Chroniques : Essais/Études

Fragiles Minotaures[Notice]

  • François Paré

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  • François Paré
    Université de Waterloo

Aujourd’hui, le soleil chauffe sur les rives du lac Memphrémagog. Depuis Le déclin de l’empire américain, le célèbre film de Denys Arcand, l’endroit est à jamais marqué par une certaine angoisse existentielle. Nous sommes dans un parc asphalté aux abords d’une petite ville, là où la rivière aux Cerises se perd dans les grandes herbes du lac. Peut-être, lors d’un bref passage, aurez-vous vu au milieu du stationnement les hautes clôtures de métal ajourées et le grand jeu effrayé qui s’y joue. Comme Thésée, quelqu’un ouvre la grille et aperçoit déjà l’issue du labyrinthe dans lequel il vient de pénétrer. L’asphalte brûle. Cette fois, le parcours semble trop facile. À quoi sert ce leurre ? Aucune paroi ne s’interpose entre le marcheur et sa quête. Il n’y a que l’enchaînement du visible. Chacun avance ainsi à la mesure du temps. Lui comme les autres. Au coeur du labyrinthe, le Minotaure est devenu une ombre fugitive, une vague réverbération. Dans le centre vide au milieu du dédale clôturé, il y a comme une vacance de la mémoire. Ici, nul ne se souvient du terrible secret. Seule la conscience de sa perte continue de motiver les participants et les pousse à chercher l’issue finale. La puissance du mythe repose maintenant sur ce trompe-l’oeil en son centre. Le film de Denys Arcand en avait d’ailleurs montré l’implacable ironie. Dans La ligne brisée. Labyrinthe, oubli et violence , le deuxième tome de ses Logiques de l’imaginaire, Bertrand Gervais s’intéresse à la mise en récit dans les littératures contemporaines du mythe théséen en tant que système de représentations de l’oubli. En effet, si le labyrinthe antique permettait d’envisager une certaine continuité de la quête, les lieux imaginés par notre modernité et façonnés par la violence induisent un « effacement radical » qui, loin de paralyser l’intrigue de la quête, constitue au contraire son principe actif. Dans cette lecture du mythe, la figure épouvantable du Minotaure apparaît à l’essayiste dans sa pure fragilité : « Il y a là, dans cette scène toujours dérobée, dans cette épreuve qui échappe à toute représentation, au point de disparaître, un secret d’une singulière nature : il n’est jamais révélé. » (30) Cette contrainte radicale au coeur de sa démarche et de sa signification force le héros à recourir à la violence meurtrière, sans toutefois que son geste puisse s’ouvrir sur un dénouement définitif. Émergeant du labyrinthe, Thésée s’empresse aussitôt d’en reproduire les multiples identités, car il sait qu’il est marqué par le « démembrement du temps mis en jeu par l’oubli » (64). À la recherche des « fictions de l’oubli » dans un vaste ensemble de récits contemporains, Bertrand Gervais effectue l’inventaire d’un noeud complexe de situations narratives qui permettent à l’écrivain de sonder les mécanismes oniriques, sociaux et existentiels de l’effacement identitaire. L’espace du labyrinthe devient le lieu d’exploration de ces « fictions de la ligne brisée » (71) autour desquelles gravitent les destinées de tant de personnages égarés, amnésiques, frappés d’un coma ou d’une démence liée à l’oubli. Il est important de noter que Gervais se représente le labyrinthe comme une trajectoire discontinue. La fragilité de la représentation en son centre n’est alors que le reflet d’une « logique » de la déviance continuelle. C’est pourquoi la ville, par sa succession de culs-de-sac et de lieux vacants, reste si centrale dans la fiction contemporaine. L’étude que nous propose Gervais s’appuie sur un certain nombre d’exemples tirés de corpus américains, français et britanniques. Il n’y a donc pas lieu dans le cadre de cette chronique de s’attarder outre mesure à l’analyse pourtant fort intéressante de …

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