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Dans la jeune histoire de la littérature acadienne moderne, Herménégilde Chiasson peut être considéré comme l’un des poètes les plus importants. En 1974, la parution de Mourir à Scoudouc, publié aux Éditions d’Acadie qui existaient depuis tout juste deux ans, marque l’entrée en littérature de l’écrivain. Ce recueil fait partie — avec Cri de terre de Raymond Guy LeBlanc et Acadie Rock de Guy Arsenault — des textes fondateurs de la poésie acadienne contemporaine. Cependant, contrairement à ces poètes des années 1970 qu’il faut étiqueter comme les écrivains d’un seul livre, Herménégilde Chiasson se distingue, d’une part, en publiant depuis trente-cinq ans une oeuvre foisonnante qui touche à différents genres et, d’autre part, à cause de ses prises de position ambiguës par rapport au Québec. Aussi, décrire Chiasson uniquement comme poète en raison de sa vingtaine de recueils publiés ne permet pas de mesurer l’immensité de l’oeuvre de l’artiste acadien. De façon parallèle, il s’agit de l’un des cinéastes les plus prolifiques de l’Acadie avec une quinzaine de réalisations, d’un artiste visuel ayant participé à de nombreuses expositions ainsi que d’un dramaturge qui compte plus de vingt-cinq pièces à son actif. Lauréat du prix du Gouverneur général en 1999 pour Conversations et premier gagnant du prix quinquennal Antonine-Maillet-Acadie Vie qui couronne l’ensemble de l’oeuvre d’un auteur francophone se réclamant de l’identité acadienne, Herménégilde Chiasson propose une oeuvre multidisciplinaire unique que ce dossier tente de mettre en perspective.

De la poésie…

Le point de départ de l’oeuvre littéraire de Chiasson frappe l’imaginaire d’un désespoir et d’un pessimisme qui hanteront l’oeuvre entier du poète : « Je me suis déchiré comme une grande feuille et je suis devenu confetti pour tomber de plus haut, être plus drôle, plus fou qu’avant [1]. » Ce vers liminaire du premier recueil de l’auteur acadien mérite une attention particulière. Le symbole de la feuille — autant celle de l’arbre qui devient un leitmotiv dans le recueil que celle sur laquelle l’écrivain s’évertue — qualifiée de « grande » s’oppose nécessairement aux innombrables petits confettis qu’il est possible de lier de prime abord à la joie d’une fête pendant laquelle on peut être « plus drôle, plus fou ». Pourtant, le locuteur est non pas la somme des confettis, mais un seul, si petit parmi tant d’autres, qui tombe de « plus haut ». Sa chute, alors qu’il tente de survivre au « culte du désespoir du ciel trop bas [2] », témoigne d’une blessure, d’une douleur originelle inhérente à l’oeuvre poétique de Chiasson.

Dans ses recueils les plus marquants, Prophéties, Vermeer, Vous, Climats, et même dans les récits autobiographiques regroupés dans Brunante, Chiasson mêle ainsi le tragique à l’ironique en appelant à un réveil de l’Acadie. Il ne faudrait cependant pas croire que la patrie soit au centre des préoccupations de l’artiste, du moins dans sa poésie. En effet, écrits dans un français essentiellement normatif, ses recueils abordent autant l’amour que la quotidienneté de la vie en faisant fi de la référence acadienne. Dans un article fort pertinent, Marcel Olscamp décrit les structures formelles des plus récents d’entre eux. En réfléchissant aux 999 répliques du dialogue de Conversations ou encore aux 500 poèmes de Répertoire traitant d’objets pour le moins banals, Olscamp se pose la question suivante :

À quoi riment tous ces livres aux titres laconiques — Actions, Légendes, Climats, Vous, Répertoire, Miniatures, Conversations, Existences… [on peut maintenant ajouter Parcours et Béatitudes] — qui depuis le recueil Prophéties, en 1986, répondent tous à des contraintes d’écriture qui les apparentent parfois à l’Ouvroir de littérature potentielle [3] ?

Ce dossier fournira peut-être la réponse à cette question. Quoi qu’il en soit, une des plus grandes particularités de Chiasson est qu’il fait cavalier seul en Acadie. Contrairement à Gérald Leblanc dont les traces se trouvent dans la jeune poésie acadienne, par son choix de la langue, par l’universalité de ses thèmes, il reste pratiquement sans émule.

… au cinéma

Si, dans la majorité de ses recueils, la poésie de Chiasson ne traite pas explicitement de l’identité acadienne, il en va tout autrement de ses documentaires réalisés pour l’Office national du film (ONF). Le relatif silence poétique entre 1976 et 1986 permet à l’auteur de compléter une maîtrise en esthétique de l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne (1976), une maîtrise en beaux-arts de la State University à New York (1981) et un doctorat de l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne (1983) portant sur la photographie américaine, mais il coïncide surtout avec le tournage de ses premiers films. Dans Toutes les photos finissent par se ressembler (1985) et Le grand Jack (1987), il est question de littérature. Véritable témoin et partie prenante de la naissance de la littérature acadienne moderne, Chiasson brosse dans le premier documentaire un portait de celle-ci en évoquant les écrivains qui créeront dans tous les genres pendant une période de profonds changements sociaux au Nouveau-Brunswick. Si le second film ne traite pas de l’Acadie, il n’en demeure pas moins que la figure imposante de Jack Kerouac et son tragique destin suggère un parallèle évident avec la difficulté d’écrire et de vivre en français dans les cultures minoritaires.

La suite de l’oeuvre cinématographique de l’artiste constitue une grande fresque de l’histoire et de la culture acadiennes. Que ce soit dans Les années noires (1994) où l’on parle des sept années suivant la Déportation de 1755 ou encore dans Acadie à venir (1992) où l’on aborde le parachutage de Jean Chrétien, alors nouveau chef du Parti libéral du Canada, dans le comté de Beauséjour, les documentaires de Chiasson permettent de saisir plus finement les particularités du peuple acadien. Pour ne donner qu’un dernier exemple, l’auteur traite, dans Épopée (1996), de l’importance de la musique qui devient un symbole de résistance pour la nation. De la chanson folklorique au jazz, en passant par Marie-Jo Thério, l’Acadie existe à travers divers styles musicaux. Chiasson ne s’intéresse pourtant pas seulement à l’Acadie. Ainsi, Photographies (1999) témoigne de son intérêt pour la création artistique sous toutes ses formes. Suivant les traces du cinéaste Léonard Forest, qui fut un pionnier de l’Acadie à l’ONF, l’auteur réalise des documentaires qui incitent à réfléchir sur l’identité ambiguë d’un peuple qui a longtemps vécu tourné vers le passé tout en composant avec la modernité associée au second versant du xxe siècle.

À la lumière de ce survol filmique, il est évident qu’au-delà de la poésie, genre de prédilection pour la majorité des auteurs acadiens, le cinéma offre de son côté une vision plutôt objective de la société dans laquelle Chiasson évolue, alors que dans une autre perspective, la peinture devient un moyen d’appropriation plus personnel en libérant l’artiste des contraintes du documentaire.

Le théâtre : la face cachée de l’oeuvre

Ayant écrit plus de vingt-cinq pièces de théâtre, Herménégilde Chiasson doit être considéré comme un des dramaturges majeurs de l’Acadie. Son répertoire demeure cependant mal connu pour deux raisons. D’une part, la majorité de ses pièces ont été jouées uniquement au Nouveau-Brunswick, plus précisément par le Théâtre l’Escaouette, situé à Moncton. En ce sens, il faut voir Chiasson comme l’auteur maison par excellence de ce théâtre. D’autre part, de toutes les pièces écrites, seulement cinq se trouvent sous forme de livres. Cette faible part de publication met en évidence la difficulté pour les dramaturges en milieu minoritaire de pouvoir assurer la pérennité de leur oeuvre. Afin de mieux saisir les enjeux des textes dramatiques de Chiasson, il faut souligner, avec le critique et chercheur David Lonergan [4], que le tiers des pièces fait directement appel à l’Histoire, qu’un autre tiers présente une vision de l’Acadie à travers des individus et qu’enfin, un tiers propose une intrigue qui n’est pas associée à l’Acadie.

L’exil d’Alexa et Aliénor, parce qu’elles restent accessibles au grand public, permettent d’évoquer succinctement un des thèmes majeurs de l’auteur. Dans la première pièce, Alexa livre un long monologue dans une lutte sans merci avec son double suggéré par la présence du miroir. À la recherche de son identité, d’un passé révolu (à l’instar de trop d’Acadiens, dans l’optique de Chiasson), elle décide finalement de prendre sa place dans un futur auquel elle participera de façon active. Dans Aliénor, un père et sa fille vivent dans une forêt depuis le Grand Nettoyage de leur village. Archétype de l’opprimé, le père s’acharne à vivre dans le passé. Chiasson, à travers le personnage d’Aliénor, la fille, finira par dire : « Il faut mettre le passé en terre, il faut l’écrire dans un livre et enterrer le livre. Et les morts liront ce livre-là et eux aussi ils pourront enfin s’endormir [5]. » Pour le dramaturge, il devient évident qu’il faut dépasser la relation bourreau-victime liée à la Déportation. Sans l’oublier, il faut transcender le traumatisme.

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Le présent dossier [6] tente avant tout de rendre compte des voix littéraires d’Herménégilde Chiasson — les images, picturales et cinématographiques, cadraient difficilement avec le projet. Cependant, il permettra de comprendre qu’il s’agit d’un des artistes francophones les plus polyvalents de l’Amérique du Nord. En abordant la poésie, les essais ainsi que la relation entre l’écrivain et l’Acadie, les articles qui suivent témoignent à tout le moins d’un oeuvre éclaté.

L’entretien avec Herménégilde Chiasson offre l’occasion à l’auteur de réfléchir sur son oeuvre, sur la relève, sur l’Acadie et le monde ainsi que sur l’institution littéraire en général. En fait, celui-ci a abordé, au fil des années, de nombreux sujets dans ses essais et dans différents entretiens. De toutes les tribunes, il a quand même dû, en raison de son poste de lieutenant-gouverneur de la province du Nouveau-Brunswick, garder un devoir de réserve entre 2003 et 2009. Il s’agit donc d’un des premiers entretiens avec l’artiste délesté de son chapeau politique. Chiasson y évoque son parcours universitaire et artistique tout en précisant ses positions au sujet de l’utilisation du chiac dans la culture acadienne, de son rapport au Québec ainsi que de sa relation avec l’Acadie. Il évoque également les projets qu’il souhaite maintenant compléter. Ses réflexions font mieux comprendre le développement de l’Acadie depuis les années 1960, particulièrement sur le plan culturel.

Dans son article, Thierry Bissonnette s’intéresse aux oeuvres récentes de Chiasson. Il montre comment l’auteur acadien s’inspire à maintes reprises de la pratique de l’installation pour composer ses recueils et examine les cas de figure les plus pertinents, tout en témoignant du lien entre cette pratique composite et la valorisation du travail du lecteur, laquelle fait de l’oeuvre du poète une véritable conversation. De son côté, Laurent Mailhot propose une réflexion qui se concentre sur les recueils les plus importants de Chiasson. L’essentiel de son analyse offre d’abord une relecture du recueil originel Mourir à Scoudouc. Ensuite, abordant entre autres Prophéties et Climats, il explique plus en détail l’omniprésence de la couleur bleue et des anges sous toutes leurs formes.

En plus des textes de poésie et de théâtre, la production sans doute la plus volumineuse et certainement la plus méconnue de Chiasson est celle de textes en prose donnés oralement ou par écrit et livrant une réflexion sur des sujets d’actualité. Pénélope Cormier se penche sur la vision de l’Acadie dans les écrits essayistiques et poétiques récents d’Herménégilde Chiasson. Elle met en relief l’allégeance de l’écrivain au discours esthétique et idéologique de la modernité, ainsi que l’importance d’établir une continuité entre les générations artistiques acadiennes. Elle montre également que dans la poésie, l’hyperconscience de la fragilité de la collectivité acadienne passe à l’avant-plan et crée une rupture avec ses contemporains.

Pour clore le dossier, Raoul Boudreau s’intéresse aux essais qui mettent en évidence le choix du statut d’artiste de province engagé entre autres dans une lutte contre ce qu’il perçoit comme l’hégémonie du centre représenté en Amérique francophone par Montréal. L’examen de cette problématique dans les essais de Chiasson permet à Raoul Boudreau d’entrer au coeur de son oeuvre et d’y rejoindre la figure fondamentale de la perte et de l’échec. La bibliographie de l’auteur s’en tient à l’essentiel. Christian Blanchard a tenté de tenir compte de tous les textes majeurs de Chiasson, publiés ou inédits. Si la décision de ne pas recenser les innombrables expositions d’arts visuels ou les poèmes épars allait de soi, il demeurait pertinent d’établir une filmographie qui témoigne de la diversité des genres pratiqués par l’artiste.

L’Acadie est arrivée au seuil de la modernité au moment même où Chiasson arrivait à l’écriture. La coïncidence n’est pas fortuite. Depuis trente-cinq ans, cette écriture foisonnante et exigeante témoigne d’une Acadie qui se trouve à mille lieues de La Sagouine [7].