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Un survol du travail effectué par Pierre Nepveu au cours des trente dernières années dévoile un paradoxe pour le moins surprenant. Tous s’entendent pour reconnaître la valeur exceptionnelle et la diversité de l’oeuvre de ce poète, critique, anthologiste et professeur de littérature, essayiste reconnu, romancier et bientôt biographe de Gaston Miron. Pourtant, trop peu de lectures critiques permettent d’en prendre la mesure. Primée trois fois par le prix du Gouverneur général, puis dernièrement par le prix Athanase-David (2005), l’oeuvre [1] de Pierre Nepveu mérite une attention particulière, ce que le présent dossier entend offrir en portant un regard d’ensemble sur une production qui a pris son envol dès 1969 avec la publication des premiers poèmes de l’auteur dans les Écrits du Canada français.

La blessure quotidienne

Matière première de Voies rapides, recueil à paraître deux ans plus tard, ces poèmes ont d’emblée eu pour but de rompre avec la tradition de la poésie du pays qui a pourtant régné sur la Révolution tranquille. Même s’il la lit et s’en inspire abondamment (sa thèse de doctorat portera sur les trois auteurs phares que furent Gaston Miron, Paul-Marie Lapointe et Fernand Ouellette), Pierre Nepveu sent le besoin, à l’instar de ses contemporains, de s’éloigner de cette thématique en inscrivant son écriture dans une réalité beaucoup plus ancrée dans l’époque. En marge d’un courant fort qui fera dans la contre-culture, voire dans le formalisme, la poésie de Nepveu adoptera des sonorités urbaines qui marqueront fortement la première partie de son oeuvre poétique, ce qui se fait non sans dénoncer un certain mode de vie tendant vers la modernité de la société de consommation. Profondément Montréalais, l’auteur saura s’appuyer dès ses premiers textes sur les aléas d’un quotidien empreint de bruit, du chaos des routes et de ses voitures rutilantes. Alors que deux des recueils subséquents auront respectivement pour titre Épisodes (1977) et Romans-fleuves (1997), on comprendra à quel point le récit du quotidien prendra chez Pierre Nepveu une place singulière, passant progressivement de l’anecdote à l’événement. Si la plasticité des premiers recueils cherchait avant tout à représenter l’imminence de la catastrophe (notamment par le recours au fait divers), l’événement en vient à se préciser tel un enjeu majeur, en particulier au sein des deux derniers recueils publiés par l’auteur après un long silence d’une quinzaine d’années.

On retrouvera d’abord dans Romans-fleuves deux poèmes se référant à des épisodes précis de l’Histoire, le premier s’intéressant au sombre destin du jeune Anthony Griffin, tué par un policier de Notre-Dame-de-Grâce à la suite d’une infraction mineure, alors que le deuxième évoque l’histoire d’Antônio Francisco Lisboa qui, malgré l’amputation des deux bras, a réussi à devenir le plus grand sculpteur religieux du Brésil. Mais surtout, c’est dans Lignes aériennes, recueil publié en 2002 en réaction au drame de Mirabel, que l’événement en vient à trouver son sens le plus précis, alors que Nepveu, puisant dans la blessure dont chacun témoigne, fait de l’expérience initiale de l’expropriation les lieux d’un combat unique, laissant place à l’horizon d’une longue et patiente quête de rétablissement du monde et de soi. À travers le récit du quotidien, les personnages, créés dans un décor inspiré du développement véridique du projet d’aéroport [2], en viennent à se regrouper afin de rendre de nouveau leur univers habitable. Mais pour ce faire, ils doivent non seulement transformer leur mémoire individuelle du passé en une mémoire partagée, mais faire de leur expérience du deuil un projet qui se voudra d’abord et avant tout collectif. C’est ainsi qu’en vient à se créer une véritable communauté qui réclame la nécessité de vivre ensemble afin de remplir un vide qui se sera, au fil du temps, étendu à l’ensemble du paysage. Face à ce gigantesque aéroport, vacant, érigé au sein d’un territoire finement découpé, les acteurs de Lignes aériennes affirment qu’il n’existe plus de frontières lorsque l’on a fait l’épreuve de la souffrance.

Cette volonté de trouver chez l’autre les origines d’une blessure fondatrice permet d’emblée de porter un éclairage sur les romans publiés par Pierre Nepveu. Des mondes peu habités, paru en 1992, raconte les retrouvailles d’un père avec sa fille en dépit de l’océan qui sépare Montréal de Paris. Si la recherche du bonheur passe avant tout par la (re)découverte d’un espace d’appartenance, il s’agit d’une quête qui, dans les deux cas, ne peut s’accomplir sans la rencontre de celui ou de celle hanté(e) par les mêmes obsessions. Dans Des mondes peu habités, Jérôme parcourt les images photographiques de sa fille Léa en tentant de comprendre ce que le temps et l’espace auront pu faire d’elle. Au terme d’un échange de lettres qui les conduira finalement à des retrouvailles attendues de part et d’autre, le retour au pays natal n’équivaudra pour elle qu’à un retour au pays de son père. Désormais conscients de la faille qui sépare leurs deux réalités, Jérôme et Léa poursuivront leur existence commune avec la profonde impression que plus rien ne sera jamais comme avant, comme s’ils venaient moins de se livrer à des retrouvailles qu’à la découverte pure et simple d’un autre depuis longtemps recherché. Dans L’hiver de Mira Christophe, publié six ans plus tôt, l’auteur s’attache au destin de nombreux personnages incapables de se définir un réel chez-soi, de Montréal à Vancouver, en passant par Port-au-Prince. Cette fois, le questionnement se lie essentiellement à l’emplacement de l’espace habitable et s’avère source d’une cohabitation déchirante. Pour Mira, qui a quitté Montréal pour Vancouver en compagnie de son conjoint québécois Jean-René (après avoir elle-même fui la dictature d’Haïti), ce nouvel ailleurs prend la forme d’une incohérence et se traduit par une constante recherche de l’identité propre. À l’instar de multiples acteurs de Lignes aériennes, les voies de la guérison équivaudront moins pour elle au retour à l’espace natal qu’à la rencontre d’un lieu où l’on peut vivre et s’épanouir de façon humaine.

Passeur de cultures

On est frappé par l’extrême cohérence du travail de Pierre Nepveu quand on constate la grande résonance qui existe entre l’expression romanesque et poétique de l’auteur et son propos d’essayiste. Tendus entre un rapport ontologique, souvent conflictuel au monde, de l’individu et une forte nécessité de filiation, les textes de L’écologie du réel, Intérieurs du Nouveau Monde et Lectures des lieux embrassent un spectre très large de sujets à la hauteur de la culture et des intérêts de Pierre Nepveu, mais ne paraissent jamais éparpillés. Les questions de l’espace, du métissage, de l’Histoire s’articulent les unes aux autres et montrent l’amplitude d’une pensée vaste, cohérente, que le recul de trente ans d’écriture permet au lecteur d’évaluer. Contrairement à bien d’autres qui ont parfois su proposer des développements intéressants et intelligents à une réflexion déjà amorcée, force est de constater que Pierre Nepveu a participé de manière importante à la naissance (ou à la renaissance) de plusieurs sujets très actuels dans la pensée culturelle québécoise. Paru en 1988, L’écologie du réel reprend certains textes publiés dès le début des années 1980 qui se penchent déjà avec attention sur ce qu’on appellera « écriture migrante » (il fut d’ailleurs pour beaucoup dans la diffusion de l’expression). Mais plus largement, on pourrait dire que l’écriture migrante devient le symptôme d’une relecture de la littérature québécoise à une époque postréférendaire, où le nationalisme québécois pâlit dans l’imaginaire québécois, et dont il fut un des premiers à prendre acte à travers ses analyses. Intérieurs du Nouveau Monde, publié dix ans plus tard, est une somme magistrale qui rend compte de sa réflexion sur l’américanité au cours des dix années précédentes et qui souligne l’importance du rôle qu’il a joué dans les débats animés sur ce concept. L’américanité est pensée ici dans une perspective qui englobe aussi bien le Québec que le Canada, les États-Unis, mais aussi les cultures hispaniques ou lusophones. Il faut noter également l’historicité du propos, qui lui permet de se déployer non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. Quant à Lectures des lieux, il permet de (re)découvrir entre autres la perspicacité de Pierre Nepveu dans son analyse de la littérature montréalaise, d’auteurs francophones et anglophones, certains d’entre eux étant juifs. Il aura été, là aussi, un des grands responsables d’une réflexion sur la littérature urbaine au Québec, notamment en tant que coresponsable pendant plusieurs années, avec Gilles Marcotte, du groupe « Montréal imaginaire » à l’Université de Montréal.

Si le terme de « passeur culturel » est sans doute un peu simpliste et galvaudé, il reste que Pierre Nepveu a largement joué un rôle de ce type au cours des deux dernières décennies, refusant l’intolérance et la démagogie (pensons à ses interventions au cours du débat autour du texte L’arpenteur et le navigateur [3] de Monique LaRue), intéressé à « découvrir l’étrangeté au coeur de nous-mêmes [4] », comme il le dit à la fin de son discours de réception à l’Académie des lettres du Québec. Mais cela ne concerne pas seulement son intérêt pour les littératures étrangères ou pour des textes publiés au Québec par des écrivains venus d’ailleurs. Il y a un refus du sectarisme chez Pierre Nepveu qui en fait un des rares essayistes à avoir pu s’intéresser à des écrivains québécois très différents, de Nicole Brossard à Yves Thériault, de Victor-Lévy Beaulieu à Laure Conan, en passant par Gaston Miron et Mordecai Richler. Cette ouverture d’esprit à des écritures contrastées, voire opposées, reste encore trop rare et mérite d’être soulignée.

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Ce dossier propose d’éclairer l’oeuvre de Pierre Nepveu en invitant les collaborateurs à l’aborder moins sous l’angle d’ouvrages précis que de thématiques générales, ce qui devrait nous donner l’occasion de comprendre un peu mieux pourquoi ce dernier doit être considéré non pas simplement en tant que poète, romancier ou essayiste, mais en tant qu’un des écrivains les plus polyvalents de la littérature québécoise. C’est peut-être cette difficulté à le classer dans une catégorie précise qui explique d’ailleurs l’absence relative des travaux sur une oeuvre aussi importante.

L’entretien que nous avons réalisé avec l’auteur permet de voir comment s’est développée chez lui cette conscience créatrice qui guide chacun de ses ouvrages. S’il a déjà avoué percevoir la poésie comme le fil conducteur de son oeuvre [5], il serait réducteur d’imposer une hiérarchie des genres, compte tenu du spectre très large des ouvrages qu’il a publiés. Son travail de professeur ainsi que ses activités de commentateur de la littérature québécoise font d’abord de lui un lecteur réputé. Ses poèmes, ses essais et ses romans sont tous marqués par des problématiques communes telles celles des lieux ou du rapport à l’Histoire, qui leur confèrent une portée qui déborde les limites de leur cadre. Il sera aussi intéressant d’aborder le rapport qu’entretient Pierre Nepveu l’écrivain à l’engagement social, étant donné qu’il a déjà déploré le fait que le politique ait longtemps été confisqué par la question nationale [6]. Il a souvent préféré la discrétion à la contestation forte d’un Miron ou d’un Victor-Lévy Beaulieu, mais cela ne l’a pas empêché de prendre position publiquement à trois reprises lors des derniers mois à propos de la délicate question des accommodements raisonnables. Avec Lignes aériennes, il n’hésitera pas, là encore, à décrier l’entreprise mégalomane qui mènera à la construction de cet « invraisemblable monument à l’ineptie gouvernementale et bureaucratique » (LA, 111). Et on ne peut nier la dimension politique de certains de ses essais dans le contexte québécois. Est-ce nécessairement le rôle de l’écrivain de s’impliquer dans le discours public ?

Avec son texte « Mémoires en partage », Sherry Simon nous entretient dans un premier temps de la question de l’interculturalité chez Pierre Nepveu, principalement dans ses essais, mais aussi dans ses romans. Même s’il n’est pas Juif et ne parle ni le yiddish ni l’hébreu, il a été un des premiers à s’intéresser à la littérature juive québécoise et à analyser ce qu’il a lui-même nommé « l’écriture migrante ». Contribuant à élargir l’espace identitaire québécois, cette réflexion nous permet de comprendre pourquoi, lors de notre entretien, Nepveu a tenu à répliquer avec véhémence aux propos de Mathieu Bock-Côté affirmant que « l’appartenance nationale est inconciliable avec le pluralisme identitaire ».

Ce pluralisme, François Dumont l’explore dans toute sa splendeur en montrant comment l’écriture très plurielle de Pierre Nepveu se nourrit elle-même des voix les plus diverses. D’une autre façon, Michel Biron aborde aussi la question, mais cette fois dans une perspective historique en montrant comment l’auteur s’attache à travers ses essais à « dépayser » la littérature québécoise. En puisant dans le discours littéraire français, mais aussi russe et chez des écrivains-philosophes comme Levinas et Cioran, Michel Biron tente de montrer à quel point l’écriture est d’abord chez l’auteur une expérience du dépaysement qui se détourne des réflexions convenues et des clichés mythiques.

Josef Kwaterko s’arrête quant à lui à la représentation de l’espace dans l’oeuvre générale de Pierre Nepveu en se prêtant à une lecture de « l’imaginaire exotopique », selon le qualificatif de Bakhtine. En convoquant les principaux écrits fictionnels de l’écrivain, de 1969 à aujourd’hui, il démontre comment son écriture en est d’abord une de rêverie, marquée par l’ailleurs et par le réel de l’immédiateté.

François Paré pose enfin une réflexion sur l’Amérique littéraire et plus largement culturelle telle qu’elle se donne à lire dans l’essai majeur de Pierre Nepveu, Intérieurs du Nouveau Monde (1998). Dans cet ouvrage, Nepveu cherche à historiciser la notion d’américanité en la rattachant à certaines figures hiératiques de l’histoire littéraire américaine et aux grands mouvements migratoires canadiens-français sur le continent. L’Amérique semble dès lors acquérir chez Nepveu une dimension existentielle, liée à la vastitude de l’espace identitaire et au déplacement. Issue de la littérature, l’américanité permet alors de fonder une subjectivité singulière à la confluence de la déperdition et de l’abondance des signes.

Si ce dossier ne permet pas de couvrir de manière complète l’oeuvre de Pierre Nepveu — il faudrait en publier plusieurs ! —, il en donne, grâce à la qualité de ses textes, une idée importante et ouvre la voie, espérons-le, à d’autres travaux d’envergure.