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Avant d’aborder le substantiel choix de poèmes de Nicole Brossard, D’aube et de civilisation [1], puis les actes d’une réflexion collective sur Jacques Brault [2], il convient de jeter un coup d’oeil sur le tout nouveau recueil de Brossard. Ardeur [3] nous permet d’apprécier la dernière manière de la poète, qui certes ne change pas de poétique comme de chemise, mais poursuit de recueil en recueil un travail de renouvellement en profondeur du discours poétique, loin des lyrismes faciles et, tout aussi bien, des excès de cérébralité.

Le titre nous met sur la voie d’une affirmation des puissances du corps, l’ardeur pouvant désigner le désir amoureux ou une plus simple exultation organique, une disposition face à la vie, au monde. En fait, les mouvements du corps apparaissent bien tempérés dans ces poèmes brefs, et c’est avec une ardeur tout intérieure, mais bien réelle, que le lecteur est invité à communier. Une sorte de oui à la vie — le mot « vie » est sans doute celui qui revient le plus fréquemment dans les poèmes, avec le mot « aube » qui représente l’espoir, la renaissance, mais sans les pétulances de l’aurore (jamais nommée) ; une naissance du jour encore toute mêlée à de la nuit.

La nuit est d’ailleurs aussi un mot fétiche, et si la tonalité d’ensemble du recueil est bel et bien l’ardeur, celle-ci se définit tout de même à partir d’une condition humaine, quotidiennement vécue et assumée, qui connaît les sollicitations de l’abîme : « les mots ils vont bientôt là/t’arracher au présent simple de l’abîme » (90).

Les mots sauvent, et c’est donc leur concours qui rétablit l’élan et permet le ressourcement aux puissances de vie.

On est loin, ici, du formalisme d’antan qui soumettait tout l’ordre du vécu à la logique abstraite du langage, comme si l’humain était écrit de part en part et se conformait à quelque structure a priori. Il n’est pas étonnant que le féminisme ait volontiers souscrit à cette fable, la femme ayant été historiquement soumise au pouvoir de lois aveugles. L’homme reconduisait l’autorité arbitraire de Dieu, et Dieu était le Verbe — Ce Qui S’écrit, avant toute existence. Nicole Brossard a été simultanément formaliste et féministe, les deux tendances se renforçant l’une l’autre. Le langage d’Ardeur reste certes fidèle à l’inspiration originelle, mais la reprend avec une grande simplicité et une grande maîtrise, fusionnant le psychologique, l’organique et le sémiologique en images claires-obscures dont le sens se prolonge longuement dans la conscience lectrice. Il y a des énoncés qui émerveillent :

[…] aux prises avec des noyades d’aube il m’arrive

de remonter le cours du temps

le regard embué

par la très haute vitesse de l’univers.

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L’on constate la faculté qu’a l’auteure de se projeter dans un temps et un espace infinis, comme ceux dont nous entretient la cosmologie moderne et qui renouvellent profondément l’imaginaire contemporain. Autre exemple de la grande maîtrise de Nicole Brossard : « Aujourd’hui l’air est opaque et cliquetis/on dirait une érosion de symboles/le monde est à bout portant dans nos yeux. » (88)

De quoi nous parle ici la poète ? D’un rapport immédiat à un monde qui a perdu sa transparence, son sens ; un monde avec lequel la seule relation possible est celle, absolument agressive, du tir « à bout portant ».

Les poèmes de Nicole Brossard sont ainsi, le plus souvent, l’expression d’instants où se logent les contradictions du vécu, ou mieux de l’existence, celle-ci ayant moins à voir avec le moi qu’avec le mystère des mondes et des mots.

On y retrouve donc les thèmes de la poésie lyrique, confidentielle qui a tant fleuri depuis vingt ans : solitude, moi, silence, et les attraits du corps : bouche, nuque, cheveux… Mais ces mots sont complètement transformés par leur investissement dans un contexte qui les déconstruit, les met en rapport avec le monde le plus vaste, les significations les plus hautes. Ils deviennent alphabet, syllabes, matière sombre.

La prosodie qui en résulte a ses particularités, qui consistent par exemple à réaliser des coordinations étonnantes de mots. L’une d’elles m’a semblé faible, pour ne pas dire un peu saugrenue (je souligne) : « plonger notre ardeur/dans les questions et les cerises » (13), mais c’est la seule. La distance nécessaire entre les deux termes coordonnés nous entraîne généralement dans des spéculations stimulantes (je souligne) :

[…] devant la mer

et tout ça l’oxygène, les archives ;

15

[…] la soie brève des contrastes d’aube et de joie ;

32

[…] l’infini remous des chiffres et de la lumière ;

53

[…] et la solitude tu t’en souviens

elle gratte le fond de la mer et de l’alphabet ;

80

[…] alors je veille

parmi les canifs et la poussière.

99

On est loin d’une poésie qui individualise les contenus, humains ou autres ; au contraire, elle les ouvre sur le mystère qui fait tenir ensemble les constructions de l’univers et de la pensée. Le concret et l’abstrait s’épaulent, comme dans la réalité. L’énoncé dissout leur contraste, et abolit la distance. Comme le dit le poème initial : « ce serait quoi la différence/un geste répété/dans l’ombre de l’espèce […] » (7).

La répétition (autre mot favori) est au coeur du monde et fonde les disparités, tout en les ordonnant. Elle donne à parcourir une réalité toujours à découvrir.

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Le copieux choix de poèmes de Nicole Brossard que nous procure Louise Dupré est bien à l’image d’une oeuvre généralement perçue comme un monument des lettres québécoises. Une trentaine de recueils sont ici condensés en quelque 400 pages. L’anthologie est préparée avec soin et précédée d’une présentation qui décrit de façon exhaustive et avec une grande justesse les différents registres de l’inspiration. Quoi de mieux pour saisir le parcours accompli tout au long de quarante ans d’écriture ?

Évidemment, les deux premiers recueils ont été largement émondés. Ce qu’il en reste permet de remarquer sans doute leur écriture malhabile, on ne peut plus normale chez une jeune poète de 20 ans, mais aussi, à travers le trop-plein des images et la confusion du propos, la mise en place d’une thématique et d’une manière originales. Louise Dupré fait d’ailleurs un sort considérable à ce vers d’Aube à la saison : « J’ai la poésie plantée au ventre et au coeur » (27), en le plaçant en épigraphe à sa préface. Le ventre et le coeur : la sensation et le sentiment, double dimension de la chair. On est tout de suite aiguillé vers une certaine crudité de l’inspiration, qui se manifeste aussi dans un titre tel que Mordre en sa chair. Aussi doit-on aborder avec beaucoup de prudence le volet formaliste de la poésie de Brossard, qui n’est jamais aussi abstrait ou « intellectuel » qu’on le pourrait croire. Comme l’écrit Michel Peterson dans un compte rendu d’Au présent des veines (paru en l999) : « Ce n’est donc pas l’abstraction de la forme qui guide Nicole Brossard, même si elle a un moment, à l’époque du Centre blanc, pu pencher de ce côté. Toujours, chez elle ainsi que chez tout poète, l’émotion culmine, exposant la peau nue, concrète, qu’on peut toucher [4]. » La problématique de l’écriture est constamment en rapport avec celle du corps, comme l’illustre le troublant jeu des genres de Masculin grammaticale (sic).

Monument de nos lettres, ai-je dit. Mais il s’agit d’un monument bien moderne, et paradoxal. Car c’est la marginalité qui fonde l’inspiration majeure de Nicole Brossard. Écrivaine d’avant-garde, elle a promu des tendances littéraires exigeantes, qui auraient pu l’exclure des consensus du lectorat. Certes, les femmes ont reconnu en elle une championne de leurs droits et une porte-parole privilégiée — droits et parole si longtemps étouffés sous le boisseau des prétentions masculines —, mais l’écriture formalisante, la sensibilité et la sensualité des amours féminines, courageusement revendiquées, auraient pu valoir à leur auteure l’exclusion, même à une époque de prétendue liberté intellectuelle ou sexuelle. Or, c’est de cette matière explosive que Nicole Brossard a constitué son oeuvre, tout en évitant les représailles de l’orthodoxie grâce à la maturité et à l’équilibre dont elle a constamment fait preuve. L’audace chez elle est toujours le ferment d’une authentique sagesse.

Cela dit, le travail de l’écriture est cela même qui fonde toute entreprise poétique, et c’est lui qui assure avant tout la réussite de la poésie de Brossard, en harmonie avec une quête proprement humaine qui cherche constamment à renouveler son expression, tout en restant fidèle à elle-même. C’est dans L’écho bouge beau (l968), écrit dès l’âge de 25 ans, qu’on voit apparaître les premiers accents de l’oeuvre véritable. Les poèmes sont courts, sans ponctuation, petites machines à dire le moi et le monde comme deux combinatoires de signes (mots et corps) qui renvoient l’une à l’autre et qui s’inventent sans lyrisme, mais avec ferveur, même quand le négatif l’emporte sur le positif :

neutre le monde m’enveloppe neutre

avec des éclairs de contradiction

cela est nu désolé et aspire quand même

je le sais au rythme qui s’apprête là.

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Le mouvement de la vie s’enclenche à partir d’une passivité des choses, de la matière, qui est toutefois grosse de conflits virtuels et qui va engendrer le rythme essentiel. Ce qui s’écrit dès l968 sera repris sous une autre forme à l’autre bout de l’oeuvre, dans une prose de 2003 (« Soft Link 2 », dans Cahier de roses et de civilisation) : « Mais il y a dehors et on dirait qu’il en résulte un monde difficile à vivre malgré la luminosité des brises tropicales de décembre. Dedans, il y a des mots qui nous permettent d’inventer […] » (390).

L’espace malaisé du dehors n’empêche jamais le recours à une intériorité où se conjuguent étroitement le coeur et le corps et qui s’exprime excellemment par l’écriture, voie royale de l’invention.

D’Aube à la saison jusqu’à Cahier de roses et de civilisation, titres dont l’anthologie fait la synthèse, s’accomplit donc un parcours qui, sans doute, ni sur le plan formel (virgule supprimée) ni sur le plan thématique, ne comporte de profonds reniements. Voilà un paradoxe important d’une poésie qui en contient plusieurs. Cette oeuvre révolutionnaire est en même temps « tranquille » — si je peux me permettre d’évoquer ainsi ses racines historiques. Elle cherche moins à subvertir — ce dont elle est tout de même capable ! — qu’à changer le monde et l’écriture du monde, par l’écriture. Elle est capable de réflexion comme d’abandon au confort trivial des choses : « les questions et les cerises », lisions-nous plus haut… Le trivial n’est jamais qu’une façon de suspendre les risques de la beauté, quand « l’univers est soudain rare et colossal » (375).

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Pour qui s’intéresse à l’oeuvre de Jacques Brault, l’une des plus marquantes de notre littérature, la lecture de Précarités de Brault s’impose. Il s’agit des actes d’un colloque [5] convertis en un précieux livre collectif qui ne sent en rien l’ouvrage universitaire, et convient par là parfaitement à son objet. Universitaire, certes, Jacques Brault l’est, et au plus haut niveau, mais il transcende le savoir acquis de même que, poète, il rend la poésie accessible à tous, même aux plus exigeants. C’est un diable d’homme, à vrai dire, et en plus une espèce de saint (bien laïque, selon Camus), à l’instar de deux ou trois intellectuels que je connais et que je ne signalerai pas à la curiosité publique.

Pourquoi « précarités » ? J’y vois plusieurs justifications. D’abord, il y a le titre fameux de Malraux, L’homme précaire et la littérature. Or François Hébert qui, avec Nathalie Watteyne, a dirigé le collectif, est un spécialiste de Malraux. Le mot doit le hanter, comme le suggère d’ailleurs une référence à son héros littéraire (« Présentation », p. 6). « Précaire » désigne la condition humaine dans ce versant de la faiblesse que Pascal opposait à la grandeur, et que la littérature peut jusqu’à un certain point amender. Jacques Brault est du côté de la littérature et, par conséquent, de la précarité noble, surmontable. Mais, au sens plus courant — celui même qu’emploie volontiers Brault lui-même —, la précarité désigne la fragilité de l’individu soumis aux affres de la mélancolie et du malheur. Et là, nous sommes certes chez l’auteur de Moments fragiles [6], comme le soulignent à l’envi ses nombreux commentateurs, tous soucieux cependant de signaler que le poète ne se complaît pas dans le geignement confidentiel mais se réfugie plutôt dans la dimension, beaucoup plus essentielle, de l’intime.

« Précaire », c’est un mot actuel puisqu’il est synonyme de ceux d’Hélène Dorion, Mondes fragiles, choses frêles [7], qui faisaient eux-mêmes écho à Moments fragiles.

Dans la quinzaine d’études qui abordent la poésie et la prose de Brault, on trouve une remarquable convergence de vues, due sans doute à l’absence d’ambiguïté chez Brault lui-même (sinon, bien sûr, à l’absence des ambivalences et des contradictions, aussi âpres que fécondes). Mais chacun apporte sa pierre particulière à la construction de l’édifice. Ainsi Gilles Marcotte, même s’il n’est pas suspect de sympathie pour l’indépendantisme, fait un éloge vibrant de Mémoire, l’admirable poème engagé des débuts, qui lui rappelle peut-être quelque chose du verset et de l’éloquence claudéliens, tout en signalant finement que cette construction verbale dissimule déjà les précarités à venir. Mélanie Beauchemin aborde la thématique du couple et montre son côté de plus en plus fugitif, de Madeleine à la jeune Hollandaise d’Agonie. Karim Larose dresse un parallèle entre la poésie de la rue et la parole, tout en soulignant que celle-ci culmine dans le silence. Ami et compagnon d’écriture du poète, Robert Melançon approfondit les thèmes essentiels, dont celui de la solitude, une « acédie qui semble sans rémission » (122) et qui, pourtant, mène au fondamental, donc à la fraternité. Il faudrait citer tout un chacun, évoquer la glose si peu critique et pourtant éclairante de Jean-Pierre Issenhuth, le parcours de François Hébert dans l’oeuvre picturale qu’il excelle à traduire en mots, les aperçus quelque peu abrupts de Thierry Bissonnette qui n’hésite pas à rappeler les fulminations de Philippe Haeck (une des rares charges jamais dirigées contre Brault), désavouées depuis si j’ai bonne mémoire. Au principe de tout cela, les propos de Nathalie Watteyne qui fait la distinction capitale entre l’intime, cette voie royale de la poésie de Brault, et le confidentiel qui en serait la caricature et la trahison.

Précarités de Brault ? Oui, certes, car notre époque, blessée, n’est plus celle de l’épopée et de la conquête mais de l’attention à tout ce qui, près de soi, peut sauver l’homme et sa demeure, et transformer la faiblesse en gage de beauté. Pour cela, une image, parmi le champ des mots nécessaires, suffit à tout illuminer, comme cette « vieille lune (qui) s’obstine/ébahie d’ombrages » (191) que citent plusieurs commentateurs et qui apparaît, au sein de l’oeuvre de Brault, comme le doux coeur lucide de la nuit.

Resterait encore à définir ce que j’appellerais le chant-contre de Jacques Brault, qui a toutes les apparences du lyrisme ou qui en a du moins l’élan, et qui pourtant en diffère radicalement puisqu’il s’attache à dire non pas quelque facile grâce d’exister, mais l’éprouvante vérité du monde.