’est plus vraiment une rivière parce qu’elle charrie des têtards et des déchets de toutes sortes, plutôt que des poissons et des alluvions. Pas plus qu’il ne reste de prairie intacte, il ne reste de saint dans ce Québec postmoderne (la rue Saint-Réal, où la famille d’Hélène demeure, est un cul-de-sac) : nature et idéal ont disparu, laissant les personnages sans ressources face à un réel insoutenable. Paradoxalement, Hélène paraît également associer cet insoutenable à la nature, une nature qui, quoique dénaturée, continue de contraindre les êtres comme elle. C’est qu’elle associe à son sexe sa condition aliénante. N’empêche que, avec l’ambivalence propre à ses quinze ans, Hélène appelle par moments cette nature à son secours pour la libérer des choix qu’elle doit poser en tant qu’être en voie d’autodétermination.

Petite généalogie métonymique du malaise au féminin. du corps comme maison à la maison comme substitut du corps

Parce que le dernier chapitre, intitulé « L’épreuve », est celui qui décrit tant les circonstances du suicide de Lisa — la soeur benjamine — qu’une esquisse des sources profondes du malaise de Viviane (la mère), la juxtaposition du suicide de la cadette à la généalogie du malaise de la mère suggère que la mort de Lisa est la ramification la plus spectaculaire des troubles occasionnés chez les femmes de la famille par la mise en veilleuse des désirs et émotions liés au corps. Lisa, la secrète, celle qui est toujours « partie [9] », selon les mots de sa soeur aînée, ne représente peut-être que l’aboutissement d’une lignée de femmes qui ont choisi d’habiter leur tête, niant à leur corps une existence. La généalogie du malaise de la mère est esquissée ainsi : « Mais il y avait toujours cet espace vacant, ce vide attirant la partie la plus importante d’elle-même. Au parc, au centre commercial, chez des amies, son corps est aussi présent qu’une coquille vide sur la plage. Elle n’arrive pas à imaginer ce qu’elle pourrait désirer. » (IM, 150) Cette ignorance cultivée des besoins et désirs du corps nécessite quelques déplacements. Viviane, passée maître dans l’art du déplacement, vend des maisons.

Chez Turcotte, l’agent immobilier a mauvaise presse : c’est un personnage sans attaches émotives, qui déracine la vie de ses proches, justement parce que la maison est associée au corps, personnel et familial. Viviane, plutôt que de constater la ruine de son propre mariage et ses conséquences désastreuses sur ses enfants, déplace le malaise de la maisonnée sur l’édifice de la maison elle-même. Dès que la situation familiale devient intenable, elle se lance dans des rénovations. La dernière en ligne est celle du grenier, la pièce la plus haute de la maison, où elle compte s’isoler pour réfléchir à ce qu’elle désire vraiment. C’est justement l’endroit que Lisa, aussi attirée par les hauteurs que sa mère, choisit pour se suicider : c’est l’échec de l’idéal. Cette pièce est toute blanche, tel l’extérieur de la maison, et comme Lisa insiste elle-même dans un dialogue sur le rien avec son jeune frère Samuel, le rien est blanc, parce que le blanc signifie l’absence. On ne sera pas surpris d’apprendre que cette maison n’a pas de sous-sol, considérant que la maison est une sorte de symbole de la famille, dont les assises émotives sont inexistantes. Chez les femmes de la famille, donc, le haut du corps (et de la maison) est valorisé au profit du bas du corps. Nul besoin d’une analyse bakthinienne pour en déduire que le haut est associé à l’idéal et à la rationalisation, et que le bas est lié à la sexualité, si problématique chez celles-ci parce qu’elle est malheureusement associée à la honte. Cette honte diffuse semble liée à la persistante et systémique réduction des femmes à leur corps, réduction contre laquelle ces femmes se cabrent en utilisant diverses stratégies pour se dissocier de leur corps. L’aînée, Hélène, en réelle adolescente, se considère la seule à sentir cette dissociation d’avec son corps, alors qu’elle ne représente qu’une des variations des idées mortifères sur le féminin que ces femmes entretiennent.

Un fait divers… et la nature revient au galop

Le personnel et le familial se mêlent ici au social en ce qu’Hélène devient obsédée par le meurtre d’une jeune fille de son âge vivant dans un quartier limitrophe du sien. L’été et ce crime jettent Hélène au centre d’une crise d’identité qui a beaucoup à voir avec la « nature » de son sexe, car elle projette son sort sur celui de la jeune assassinée, persuadée qu’elle est également une victime désignée en tant que jeune femme vulnérable. À l’instar de la jeune fille démembrée par le meurtrier, Hélène perçoit son corps comme morcelé [10], n’arrivant pas à évoquer une image complète d’elle-même au moment où elle se jette sur un travail d’été pour échapper à ses trop lourdes responsabilités familiales. Même l’ordre maniaque qu’elle maintient dans sa chambre ne suffit plus à endiguer ses peurs de désintégration [11] : « C’est parce que je ne suis pas naturelle, se dit-elle. Ses pas, comme chacun de ses gestes, lui paraissent encore fabriqués. » (IM, 37 ; je souligne) Il existe un fossé entre sa perception très fine des changements à la fois subtils et importants qui s’opèrent en elle et les grossières catégories d’identité genrée qui sont proposées comme naturelles. Tout le travail de l’été consiste pour Hélène en l’abandon progressif de ces modèles simplistes pour intégrer des stratégies dites masculines et se construire une identité hybride. Si, selon Judith Butler, « donner un nom [12] constitue à la fois l’établissement d’une frontière et l’inculcation répétée d’une norme [13] » (JBR, 7), on peut s’imaginer l’effort soutenu d’Hélène pour échapper à cette catégorie du féminin qu’elle perçoit comme étouffante, ainsi que sa colère — généralement considérée comme un mode d’expression masculin — contre cette norme imposée qui fait des femmes de sa famille des mortes-vivantes.

Ce qui n’est jamais énoncé clairement mais plutôt rendu en des images saisissantes, c’est que le corps envahissant [14] d’Hélène l’entraîne dans une réflexion sur une sexualité normative où les dés sont déjà pipés : elle attribue aux sexes une essence, se représente la femme comme une victime, consentante ou non, et partage les rôles masculins entre celui de sauveur et celui de prédateur. On comprend alors que le meurtre de la jeune fille à l’île de la Merci représente pour elle la pointe de l’iceberg des relations hétérosexuelles : ce meurtre après viol serait une version exagérée de sa représentation des relations hétérosexuelles, où l’homme contrôle la situation, pour le meilleur ou pour le pire, et où la femme accepte ou subit.

On a vu que les femmes de la famille d’Hélène ne font pas confiance à leur corps — puisqu’elles ne l’habitent pas. Il s’ensuit qu’elles ne peuvent créer de réelle relation avec leur environnement. Ainsi, Hélène : « Pour elle, tout ce qui est à l’extérieur de son corps semble différent, détaché, comme appartenant à une autre réalité. » (IM, 17) Comment alors empêcher ce corps de se trahir et de transpirer un air de victimisation dans le rituel de la cour, perçu comme obligatoire par Hélène et Lisa ? « Le corps délimite la menace et c’est dans le corps que commence la honte. » (IM, 30) pense Hélène. Il ne fait pas de doute que ce corps « honteux » lui apparaît féminin. Comment expliquer la présence d’un tel atavisme dans la représentation du féminin, et par surcroît, chez une romancière et poète de la nouvelle génération ? Il me semble que si une écrivaine aussi réputée que Turcotte met en scène une adolescente ayant ce type de préoccupation, c’est que cette préoccupation est demeurée relativement commune. Hélène pense obscurément à Marie-Pier Sauvé, la victime la plus récente du meurtrier psychopathe, comme désignée d’avance par sa culpabilité :

Marie-Pier Sauvé était sûrement coupable elle aussi en quittant la maison […]. Peut-être aussi que le faux-pas était déjà inscrit en elle. Hélène n’a-t-elle pas entendu un professeur d’autodéfense expliquer à la télé que la plupart des victimes se trouvent d’avance en état de faiblesse : elles ont une démarche de victime. Des mouvements et un corps de victime.

IM, 82

Hanter les lieux communs de la masculinité

Le garage

Malgré ce handicap de taille qu’est l’adoption de valeurs essentialistes pour sa définition des sexes, Hélène travaille, au cours de cet été épuisant, à un mixage des attributs des sexes afin d’injecter dans ce qu’elle perçoit comme le féminin un peu de ces qualités qui permettent aux hommes de vaincre. C’est donc à une renégociation des frontières des genres que se prépare inconsciemment Hélène. Cependant, comme elle n’a que quinze ans, Hélène explorera des lieux communs de masculinité [15] : le garage et le club de boxe, qui lui permettront d’intégrer à son identité [16] des qualités perçues comme masculines.

Lorsque Hélène choisit de travailler dans un garage pour échapper aux problèmes familiaux, sa mère est étonnée qu’elle choisisse un endroit si contraire à ses goûts : sale, désordonné, puant. Mais Hélène, dans son désir de se rapprocher du masculin, y explore la possibilité de réunir dans le féminin l’opposition entre réceptacle passif (représentation du féminin) et désir d’agentivité (représentation du masculin), dont les verbes imagés du passage suivant témoignent éloquemment :

Elle passe d’un monde à l’autre comme cette essence qui coule dans le tuyau. C’est tout. Son corps voudrait parfois s’évanouir sur le trottoir. Sa main voudrait brandir une arme et faire taire tous ses ennemis. Ses muscles voudraient se remplir de volonté comme ceux qu’elle aperçoit parfois derrière les fenêtres du club de boxe. Mais elle continue d’avancer et la vie continue de couler à travers ses membres, ses viscères, ses boyaux.

je souligne

IM, 41

Après le désir exprimé de mourir au monde (« Son corps voudrait parfois s’évanouir sur le trottoir »), désir partagé par les femmes de cette famille, la dernière image relie ici le sang des veines à l’essence des boyaux en un écoulement de la vie, image dont la relative passivité est compensée par celles, très masculines, que suscitent les verbes d’action des phrases centrales du passage (« brandir un arme », « faire taire les ennemis », « se remplir de volonté »), dont l’agentivité est par contre atténuée par le mode conditionnel. L’image de l’essence dans les boyaux renvoie à des corps fluides, mais artificiels, comme Hélène se perçoit elle-même. On voit toutefois que cette perception de son artifice permet à Hélène d’accepter de se construire, puisqu’elle n’est pas « naturelle » comme les autres.

Le garage, c’est aussi Huguette et Émile, qui représentent le versant positif des relations hommes-femmes. Si Huguette, à la fois protectrice et confiante, toujours souriante, est un merveilleux substitut de mère, c’est Émile, son mari, qui fascine Hélène, en particulier son atelier de mécanique, qui est « l’endroit qu’elle aime le plus à présent, celui auquel l’intérieur de son corps devrait commencer à ressembler », où « tout […] est en ordre, comme dans sa chambre, sauf qu’ici, le désordre est une idée acceptée » (IM, 46 ; je souligne). Ironiquement, l’image que se crée Hélène de l’intérieur du corps comme une mécanique à régler est, malgré tout, beaucoup plus souple que celles véhiculées dans son milieu. Par exemple, le désir d’Hélène pour Émile est exprimé par une merveilleuse image, qui laisse entendre que si la construction du féminin est intersubjective, elle est ici perçue comme étant littéralement opérée par l’autre genre, le masculin : « [S]es grandes mains opérant si élégamment dans le ventre des voitures. » (IM, 46) On peut déduire par ailleurs du désir hétérosexuel d’Hélène qu’elle recherche une intégration du masculin au féminin (qui reste le sexe auquel elle s’identifie), plutôt qu’une identification totale avec le masculin. La station-service est aussi l’endroit où les gens de son quartier reconnaissent Hélène, avec toutes les limitations que leur vision d’elle peut lui imposer. Elle se découvre sous l’emprise d’un nivellement social qui l’empêche de se recréer [17].

Le club de boxe

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que la seconde incursion d’Hélène dans un monde masculin soit à un club de boxe. Elle observera longtemps [18] les deux jeunes adversaires de vingt ans avant de choisir celui qui « semble habité par la tension la plus âpre » (IM, 88). Dans ce club, Hélène lutte pour maîtriser « les gestes […] qu’elle sent monter en elle mais qu’elle retient [et qui] proviendraient probablement tous de la même défectuosité et la conduiraient hors d’elle-même » (IM, 88). Hélène y cherche donc à la fois une issue à son désir et le musellement de son corps par la discipline de la boxe [19]. Une partie d’elle cherche un affrontement d’égal à égal avec l’autre sexe : « Il lui faut à tout prix reconnaître son adversaire. » (IM, 99) Cet affrontement me semble toutefois en partie être la projection du combat que mène Hélène contre son corps. Ainsi, lorsque Martin, le boxeur qu’elle a choisi, lui permet d’essayer ses gants, « elle se met aussitôt à cogner sur le sac, se voyant elle-même comme sa propre ennemie » (IM, 99).

Comment miner les scénarios immémoriaux

Le nom même de la victime, Marie-Pier Sauvé, semble la présenter comme un double négatif d’Hélène : malgré la renégociation des frontières des genres que le prénom composé de la victime souligne (trait d’union entre le féminin et le masculin), l’ironie mordante de son patronyme (Sauvé) laisse entendre que cette renégociation est pour le moment vouée à l’échec. La question qui semble hanter Hélène est implicite dans le nom même de la victime : il s’agit de trouver une issue à son désir hétérosexuel pressant tout en s’assurant d’être sauve, c’est-à-dire en préservant son intégrité, physique ou psychique. Le désir, en tant que trace, résidu, est toujours mêlé, pour elle, à la peur : « Être parée à toute éventualité […]. N’importe qui peut, un jour ou l’autre, s’approcher de trop près, renifler, sentir le désir […]. N’importe qui peut renifler la peur. » (IM, 59) Comment accepter de franchir les frontières de l’autre, qu’il franchisse les siennes sans peur de contamination ou de violence [20] ?

Le désir est aussi lié à la honte, par association avec le corps honteux : un jour, pense Hélène, « il faudra bien dire oui. Même s’il serait plus simple d’y être forcée. Obligée. Ici, dans l’île, par exemple. Il vaudrait mieux plonger d’un coup sec dans l’humiliation » (IM, 70). Comme si la rencontre (hétéro)sexuelle était nécessairement marquée par l’humiliation. Bien qu’Hélène veuille se débarrasser de sa virginité en un rite de passage accéléré, il semble que les clichés millénaires voulant que l’homme arrache son « honneur » à la femme en lui prenant sa virginité soient logés en elle.

Plus tard, Hélène se laisse aller à un raisonnement similaire lors de la rencontre des types du club de boxe : « Qu’arriverait-il si l’un d’eux l’attachait à une corde ? Elle n’aurait que ce qu’elle mérite. Voilà ce qu’elle pense, même si c’est la chose la plus sordide. » (IM, 89) Hélène est la dépositaire, comme tout être humain, des croyances sur son sexe.

La question de la victimisation de la femme implique son contraire, l’agression. C’est la colère qui sauve Hélène de la prison des idées reçues. Comme on l’a vu plus haut, dans son analyse des motifs du meurtre de Marie-Pier Sauvé, Hélène suppose que la victime était « coupable, ou triste, ou complètement abattue, mais pas enragée […]. Si elle avait été enragée, elle se serait battue, elle aurait mis cet homme en pièces et c’est elle qui aurait transporté le corps jusqu’au parc de la Merci » (IM, 82). Avec son analyse du meurtre, Hélène suggère que l’emprunt d’attributs dits masculins tels que la colère pourrait littéralement sauver la femme.

Deuil de la victime et naissance d’une relation

Hélène se rend incognito aux funérailles de Marie-Pier Sauvé, tenues à l’école de cette dernière, ce qui, du coup, lui permet d’enterrer ses peurs obsessives. Rejetée pour de bon par Martin le boxer [21], elle rencontre aux funérailles Thomas, qu’elle s’empresse de suivre une fois la cérémonie terminée, comme si le désir était plus fort que la peur. Avec lui, malgré le désir commun, elle se surveille plus que jamais : « Ce n’est pas naturel, conclut-elle. Avec Martin quelque chose l’était ; avec lui, rien ne le sera jamais. » (IM, 127) Thomas, comme son nom le suggère, met en doute ses perceptions ; parce qu’il n’est pas engoncé dans sa masculinité comme Martin, il effraie Hélène. Justement, avec lui, les jeux ne sont pas faits ; il faut explorer ensemble les frontières des genres. Le naturel qu’Hélène ne ressent pas avec lui, c’est celui qui n’a jamais existé que dans les cadres imposés par une société pour qu’un sexe soit lisible. Le pouvoir du rituel favori d’Hélène pour chasser l’angoisse, imaginer sa chambre en ordre, s’estompe lorsque Thomas explore son corps à elle, d’autant plus que la chambre de Thomas — où ils se trouvent en ces occasions — est toujours dans un désordre effroyable. Hélène finit par rompre avec lui. Par manque d’amour, dit-elle. On peut se demander si la masculinité incertaine de Thomas ne la renvoie pas à ses propres incertitudes vis-à-vis de son identité sexuée.

La rupture, initiée par Hélène, de sa relation avec Thomas indique son retranchement provisoire des relations hommes-femmes. Néanmoins, Hélène a obtenu de lui, d’Huguette et d’Émile, une reconnaissance certaine, en dépit de sa féminité constamment renégociée. Malgré cette rupture, elle progresse dans son cheminement vers l’autre : durant l’été, elle est sortie du noyau familial pour trouver un travail non traditionnel et faire des tentatives de rapprochement avec l’autre sexe, malgré la résonance en elle des meurtres en série : l’une avec un jeune homme plutôt traditionnel, Martin le boxer, l’autre vers Thomas, celui qui doute de tout. Peu différente en cela de la plupart des jeunes, Hélène se concentre d’abord sur sa différence perçue et son désir de se conformer, ce qui lui fait conclure qu’elle n’est pas naturelle. Bien qu’elle ne parvienne jamais à une conscience des enjeux de la construction sociale des sexes — le roman se déroule durant les quelques mois de l’été de ses quinze ans —, Hélène, en raison même de la perception de son artificialité, se construit une identité composite, empruntant au masculin les qualités qui en font traditionnellement un sexe fort. Hélène doit continuer de répondre à cette question : qu’est-ce que cela signifie pour moi d’être une femme ? Car aucune catégorie d’identité n’est stable, transparente ou naturelle, selon Judith Butler. Les diverses possibilités qu’explore Hélène laissent penser que renégocier les frontières des sexes rend le sien viable malgré les contraintes d’ordre familial et social.