Chroniques : Roman

Sous le ciel[Notice]

  • Martine-Emmanuelle Lapointe

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  • Martine-Emmanuelle Lapointe
    Université de Montréal

Les romans de Catherine Mavrikakis ne laissent pas indemne. Au-delà de la violence et de la rage qu’ils contiennent (comme l’ont noté bon nombre de critiques), c’est leur léger décrochage par rapport au réel, si léger qu’il en devient trompeur, qui happe et repousse le lecteur, le laissant dans une zone indécise où l’inconfort domine. Je comprends pourquoi plusieurs critiques ont lu Le ciel de Bay City  comme un roman dénonciateur, fable cruelle d’une Amérique impure grouillant de cadavres et de traumatismes refoulés. Une telle interprétation s’avère séduisante, et permet de transformer la fureur de la narratrice Amy Duchesnay en symptôme d’un malaise collectif, de l’inscrire dans le contexte de cette crise certes économique, mais aussi mémorielle et idéelle, à laquelle l’Occident semble condamné. Dans les blogues et les comptes rendus qui lui ont été consacrés, Le ciel de Bay City donne lieu à une sorte de purgation des passions, forcément liée à l’ampleur tragique de l’héroïne et de son sacrifice. Mais réaliste, Le ciel de Bay City ne l’est guère, ou sinon de manière à la fois détournée et exagérée. Dès les premières pages de son roman, Catherine Mavrikakis esquisse les contours d’un lieu qui n’existe pas, qu’elle qualifie même d’inconnaissable : De Bay City, en somme, on ne connaît rien, on ne sait rien, on ne devine pas le destin. Lieu à la fois ordinaire — les maisons de tôle, les piscines, les barbecues, les voitures et les virées au centre commercial s’y multiplient — et invraisemblable, il est dominé par un ciel n’offrant aucun espoir. Née dans cette banlieue américaine, élevée par sa tante et sa mère françaises qui ont échappé aux camps de concentration, l’héroïne du roman ressemble davantage aux figures tragiques des mythologies grecque et latine qu’à une adolescente américaine moyenne. Plutôt que d’appartenir pleinement à son époque, elle porte en elle la mémoire honteuse de l’Occident. Comme certains personnages des précédents ouvrages de l’auteure — Sappho-Didon Apostosias dans Ça va aller et Angélica dans Omaha Beach , notamment —, Amy vit avec les morts. Les nombreuses victimes de l’Holocauste, fantômes dont elle ne cesse de rêver la nuit, viennent la visiter et effacent les frontières entre les mondes visible et invisible, mais aussi entre les époques et les territoires. Expiant les drames d’une communauté aveugle, Amy se mesure à l’Histoire, au ciel : « Pourquoi suis-je celle à qui il est demandé de porter partout, à travers des milles célestes la peine de six millions de corps injustement, sous le ciel bleu si consentant, sous le ciel bleu, bouche de la mort ? » (51-52) En créant ainsi un personnage américain littéralement hanté par le passé européen, Catherine Mavrikakis réinvestit l’un des mythes fondateurs de l’histoire des États-Unis. Le ciel de Bay City joue en effet de la traditionnelle opposition entre le Nouveau Monde, « semblable à nul autre parce que né du néant, sur une table rase  », et la vieille Europe corrompue, aux traditions aussi paralysantes qu’empoussiérées. Mais l’auteure ne reconduit pas les images stéréotypées du cinéma hollywoodien (qui, par excès de pédagogisme nationaliste, s’acharne à mettre en scène des vilains cultivés, britanniques et pervers le plus souvent, dans ses plus digestes films historiques). Elle en refuse le manichéisme en fusionnant volontairement les références et les logiques historiques. Si Amy échappe au temps, si elle n’arrive pas à s’enraciner dans un lieu, c’est bien parce qu’elle est l’héritière d’une double histoire, celle de l’Europe, qui conserve et qui commémore, et celle de l’Amérique qui souhaite oublier pour mieux se refonder. Selon la tante et la mère de la narratrice, « il faut …

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