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En 1929, Robert Choquette écrivait au sujet de Jovette-Alice Bernier : « Elle ne chante que l’amour. Et quand l’amour l’a trompée, dix fois, vingt fois trompée, blessée, meurtrie, c’est encore à l’amour qu’elle revient, car elle ne sait que lui. Elle ne chante que l’amour. C’est là sa force et sa faiblesse [1]. » Il faut bien constater le caractère prophétique du propos de Robert Choquette : en vers ou en prose, à la radio ou à la télévision, et même dans son « Courrier de Jovette » dans Châtelaine, l’écriture de Jovette-Alice Bernier agit comme une dissection du sentiment amoureux. Relations conjugales ou liaisons coupables, amour du fils ou amour de Dieu sont des motifs récurrents de cette oeuvre qui a été quelque peu oubliée par l’histoire littéraire au Québec. Notre intention n’est pas de comprendre les raisons de cet effacement relatif au sein du discours historique québécois. Néanmoins, et ce serait certainement un élément de réponse, la critique a souvent pointé du doigt le caractère scandaleux des relations amoureuses mises en scène dans les textes, notamment ceux de l’entre-deux-guerres. Figure importante des lettres canadiennes-françaises des années 1930, Camille Roy accusait La chair décevante [2] de sombrer dans l’immoralité : « La chair décevante est surtout le roman de la sensualité, incohérent comme elle, et illogique comme elle [3]. »

Discours amoureux et discours de la sensualité semblent cohabiter chez Bernier. À l’instar de Camille Roy, les critiques ayant écrit sur La chair décevante ou la production poétique de l’auteure ont souvent, au détour d’une phrase, remarqué l’incarnation du sentiment par le sujet féminin. Par exemple, Lori Saint-Martin note que « l’écriture proche du corps et du sens [4] » fait de Bernier une pionnière dans le genre. Dans L’émergence des classiques, Daniel Chartier, qui étudie la réception critique de La chair décevante, en cite l’incipit afin de montrer que le roman traite « du désir et de l’amour dans une perspective nouvelle dans la littérature canadienne-française [5] ». Dans la continuité de ces aperçus, comment peut-on étudier les aspects textuels de la sensualité dans La chair décevante et le recueil de poésie Les masques déchirés [6], publié quelques mois plus tard ? Quels en sont les thèmes, quelles stratégies énonciatives sont instaurées pour la mettre en valeur ?

A fortiori, nous postulons que le discours de la sensualité chez Jovette-Alice Bernier demeure novateur au sein du champ littéraire du début des années 1930. Évidemment, ce discours est fortement historicisé : il s’inscrit dans un temps et un espace précis, et ne serait sans doute pas vécu ni perçu de la même manière aujourd’hui. L’enjeu de notre étude sera de mettre en avant les figures de la sensualité apparaissant sous la plume de Bernier [7], à une époque où le champ littéraire est encore hétéronome, dominé par le champ du religieux, et où les femmes doivent impérativement disparaître derrière des modèles normatifs définis par les autorités religieuses, législatives et médicales [8]. La sensualité n’a pas sa place dans la littérature d’alors, encore moins lorsque c’est une femme qui écrit.

La chair décevante : une héroïne languissante

Avant 1931, année qui marque la parution de son premier roman, Jovette-Alice Bernier a déjà publié trois recueils de poésie. Tout comme le précisait Robert Choquette, et c’est l’avis de l’ensemble de la critique de l’époque, Bernier écrit sur l’amour. Elle participe ainsi du mouvement du « néoromantisme féminin », expression qui désigne la production poétique des femmes canadiennes-françaises durant les années 1920. Parmi les femmes poètes, nommons Alice Lemieux, Éva Senécal, Simone Routier et Hélène Charbonneau, qui, d’après Maurice Lemire, « ouvrent ainsi, maladroitement la plupart du temps, un domaine nouveau à la littérature québécoise [9] » : le champ de l’amour. Tantôt élégies, tantôt litanies, les poèmes de cette génération se démarquent du courant régionaliste. Inspiré de l’universalisme de l’art prôné par les exotiques, le « néoromantisme féminin » repose sur l’exposition des relations sentimentales. Un sujet lyrique exprime ses regrets et ses aspirations quant à l’homme aimé. Les femmes poètes chantent la nature, les paysages grandioses et la forêt, et le corps du sujet féminin semble se dissoudre dans un espace plus grand, selon la théorie des correspondances héritée des oeuvres de Charles Baudelaire, de Victor Hugo et de la comtesse Anna de Noailles — trois références importantes pour ces écrivaines. Si le discours amoureux est nouveau pour l’époque, il reste cependant circonscrit dans les limites du dicible. Et si le corps apparaît, il sert surtout à montrer la souffrance de la relation infructueuse avec l’homme.

L’année 1931 marque la création par Albert Lévesque de la collection « Les romans de la jeune génération », destinée à donner un nouveau souffle à la littérature canadienne-française d’alors. Sur les quatre romans qui composent cette éphémère collection, deux sont écrits par des femmes poètes reconnues par leurs pairs et par la critique : Dans les ombres [10] d’Éva Senécal et La chair décevante de Jovette-Alice Bernier. Ce dernier prend la forme d’un carnet dans lequel l’héroïne, Didi Lantagne, consigne ses sentiments et ses projets. Mère célibataire — ce que l’on appelle à l’époque une « fille mère » —, elle décide d’élever seule son fils, Paul, après que le père, dont on ignore l’identité dans un premier temps, l’a abandonnée. Elle se marie avec Lucien d’Auteuil pour sauver son honneur. Les années passent. Alors qu’elle est veuve et que Paul s’apprête à devenir avocat, elle retrouve son ancien amant et est forcée de lui annoncer que leur fils est toujours vivant. Coup de théâtre : l’homme meurt, et Didi est accusée de l’avoir tué. Elle est finalement acquittée, mais les événements ont vaincu sa raison : Didi devient folle, et le roman s’achève sur son internement.

La structure adoptée par Bernier favorise la spontanéité du personnage écrivant, puisqu’il s’agit d’un carnet personnel adressé aux hommes (le fils, les amants Jean Vader et Jules Normand, le mari perdu) ou à soi-même [11]. De fait, la forme de La chair décevante est décousue, tantôt par la discontinuité des paragraphes, qui s’enchaînent parfois sans lien logique, tantôt par le style — la critique parlera de « style télégraphique [12] » —, tantôt par une parole soumise aux aléas du parcours de vie de Didi. Au début, la jeune femme veut se confier. Mais les aveux sont interrompus par les points de suspension, en raison d’une fuite du personnage féminin. À la fin du roman éclate la vérité, et l’histoire est révélée devant la foule, les juges, le fils — et le lecteur. Cette irrégularité du langage est due aux émotions de Didi, qui ressent différemment les événements au fil des pages et se laisse gagner par des sentiments divers [13].

En effet, cette écriture de la discontinuité est marquée par le caractère imprévisible du sujet écrivant. Didi est une héroïne de chair ; les premières pages du roman sont des plus explicites à ce sujet. Une lettre ouvre le récit. Adressée à l’amant Jean Vader, elle fait état de la langueur du personnage écrivant, figure de l’« état subtil du désir amoureux, éprouvé dans son manque, hors de tout vouloir-saisir [14] », et qui se vérifie par une exaltation des sens. En témoigne la « détente voluptueuse des corps » (CD, 13). Cette phrase simple non verbale illustre bien le style télégraphique dont parlait Stello. Peut-être faut-il y voir, comme pour les nombreuses phrases du même type qui parsèment le roman, non pas un style « télégraphique [15] » ou « alerte, syncopé comme une phrase de jazz [16] », mais plutôt une écriture de l’immédiat, reniant les cadres traditionnels de la phrase verbale complexe. Il faudrait aussi relever le mot « volupté », qui apparaît de manière récurrente à travers tout le roman sous ses formes adjectivales et adverbiales. En 1931, ce choix n’est pas anodin : il indique de façon claire une sensibilité extrême à l’égard des objets concrets et, qui plus est, qui procurent du plaisir ; plus encore lorsqu’on sait qu’au Canada français, la femme s’efface derrière son rôle de mère et de gardienne de la langue et de la religion. Dans un roman où le mot « volupté » tourne presque à l’obsession pour le personnage, le mythe de « la mère canadienne-française [17] » implose sous le poids de l’incarnation sensuelle.

Les premières pages du roman présentent Didi en vacances, dans un temps et un espace où chacun se libère du carcan de la vie quotidienne. Apparue au tournant du siècle, la « culture des plages » offre à la société une modification du « champ de l’expérience qui s’en trouve élargi autant qu’allégé [18] ». L’avènement du loisir en dehors de la ville met le corps au centre de la socialité, à travers le sport notamment. Dans le roman de Bernier, c’est l’occasion de montrer les corps, de les contempler et d’assouvir un plaisir visuel non dissimulé :

Et pendant qu’il descendait la plage en maillot marine et blanc, j’admirais ces muscles, ce torse délié ; je lui proposais, en riant, la petite baie taillée dans les brisants, où l’on s’écorche les pieds ; et je pensais à tout autre chose : je lui faisais un corps malingre, stature moins haute, moins belle ; j’enlevais à ce physique superbe ce qu’il avait de fort et de triomphant, et je parais son âme de tout cela dont je déparais son corps que j’aimais. Je le faisais blond, quoique je l’aimasse brun, parce que les blonds sont plus faibles […].

CD, 16-17

Enveloppée d’une « érotique du plein air [19] », Didi est prostrée dans une rêverie où le corps de Jean lui rappelle celui de l’ancien amant, l’Autre, le père de Paul — dont on ne sait encore rien. Ce ne sont ni la voix, ni les propos de Jean qui l’intéressent : c’est le corps, pratiquement nu, qui réveille en elle les souvenirs enfouis de ses amours passées.

Dès les premières pages, l’écriture de la sensualité n’est pas sans révéler, à demi-mot, la sexualité du personnage. Il faut rappeler que Didi, dans le Canada français de l’entre-deux-guerres, a une place particulière. Elle agit dans la déviance de la norme. D’une part, comme le lecteur l’apprendra vite dans le roman, elle est une mère célibataire, ce que l’Église et la société condamnent vigoureusement. D’autre part, et cela concerne directement les premières pages du texte, Didi est une femme célibataire qui a des relations sexuelles hors mariage :

J’allais à l’encontre de toutes les lois naturelles : ma taille trop moulée me faisait honteuse ; mon bras nu était un péché ; le regard des hommes brûlait ma chair ; j’étais dans mon coeur la plus amorale des femmes sans m’en douter. On me lavait d’absolutions ; après, mes mains scrupuleuses et voluptueuses touchaient des lys et les abandonnaient, quand leur petite chair se faisait douce à mes doigts comme mon corps jeune…

CD, 16 ; je souligne

Dans ce tableau que Didi brosse d’elle-même, les champs lexicaux de la religion, du judiciaire et de la science sont convoqués. Elle est coupable sur tous les plans et, en même temps, crée un langage à soi qui justifie sa tenue. Le corps joue un rôle important : la taille, les mains, la chair trahissent ce que Didi considère comme un méfait et un plaisir. La sensualité est toute tournée vers le corps qui souffre et brûle, mais aussi qui caresse les fleurs et les hommes. Deux natures s’affrontent : la nature, au sens physique du terme (le corps), et la « loi de la nature », présentée comme culture, règle, code social. L’écriture comme culture se porte à la défense de la nature, contre une culture se présentant comme loi naturelle [20]. Elle se glisse même dans les instants jugés les plus intimes, et donc les plus innommables. Ainsi, lorsque Didi fait le récit des nuits passées avec Jean, tout n’est que suggestion : « J’ai mal dormi. Cinq heures. Il dort : en caressant son sommeil, j’ai mis dans mes baisers toute la tristesse de ma vie inconnue qui nous sépare dès qu’il se réveille. J’ai mis ensuite sur ses lèvres la joie imaginée que j’aurais s’il savait et qu’il m’aimât quand même… » (CD, 15) Derrière la fascination de Didi pour le corps de Jean, qu’elle touche et découvre avec un plaisir évident, l’acte sexuel n’est pas loin. Aussi, l’écriture sensuelle, si elle ne dit pas tout, avoue tout de même une situation inhabituelle et inconvenante.

Le temps des vacances est pourtant limité, et Didi se laisse gagner par l’instinct maternel. Le discours de la sensualité laisse place au discours de la maternité, les sens au féminin s’effacent derrière le « Nom de la Mère [21] ». Pour un temps, grâce au mariage avec Lucien d’Auteuil, Didi retrouve une place honnête dans la société ; le mot « volupté » disparaît du texte. C’est avec le voyage en Europe — un autre moment qui modifie les rapports sociaux dans une parenthèse presque enchantée — que l’héroïne languissante se révèle à elle-même. Veuve, éloignée de son fils et de la maison familiale, Didi renoue avec la sensualité perdue lors d’une croisière qui ravive en elle les souvenirs d’antan. Sur le bateau, elle flirte avec le Hongrois Eugène Addy, un homme dans lequel elle se retrouve. Cette aventure passagère lui donne l’occasion de revivre, malgré elle, les émois de la sensualité :

Pourtant, sa présence m’avive. Je ne veux pas céder. La passion qu’il m’exprime me rend fautive vis-à-vis de moi-même. J’ai honte de la chaleur de sa main… […] Pourquoi, Eugène Addy, êtes-vous passé dans ma vie comme un tourbillon qu’il faut combattre, quand je cherchais la paix et la quiétude du coeur, quand j’allais ailleurs endormir mes sens de femme que plus rien ne devait affoler… Pourquoi m’avez-vous éveillée ?

CD, 59 ; je souligne

Dès lors, la femme endormie se ranime, la nature de Didi reprend le dessus. L’incertitude de la sensualité retrouvée gagne le sujet qui se laisse prendre au jeu des contradictions intimes : « [J]e veux du nouveau, mais je ne veux jamais tout à fait partir. » (CD, 55)

À fleur de peau, surprise par la redécouverte de ses sens, Didi vit à Venise un séjour qui la révèle à elle-même. Venise, ainsi que le remarque Alain Roger entre autres, est « le lieu du Désir [22] », une ville qui exerce sur le sujet romanesque une influence libidinale presque fantastique. L’héroïne est plongée dans une correspondance étroite avec la ville, selon le modèle d’une femme « suggestive et brûlante » (CD, 56). À la phrase suivante, Venise la languissante devient masculine et se confond avec le souvenir d’une étreinte entre deux amants : « Ici, j’ai pu me fuir, parce que tu [Venise] nous prends, nous affaiblis, nous enlaces, nous protèges et nous défends. » (CD, 57) La sensualité de l’écriture suggère toujours une sexualité redécouverte. L’épisode de Venise est empreint d’une mélancolie qui force le sujet à revendiquer sa véritable nature et son goût prononcé pour l’incarnation des sentiments amoureux : « Je m’étourdis. Maintenant, je veux vivre, vivre, désespérément vivre… » (CD, 57) L’adverbe de temps « maintenant » impose une rupture. Avant, c’était le temps de la maternité, puis du deuil. « Maintenant », Didi pousse un cri de vie et renoue avec les « désirs accablés » (CD, 57). La narratrice multiplie les évocations : tantôt, elle est une femme à la fenêtre, admirant la « somnolence des eaux ; [la] volupté lourde de l’air » (CD, 57) ; tantôt, elle se promène en gondole, écoutant « cette musique sournoise qui glisse sous la peau » (CD, 60). Par un jeu de synesthésies, le personnage féminin ressent les sons par le toucher, voit Venise par des sensations charnelles. Eugène rôde autour de Didi ; celle-ci exprime sa lassitude, empreinte d’admiration involontaire pour ces « hommes trop beaux et trop forts, et trop doux, habitués aux conquêtes faciles » (CD, 60). Didi ne cède pas à Eugène. La sensualité du personnage est contenue dans un plaisir égocentrique et effrayé. Déçu, le Hongrois la quitte en lui laissant un billet. Résignée, Didi écrit :

Quand on est amoureuse, on n’échappe pas au destin. L’on s’attache, l’on résiste ou l’on se donne, mais quoi qu’on fasse, on souffre…

Quand on n’est qu’une amoureuse, toutes les routes sont fatales, tous les carrefours dangereux, tous les chemins glissants…

CD, 61

La croisière en Europe constitue un curieux chapitre au sein du roman. Premièrement, elle n’apporte a priori rien, ou peu, à l’intrigue principale. Le vagabondage de Didi est une pause dans son parcours de vie, un moment de contemplation détaché des fils principaux de l’intrigue, à savoir ses retrouvailles à venir avec l’Autre — qui auront lieu à son retour d’Europe. Puis, le voyage ne s’inscrit pas dans un cadre canadien-français connu, mais dans un lieu exotique. Didi joue les amoureuses avec Eugène le Hongrois à Venise, comme si l’éveil des sens se trouvait favorisé par l’étranger, par l’inconnu — qui plus est, dans un ailleurs qui coïncide avec les clichés du roman sentimental français, et non ceux de la littérature canadienne-française [23]. Enfin, avec le séjour à Venise, véritable climax du voyage, Didi la veuve avoue entre les lignes ses désirs charnels, son envie de retrouver l’amour dans l’admiration physique des hommes. Il n’est plus question ni du fils Paul, ni du mari perdu Lucien. Seule compte la vraie nature féminine, tournée vers l’Autre, mais aussi vers soi et les plaisirs de la sensation. « Quand on n’est qu’une amoureuse », écrit Didi : cet aveu révèle l’ambivalence de la douleur et du plaisir de l’amour et des sens réunis. L’héroïne revendique son droit à l’amour et à l’attrait de la chair, même si cette dernière peut se révéler décevante.

Cette plainte de l’amoureuse sera reprise à la fin du roman, dans les mêmes termes (CD, 115). Mais le sens a changé. Entre-temps, avec le retour au Canada, les péripéties se sont multipliées : retrouvailles avec Normand-l’Autre et mort de celui-ci, accusation de la mère et du fils, aveux devant la foule, cri d’amour retentissant face à la justice. Le mal est fait, et lorsque Didi écrit à nouveau qu’elle « n’est qu’une amoureuse », seule la douleur persiste. Le jugement a permis au lecteur de comprendre la fameuse faute dont fait état l’héroïne depuis les premières pages. La « ferveur de la sensation [24] » aura rendu malheureux l’ensemble des principaux personnages :

Pauvres enfants [Paul et sa fiancée, qui est sa demi-soeur], qui devez payer encore autant que nous avons payé, nous, pour une minute d’égarement. Pour l’ivresse d’un printemps déjà lointain. Pour un voyage dans l’avril. Pour un mot qui m’a trop attendrie. Pour un geste que j’ai fait, plus subtil, dans les cheveux de Normand. Pour une surprise d’ivresse, pour un serment révoqué.

CD, 114-115

La clé de La chair décevante est là, dans cette lamentation qui se déploie, à l’image de ce qu’est le roman dans son intégralité. Didi égrène le chapelet du passé, à la recherche de cet instant où tout a basculé, un instant dont seule la sensualité a décidé. Dès lors, la reconnaissance de ce malheur d’antan plonge Didi dans l’incompréhension. Acte de marginalisation au sein de la société patriarcale, l’entrée de Didi dans la folie exclut le personnage de toute raison et de toute histoire cohérente. Dépersonnalisante, l’aliénation mentale met fin à l’écriture, qui elle-même permettait de marquer la sensualité perdue et de la revivre. Le corps souffre, il ne jouit plus.

Bien qu’il se termine par la « mort » symbolique de Didi, dans une sorte de punition infligée à l’héroïne d’avoir trop aimé et trop exalté ses sens sur le papier, le roman fait polémique à la fin de l’année 1931. Ainsi que l’a montré Daniel Chartier, La chair décevante polarise deux conceptions de la littérature dans la critique. D’un côté, les « moralistes » accusent le roman, et derrière lui, Jovette-Alice Bernier la femme, d’agir et d’écrire dans l’immoralité. De l’autre côté, les « littéraires » accusent les moralistes de ne pas souhaiter représenter la réalité, sans pour autant défendre Bernier [25]. Cité en préambule à cet article, le jugement sans appel de Camille Roy montre combien la sensualité est au coeur même du débat entre les critiques. Elle se déploie dans un large spectre sémantique chez les détracteurs : ces derniers reprochent au roman d’avoir « de la vie et du coeur [26] », de représenter « la vie inférieure [27] », « la vie toute nue [28] » au détriment de toute discipline, dans une « délectation de la douleur pour la douleur [29] ». En d’autres termes, en illustrant la vie dans sa sensibilité subjective la plus concrète, le roman pousse les limites du réalisme conventionnel de l’époque. Or, pour les censeurs de l’époque, il faut représenter la vie, oui, mais pas la « vie toute nue », pas celle des corps et des sentiments épidermiques. L’année suivante, l’abbé Louis Bethléem — le critique français, auteur de Romans à lire et romans à proscrire [30] — avoue ce que plusieurs pensent tout bas : « C’est le livre entier qui est empreint de langueur et de sensualité […]. C’est un tout autre roman que nous attendions du Canada, de notre cher Canada français [31]. »

À la fin de son chapitre sur la question, Chartier s’interrogeait sur ce que le scandale de La chair décevante nous apprenait des liens conflictuels entre la société et la littérature [32]. Le débat est ici complexifié, du fait que la sensualité met en lumière un sujet sensible. La peinture de la société est secondaire, même si l’on croit reconnaître la culture des plages, les mondanités et certains traits du Canada d’alors : ce qui intéresse Bernier, ce qui choquera la critique, et ce qu’on retiendra de La chair décevante, c’est plutôt l’importance accordée à la peinture des sensations, qui plus est chez un sujet féminin.

Les masques déchirés et la sensualité verticale

Quelques mois après la publication de La chair décevante, alors que la polémique est encore dans les esprits, Jovette-Alice Bernier publie son quatrième recueil de poésie aux éditions Albert Lévesque. On peut s’étonner de cette publication inhabituellement rapide pour l’auteure. S’agit-il pour elle de revenir à un genre où elle est davantage légitime aux yeux des critiques ? D’une volonté de faire oublier le scandale de son roman ? L’étonnement est d’autant plus grand que l’auteure ne s’est apparemment pas manifestée dans la tourmente médiatique entourant La chair décevante. Si les femmes journalistes en grande partie, Claude-Henri Grignon et même l’éditeur Albert Lévesque ont pris la plume pour défendre l’ouvrage de Bernier, cette dernière est la grande absente de la polémique [33]. Ainsi, lorsqu’en janvier ou février 1932 — le premier article critique date du mois de mars 1932 —, paraît le recueil de poésies Les masques déchirés, le champ d’attente du lecteur de l’époque est empreint du souvenir du roman et de ses thèmes jugés immoraux.

Dans Sous le signe des muses  [34], le frère Carmel Brouillard consacre une longue analyse aux Masques déchirés. Associant l’art poétique de Bernier à un « bolchevisme de la conscience [35] », il remarque combien le recueil rappelle le roman : « Par plus d’une idée, par toute sa tendance, Les masques déchirés s’apparente à La chair décevante [36]. » A priori, le recueil agit comme une transposition poétique de La chair décevante, à commencer par la ressemblance sémantique des deux titres, qui supposent une déception par rapport à une enveloppe, à une corporalité, à une matérialité fissurée. Le titre du recueil est néanmoins empreint d’une violence sous-jacente. Et si déchirure il y a eu, on est en droit de se demander quelle en est la cause, et qui en est l’auteur.

Le poème liminaire donne des réponses qui dépassent le paratexte éditorial du titre. Introduit par une gravure représentant des masques fracassés à côté d’un visage de femme pleurant et regardant le lecteur, il agit comme une accusation frontale :

Je vous ai déchirés sur des visages flasques

Masques menteurs, conventionnels, masques divers ;

Masques hâbleurs et vaniteux, orgueilleux masques

Qui protégiez des traits honteux à découvert.

J’avais cru trop longtemps sans voir et sans comprendre,

L’erreur envahissait mon coeur et mon cerveau,

Et c’est la vérité que j’ai voulu défendre

Contre vous qui portiez ces visages faux ;

[…] Il n’est pas de secrets, de tares, de misères,

Dont rougisse la faible et vieille humanité :

La vie n’est que la vie, et vous êtes faussaires,

Si vous défigurez la simple vérité.

MD, 7

Le « je » lyrique se dresse contre un « vous » pluriel que sont les masques, des « visages faux ». Qui cachent-ils ? Le temps de l’imparfait (« protégiez ») révèle un passé révolu, marqué par un événement qui a changé le cours des choses. « J’ai voulu défendre » suppose cet acte décisif, sans pour autant en révéler la nature exacte. En somme, le poème serait écrit comme un manifeste qui s’inscrirait dans la continuité d’une prise de position antérieure. On ne peut qu’être troublé par ce poème, notamment lorsqu’on connaît le contexte de parution du recueil. En fait, si Bernier ne s’est pas manifestée dans les journaux pour défendre son roman, il semble qu’elle ait emprunté une voie plus subtile en s’adressant à ses détracteurs par le biais de la poésie. Ce poème liminaire serait la réponse de Bernier aux accusations des critiques. Les « moralistes » reprochaient à La chair décevante d’avoir montré la « vie » — la sensualité. Bernier assume, persiste et signe. Elle ne renie rien ; au contraire, elle se réapproprie le roman et sa réception par le genre de la poésie, un genre avec lequel elle avait acquis sa légitimité au sein du champ littéraire. Avec ce poème liminaire, la critique littéraire est intimement liée au travail poétique, et l’auteure fait de son recueil une réaffirmation de ses enjeux esthétiques.

Ainsi, Les masques déchirés est plus qu’une transposition poétique des thèmes de La chair décevante : le recueil s’inscrit dans la continuité du roman. Dès lors, si le genre change, le discours de la sensualité, lui, reste le même. En témoigne la récurrence du mot « chair » à travers l’ouvrage, parfois même repris plusieurs fois dans un même poème : « Je ne suis plus qu’un peu de chair qui souffre et saigne/[…] J’ai crispé mes doigts fous aux chairs indifférentes. » (MD, 45-46) Bernier reste fidèle à l’esprit « néoromantique féminin » : elle écrit sur les relations amoureuses. Mais elle va plus loin que dans ses recueils précédents en insérant dans celui-ci une dimension corporelle nouvelle. Dans le poème « Depuis qu’il est parti », le sujet féminin s’adresse au « Printemps passionné, Printemps mâle et bohême » (MD, 25), qu’il considère comme son nouvel amant. Il « [s]’abandonne » à lui, mentionne les nuits à venir et transforme « [s]es soupirs [en] bruits de baisers » (MD, 24-25). Les sens sont suggérés par le truchement sémantique d’objets précis : le toucher (« le toucher de mes doigts lents et pâles » [MD, 24]), le goût (« ma lèvre tiède où il a bu » [MD, 24]), la vue et l’odorat (« le mauve frais des lilas », [MD, 24]). La femme s’abîme dans l’exaltation d’une mélancolie doublée d’une extase qui coïncide avec une douleur ancienne.

En effet, tout le corps du sujet qui se met en scène au fil des poèmes pleure l’abandon de l’amant et la solitude nouvelle. Tantôt, le « je » tente de pallier l’absence en retrouvant des sensations dans les éléments naturels (le printemps, la grande marée), tantôt il reste prostré dans un lamento sans fin : « Qui pourra m’enlacer comme ses bras feraient/Si je lui donnais tout : mon corps et mon secret ? » (MD, 56) Comme dans La chair décevante, la sensualité du sujet est ambivalente, signe à la fois de plaisir et de malheur. En témoigne le poème « Hymne à la douleur », où la douleur est personnifiée sous les traits d’un homme qui enserre le sujet féminin dans une étreinte : « Tu nous attires, nous fascines et nous prends. » (MD, 74) La douleur est assimilée au bonheur à la fin du poème, et à nouveau apparaît le mot « volupté ». Dès lors se dégage de la litanie une envie charnelle de souffrir. À la plainte se mêle le fantasme.

Dans son étude, le frère Brouillard dit de Jovette-Alice Bernier qu’elle appartient à « ce courant vertigineux et vaste qui part de [Jean-Jacques] Rousseau, s’amplifie avec George Sand, et se prolonge, bassement immoral, avec André Gide [37] ». Selon le critique toujours, l’écrivaine « confond la vérité avec la vraisemblance [38] » comme le philosophe de Genève, et s’apparente à « George Sand dont la dégoûtante sensualité atteste une perversion d’âme totale [39] ». Vérité, vie et sensualité sont arrimées dans Les masques déchirés, ce qui en fait un texte dangereux pour le Canada français, comme le sous-entend Brouillard. La comparaison avec Rousseau et Sand n’est d’ailleurs pas inintéressante : les idées révolutionnaires de Rousseau n’ont pas grande presse auprès des intellectuels régionalistes ; quant à George Sand, elle écrit sur des sujets sensibles (« le culte de la vie amoureuse [40] ») et a le défaut d’être une femme de lettres — un bas-bleu qui sera même souvent moqué en France de son vivant. Mais c’est la référence à Gide qui est la plus éclairante pour le recueil :

Elle n’a pas non plus l’immoralisme déconcertant, l’aberration mentale de Gide ; mais sa déviation du sens religieux, cette confusion polymorphe des influences qui nous dominent, cette déification des forces naturelles inhérentes à la chair et à l’esprit, cette caricature sensitive du Christ, la rapprochent du désarroi moral de Gide, de l’émiettement de sa conscience, de son évangélisme vacillant [41].

Le critique n’est pas loin d’accuser la femme poète de blasphème. Néanmoins, à la lumière de cette remarque, il convient de lire Les masques déchirés en prêtant une attention particulière à la place de Dieu dans les poèmes. Raija H. Koski avait déjà livré une analyse sur le sujet, en remarquant combien le recueil de 1932 jouait sur la confusion entre la figure divine et l’homme [42]. L’étude de la sensualité amplifie cette confusion, en ce sens qu’elle s’intéresse à l’incarnation de l’amour, à ses effets sur le corps et le ressenti. Pourtant, Dieu est partout, mais sans corps, immatériel et dénué d’une sensibilité qui le particulariserait et lui ôterait son essence divine. Dès lors, comment interpréter l’image d’un Dieu incarné, humanisé, soumis à la sensualité projetée du sujet lyrique ?

Situés dans la première section du recueil, deux poèmes consécutifs sont significatifs. Dans le premier poème, « Prière », le sujet féminin s’adresse directement à Dieu. La femme exprime au Très-Haut sa gratitude d’avoir été créée telle qu’elle est : « Je te bénis, mon Dieu, toi qui fis des contrastes/Si beaux, que je n’ai pu conserver mes yeux chastes. » (MD, 13) Si le sujet avoue sa sensibilité par rapport à la création divine, il révèle aussi son côté impur ; à l’image de ces « contrastes si beaux », le « je » évolue dans l’admiration et la faute. Il ajoute : « Toi qui fis ma vertu si faible […]. » (MD, 13) Le sujet rejette sa faute sur Dieu. En outre, les mots « chastes » et « vertu » sont fortement connotés lorsqu’ils caractérisent une femme. Sensibles à la morale de « mademoiselle Bernier », les critiques y auront vraisemblablement vu l’aveu d’une relation amoureuse et sexuelle en dehors du cadre institutionnel et religieux qu’est le mariage, dans un interdit proclamé par Dieu. Derrière cette affirmation, le sujet se construit comme un être de chair, ainsi que le soulignera l’ensemble du poème : « ce flot de sang chaud qui bondit dans mes veines », « ce désir qui darde », « ma chair trop sensitive » (MD, 13). Le « je » lyrique conclut : « Pour ce que j’ai souffert, je te bénis, mon Dieu. » (MD, 13) À nouveau, la ferveur de la sensation est synonyme de douleur. Et tout ceci a été décidé par le Ciel, selon une logique qui rappelle la doctrine janséniste.

Le poème suivant la « Prière » va plus loin dans la relation sensuelle entre le « je » poétique et Dieu. Le titre est éloquent : « Parce que tu t’es fait homme », titre qui convoque la figure de Jésus, l’incarnation de Dieu sur Terre. Pour le sujet, Jésus et Dieu ne sont qu’un et s’apparentent à l’homme aimé : « J’ai peur de ne t’avoir aimé/Que parce que tu t’es fait homme ;/Mon Dieu, quand ainsi je te nomme,/C’est ton Christ que je veux nommer. » (MD, 15) Le triangle Dieu/Christ/homme s’inscrit dans le langage, avec la répétition du verbe « nommer » (deux fois dans la même strophe). Par les mots, le sujet révèle son amour de la chair ; c’est par cette chair que l’amour divin est rendu possible. Plus loin, le « je » féminin se lance dans un portrait de Dieu : « J’ai fait tes traits selon mon rêve :/Cheveux noirs sur teint basané. » (MD, 16) Le corps idéalisé de Dieu fait oublier son essence même : « Oubliant ta splendeur auguste,/Je fais les contours de ton corps. » (MD, 16)

Ces deux poèmes témoignent de la vague mystique qui affecte la poésie des femmes dans les années 1930. En ce sens, Jovette-Alice Bernier fraye la voie à l’oeuvre poétique de Medjé Vézina — qui publie son recueil Chaque heure a son visage [43] deux ans plus tard. La foi chrétienne est palpable, et la poète chante son amour de Dieu. Ce qui est original avec Bernier, c’est que ce discours de piété coïncide avec une mise en avant du corps. Le sujet lyrique dessine les traits de Dieu méthodiquement, avec force détails. Le Ciel devient un amant. Dès lors, le discours de la sensualité, tourné vers soi, puis vers l’Autre, s’élève vers une entité supérieure. Discours horizontal, calqué sur les relations entre un homme et une femme, il se fait vertical. Le sujet féminin ne se fond plus dans une cosmogonie absorbante, comme on pouvait le lire chez Senécal et Lemieux, ou même dans les premiers poèmes de Bernier. Il s’affirme davantage, cherche à coexister avec ce qui le dépasse, et tente de se mettre à la hauteur du Très-Haut en extrapolant sur les sensations du monde réel. Il y a, dans Les masques déchirés, un sous-texte qui cherche à exalter l’incarnation des nobles sentiments que sont l’amour et la piété, et qui s’oppose de plain-pied à la pensée janséniste en réinterprétant la dualité corps/esprit de l’intertexte biblique.

La lecture de La chair décevante et des Masques déchirés montre combien la ferveur de la sensation est présente sous la plume de Jovette-Alice Bernier. Aussi peut-on dire que dans une possible histoire littéraire des femmes au Québec, personne avant Bernier n’avait osé user de ce discours fort qui explore les sens d’un sujet féminin. Par la synesthésie et la correspondance entre l’environnement et le personnage féminin, par la figure récurrente de la langueur, mais aussi par la présence affirmée d’un « je » soumis aux aléas de ses sens, notamment dans le roman, l’écrivaine lève les tabous. Et si la société et la religion peuvent être un frein aux élans amoureux et sexuels de la femme, la chair, elle, ne cesse d’être incandescente et animée, fuyante et passionnée. Dès lors, qu’elle soit en vers ou en prose, l’écriture de la sensualité est subversive : elle déjoue une esthétique, des formes et des thèmes traditionnels, et met en avant le corps textuel, le corps sensuel d’une femme. Didi Lantagne et le sujet poétique revendiquent leur incarnation, dans toute la complexité et le refus du mythe de « l’éternel féminin » que cela implique. Derrière la mère et l’épouse, derrière l’amante de Dieu se cache un « être de désir taraudé d’espaces impatients, d’un au-delà encore blanc [44] ». Par l’écriture de la sensualité qui s’élabore, page après page, texte après texte, Jovette-Alice Bernier donne naissance à un personnage transgressif, languissant et amoureux, et ouvre le chemin à de nombreuses voies encore inexplorées dans la littérature canadienne-française [45].