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À Michel Garneau

1.

C’est toujours le même cheval fou, pris de rage ou de peur, impossible de savoir. Dans la lumière sans pitié d’un midi de juin, à une époque où les chevaux trottaient, hennissaient, se soulageaient sans retenue dans les rues de la ville. Le laitier avait à peine eu le temps de grimper l’escalier d’une des dernières maisons de sa tournée quotidienne. Une secousse métallique suivie d’un bruit de sabots, et la bête, paisible un instant plus tôt, espérant peut-être l’écurie, avait détalé pour atteindre l’intersection toute proche où elle avait heurté de plein fouet la fatalité.

Toujours cette même scène : un fracas d’os broyés et de verre fracassé, et presque au même instant, les cloches de l’église qui sonnent midi. Le cheval est retombé sur le côté, empêtré dans ses attelages, son gros corps sombre au milieu d’un lac de lait jonché de tessons et de bouts de bois, tandis que les trolleys de l’autobus, décrochés de leurs fils, battent l’air comme des bras en détresse. Les passagers descendus ont formé un demi-cercle élargi de quelques passants, comme tous invités à une cérémonie.

Du haut du balcon, c’est ce qu’on voit : la bête couchée sur le côté, la foule qui remue à peine, le lait qui ruisselle, les centaines d’éclats de verre des bouteilles brisées et le laitier, facile à distinguer dans son uniforme bleu, qui vient d’accourir et qui hoche la tête en levant les bras au ciel. On dirait que les cloches ne vont jamais s’arrêter et quand elles s’arrêtent, c’est un silence terrible, un silence de bête assommée qui ne peut plus tenir debout. Seuls les deux policiers qui viennent d’arriver s’agitent dans l’espace resté libre au milieu de l’intersection, l’un qui repousse le demi-cercle des spectateurs, l’autre qui tourne autour du cheval en l’examinant, s’accroupit près de sa tête et lui tapote l’encolure, puis se relève brusquement, dégaine son arme et, le bras tendu, en détournant presque la tête pour ne pas voir, tire un seul coup de feu.

C’est à jamais cette scène qu’il revoit, ses petites mains et celles de sa soeur cramponnées aux barreaux froids du balcon et quand le policier tire, on a l’impression que c’est tout le quartier qui sursaute, et jusqu’aux feuilles nouvelles des arbres, aussi surprises que le cheval dont les pattes arrière se sont étrangement raidies et restent là, suspendues en l’air. Dans la stupéfaction qui suit, la voix de la mère qui se tient derrière sur le balcon a laissé tomber, comme un peu lasse et presque honteuse : « On n’avait pas le choix. Il était trop blessé. » Et presque en même temps, elle a eu ce geste vraiment curieux qu’il ne se souvient pas lui avoir jamais vu répéter par la suite : elle a déposé sa main dans ses cheveux, a ramené sa petite tête contre son corps et l’a maintenue contre sa hanche solide et ferme, pressant son oreille d’enfant encore secouée par la détonation et forcée d’écouter le bruissement de la robe et de sentir, juste derrière, cette chaleur troublante, ce silence osseux venus d’un espace inconnu.

C’est toujours le gros corps inerte au ventre luisant et aux sabots tendus contre rien, aux hommes qui sont débarqués du camion avec de grosses chaînes pour les enrouler sans aucune délicatesse autour des pattes et du cou et soulever cette masse à l’aide d’une petite grue. Une chose odieuse, ce cheval à l’envers, ayant perdu toute sa dignité de cheval, un vieux sac gonflé jeté sans égard dans le camion et emporté loin de ceux qui l’avaient vu chaque jour passer dans la rue, d’un pas tranquille et plein de patience. Où l’emportaient ces hommes ? Dans un brasier, une sorte d’enfer aux confins de la ville où il monterait lentement en fumée vers le ciel, du moins c’est ce qu’il imaginait, car on n’enterre pas les chevaux, ça prend trop d’espace, avait dit la mère qui serrait toujours sa tête de petit garçon contre sa hanche. Plus tard, on lui avait montré des cimetières d’humains, un ou deux réservés aux chiens, mais jamais il n’avait vu de cimetières de chevaux. Un oncle, qui voyageait souvent vers le pays lointain du Kentucky et qui jouait du banjo, racontait qu’il en avait vu un là-bas, mais que c’était une idée de gens riches pour qui les chevaux de race étaient aussi précieux que leurs enfants et qui leur vouaient une sorte de religion.

2.

Il y a autre chose : un goût de terre, âcre et froide, dans sa bouche. La terre de la petite cour était dure et sablonneuse, presque jamais réchauffée par le soleil, de sorte que les morceaux de pommes de terre qu’il y avait semés et dont il espérait tirer une modeste récolte, n’avaient jamais germé pour la peine, pas au-delà de quelques pauvres racines épuisées avant même de produire. Pendant des années, à l’abri des regards, il a mangé de cette terre, la suçant autour de ses doigts, y plongeant une petite pelle ou une cuiller qu’il portait à ses lèvres, juste un peu, avec un sentiment de faute, une sorte de communion noire qu’il interrompait juste avant d’avoir un haut-le-coeur.

Pendant des années, le cheval mort et le goût de la terre ont été ses grands secrets, la terre et quelques cailloux choisis pour leur taille et leur rondeur et cachés dans ses poches pour qu’il pût, dans la pénombre de sa chambre qui donnait sur la petite cour, les laisser tourner lentement dans sa bouche, non pas pour apprendre à mieux articuler, comme l’avait fait ce bègue ancien dont une institutrice leur avait parlé à l’école pour souligner l’importance de la bonne diction, mais comme des bonbons qui ne fondaient pas et dont il aimait la saveur un peu ferreuse et les petites rugosités.

Il n’était un enfant ni de lumière ni de légèreté. Tout ce qu’il apprenait du monde : opérations mathématiques, règles grammaticales, grandes dates de l’histoire, et jusqu’aux noms des sacrements et des vertus, tout s’inscrivait en chiffres et en lettres de feu dans sa tête, juste assez longtemps pour qu’il répète, les yeux fermés, la leçon apprise et réussisse parfaitement aux examens. Mais tout s’éteignait presque aussitôt, comme les étoiles filantes sont bues par la nuit. Il avait de grands reflux d’ignorance, nourris de détails anodins et d’images inutiles : le nom de la capitale d’un obscur pays africain insistait parfois, comme un disque enrayé dans sa tête, ou c’était la main volante de l’institutrice, une main merveilleuse aux grands ongles rouges à ne pas pouvoir mettre de gants, et qui restait un moment suspendue devant le tableau noir en tenant bien haut un bâton de craie. Il aurait voulu lui voler cette craie, en humer l’odeur sèche et les relents de parfum, l’approcher de ses lèvres, la tourner dans sa bouche en espérant que ça ne finisse jamais. Plus de mots, plus de pages, plus rien à apprendre : seulement le goût de cette poussière blanche, aux relents de jeune femme et de désert.

3.

Lorsqu’il est arrivé, des années plus tard, dans le grand pays du sud, la couleur rouge de la terre l’a comblé, comme une intimité profonde et chaude. Une terre à produire de l’or, une terre solaire qui rendait heureux ou qui rendait fou. Tout était nouveau pour lui. C’était la fin de l’été austral et les Supérieurs de la Compagnie lui accordaient quelques semaines encore, le temps de terminer les rénovations du collège avant le début des cours. Il avait voyagé seul vers des régions de plateaux ondulants où des hommes à cheval élevaient des troupeaux de boeufs et chantaient des chansons pleines de tendresse et de nostalgie. Il s’arrêtait dans des villages où coulaient des fontaines au milieu de places ombragées, occupées par des joueurs de cartes et des marchands de bijoux. Des enfants jouaient dans la rue ou dans une cour d’école, des femmes sur le pas de leur porte le regardaient passer et il se demandait parfois si l’une d’elles allait l’appeler, lui offrir un café, lui demander d’où il venait. Il lui semblait qu’il aurait tout raconté de lui-même à une de ces femmes.

Quand il reprenait la route, il retrouvait la terre rouge au sortir du village, en longs coteaux sur lesquels l’herbe poussait par touffes. Il aimait ce silence radieux, cet espace de grandes chevauchées sans retour possible, sans mémoire, sans regrets.

4.

Il ne s’étonne même plus, à présent, de s’entendre appeler Gilberto, comme s’il était devenu l’écho de lui-même. Qu’est-ce que sa mère penserait, si elle était encore de ce monde, de voir ainsi déguisé le nom de son grand Gilbert ? On ne sait plus au juste quand tout bifurque et s’égare, on ignore où ça se dérègle dans l’ordre des choses et pourquoi le règne de Dieu, si fermement établi, a croulé comme croulent parfois les immenses statues des maîtres du monde, tandis que des conspirateurs qui furent pendus en d’autres temps et exposés, la langue pendante, pour effrayer le bon peuple, se retrouvent debout sur un socle, dans leur bronze glorieux, le regard tourné vers l’avenir, au beau milieu de places de villages ou de quartiers qui portent maintenant leur nom. On devient Gilberto comme on devient un criminel ou un héros. Ou comme un cheval fou qui en a eu soudain assez de faire son devoir et qui a choisi l’enfer.

Ça ne s’explique pas, ni à soi-même ni à la Russe qui le reçoit chaque semaine, tout près de la petite place bordée d’arbres où se dresse l’Arracheur de dents, le conspirateur exécuté et démembré par les autorités coloniales et devenu aujourd’hui un héros national. La Russe l’écoute patiemment égrener les moments successifs de sa métamorphose dans l’espoir improbable de percer le mystère de sa vie. Son enfance, les deux collèges (celui de là-bas et celui d’ici), la police militaire, Renata, leur fils José. Elle vient de Tachkent, elle a des yeux noir charbon et des mains de fée. Elle a fui sans regret les conditions de misère et les magouillages politiques de sa république d’Asie pour franchir l’océan et venir s’installer dans l’immense mégapole du sud. Les handicapés de l’âme y sont légion, les exilés et autres transfuges penchés sur le bilan de leur vie comme sur un état financier, calculant les profits et pertes, pesant le pour et le contre entre un hier morose et un demain souriant. Unanimement, ils succombent à l’écoute fervente et aux mains enchanteresses de la Russe, à moins qu’elle ne soit une Ouzbèke de souche, fille du pays de la soie, dont la peau couleur de sable suggère de longs après-midi solaires et caressants.

Elle habite au treizième étage d’un immeuble ordinaire, voisin d’une curieuse église rose, jetée là comme par accident, encerclée par des constructions modernes que protègent des grilles solides et des gardiens le plus souvent affables qui ouvrent sans rechigner lorsqu’ils vous reconnaissent. Comme il y vient depuis trois ans chaque semaine, il n’a même pas à sonner. Le gardien, un grand noir très maigre, lève à peine les yeux de son journal et lui fait signe, en levant le pouce, que tout va bien. L’ascenseur même est plus parlant que ce gardien, ce qui pourrait être utile si des aveugles habitaient l’immeuble mais paraît redondant pour un homme qui a ses deux yeux et n’a pas besoin de se faire dire que les portes vont se fermer ni que le voici parvenu à l’étage désiré. Il y a quand même en ce raffinement technologique une forme de civilité, surtout que la voix féminine moins monocorde qu’on pourrait croire souhaite une bonne journée au passager au moment où celui-ci franchit les portes et s’en va.

La Russe orientale n’a jamais annulé un rendez-vous. Elle ouvre et le reçoit avec un sourire un peu timide, vêtue d’un pantalon élégant et d’un chandail ajusté dont la couleur varie chaque semaine selon une séquence qu’il a fini par identifier avec certitude : pêche, bleu ciel, fuchsia, vert pomme, rouge. C’est une femme dans la quarantaine, dont la vie privée demeure tout à fait secrète. Il ne connaît que ses origines, qu’elle lui a révélées quand il lui a demandé le nom de ce grand fleuve serpentant dans les sables sur une des affiches au mur de la pièce où elle le recevait pour la première fois. Il avait entendu parler du fleuve Amour, mais jamais de l’Amou-Daria, et elle a dû lui expliquer que cela n’avait rien à voir, le rendant un peu honteux de méconnaître à ce point la géographie de l’Asie.

5.

Dix mille kilomètres au nord. Une distance qu’il est difficile de concevoir. Quand il songe à ce qui le sépare de sa petite patrie et de la place du cheval mort, il se trouve chaque fois stupéfait et il a beau se représenter chaque étape du voyage, additionner heures d’attente et heures de vol, traverser la longue nuit continentale, imaginer les hôtesses et agents de bord circuler dans les allées et servir les repas, puis l’atterrissage dans la métropole de son pays boréal et l’attente de la correspondance vers sa ville natale – il bute chaque fois sur la même irréalité, la même impossibilité physique. Une distance que franchissent pourtant chaque jour des milliers de voyageurs et même, deux fois l’an, certains oiseaux, en millions de battements d’ailes inlassablement répétés, même s’ils arrivent à destination émaciés, épuisés, et qu’il leur faut des semaines pour refaire leurs forces.

Cent fois il a refait mentalement ce voyage. Dix-huit, vingt heures au total ? Le temps de conclure le roman de sa vie et de son personnage, en espérant que le vrai Gilbert se cache derrière et que c’est bien lui, étrangement ressemblant, qui remettra les pieds sur le sol natal. Mais il sait bien que cela est absurde. Il a fait ses adieux il y a trop longtemps. Le temps a cessé de s’écouler et il est encore moins possible de remonter son cours. Dans la langue de son pays d’adoption, maintenant se dit d’un mot grec qui désignait une place publique. C’est ainsi qu’il imagine sa position dans le temps, le sien et celui du monde : un grand espace ouvert où se croisent une infinité d’images et de moments, de lieux et de personnages. Une agora.

Il dit cela à la Russe, il lui répète qu’il déteste les bilans et qu’il ne sait plus au juste ce qu’il fait ici. Assise à ses côtés sur le futon, elle pose sa main sur sa nuque et la caresse doucement. Il éprouve pour ce geste une intense gratitude, il en goûte le silence, il a l’impression que tout ce qui le rattache à la vie tient à cette main étrangère qui le touche.

6.

Ce qu’il peut dire : le monde de là-bas lui était devenu insupportable, il ne pouvait plus qu’y mourir. Il y avait des gens qui fuyaient les persécutions ou la misère et qui étaient prêts à risquer leur vie sur des radeaux de fortune pour changer de pays et de continent, mais lui, c’est de la mort qu’il s’est échappé, celle qui vient non pas du dehors mais qui gît à l’intérieur, comme un caillou froid au coeur de la terre.

C’était son plus grand secret, cette mort. Il chérissait ce secret et souvent il s’en effrayait. Il n’y avait pas de mots pour le dire, il n’y en aura peut-être jamais, dit-il à la Russe qui promène ses doigts dans son cou. Sur le grand fleuve des années, bien plus puissant que l’Amour, l’Amou-Daria ou le São Francisco, cela ne subsiste plus que dans une musique. Sa symphonie, c’est ainsi qu’il la nomme. Cloches d’église à toute volée et tintement cristallin du banjo, musiques de la maison et du quartier, comme il en entend aujourd’hui quand il passe devant l’église rose où chante parfois une chorale et devant des maisons où quelqu’un écoute un disque, gratte une guitare, joue au piano un prélude de Chopin. Sa mère à lui faisait de terribles migraines mais quand elle s’installait au piano, elle semblait soudain allégée de tout, c’était comme si son regard portait plus loin que les murs tandis que sa tête se berçait de droite à gauche et de gauche à droite, amoureusement. Il n’aura jamais compris ce qu’il y avait de gravité et de dureté en elle, même quand elle soignait ses géraniums dans les boîtes à fleurs du balcon. C’était peut-être la perte de son seul frère, parti à la guerre combattre les Allemands et qui était mort, racontait-on, sur une plage française, à peine débarqué avec ses compagnons sous un barrage de feu. Mais c’était il y a longtemps, du moins c’est ce qu’il croyait à un âge où cinq ou six ans paraissent une éternité.

Il y avait davantage en elle, sans doute, un mal plus profond en dedans de son corps osseux et dont elle se soulageait parfois en jouant du piano ou en faisant de petits voyages dont la destination demeurait mystérieuse et qui la rendaient, au retour, presque heureuse, même si ce bonheur ne durait pas. Les autres mères de sa petite patrie ne voyageaient pas, c’était toujours les pères qui étaient commis voyageurs ou qui devaient se rendre dans les sièges sociaux de compagnies situées dans d’autres coins du pays. Mais chez lui, c’était le contraire : son père était captif de la petite librairie qu’il tenait au centre-ville et c’était sa mère qui partait de temps à autre pour aller se reposer, disait-elle, le laissant lui et sa soeur aux mains d’une vieille tante débraillée, venue d’une région du nord, dont les robes à fleurs sentaient le chou bouilli et qui passait ses soirées à la table de la cuisine à remplir ses grilles de mots croisés et à boire du coca-cola.

Tout ce qu’il savait des voyages de sa mère, c’est qu’ils la menaient au bord du fleuve. Il n’aurait pas pu dire où cela se situait, car il n’avait jamais vu le fleuve, il ne le verrait que plus tard. Les grands cours d’eau sont puissants et permettent de vivre, c’est ce que peut très bien comprendre la Russe, qui est née au bord d’un fleuve et qui en garde un souvenir lumineux, même quand les glaces l’encombraient en hiver et semblaient sur le point de l’étouffer.