Chroniques : Roman

De la nostalgie d’un monde possible à la possible fin du monde[Notice]

  • Pascal Riendeau

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  • Pascal Riendeau
    Université de Toronto

Celui qui a soufflé le titre à Jack Waterman, c’est son petit frère Francis, personnage jusqu’alors inconnu de l’univers romanesque de Jacques Poulin et narrateur de L’anglais n’est pas une langue magique ; celle qui s’étonne, c’est Marine, la traductrice attitrée de l’oeuvre de Jack et narratrice du roman précédent de l’auteur, La traduction est une histoire d’amour. Peu de temps après cet échange, le vieux Jack se montre pourtant « insatisfait du roman qu’il venait de terminer [—] il en avait commencé un autre dont il ne voulait rien dire pour l’instant » (155). Le recours à la mise en abyme, même de façon lacunaire, est un procédé récurrent chez Poulin, mais alors ici, quel roman lit-on ? Est-ce celui de Jack ou le roman insatisfaisant récupéré par le petit frère ? A-t-on entre les mains une oeuvre périphérique, en attendant le véritable grand roman de Jack ? D’ailleurs, à quoi tenait son insatisfaction ? En partie au fait que pour écrire son grand roman de l’Amérique française, il a dû recourir à un livre traduit de l’anglais : La piste de l’Ouest. Journal de la première traversée du continent nord-américain de Meriwether Lewis et William Clark. Ah, le grand roman de l’Amérique française ! Il s’agit d’une constante dans l’oeuvre de Poulin ; elle remonte au moins au roman Les grandes marées (1978), qui met en scène un traducteur vivant seul sur une île progressivement envahie par des personnages censés venir l’aider à sortir de son isolement. Un de ceux-là est l’Auteur, un personnage maussade et incapable d’écrire ; il caressait un projet littéraire qu’il résumait ainsi : Il ne faudrait pas minimiser l’importance de l’ironie entourant cette proposition qui rassemble beaucoup de lieux communs. On ne peut toutefois pas l’exclure du projet romanesque de Poulin, même si elle se présente de façon plus nuancée, lorsqu’il arrive à Poulin d’en parler. Après douze romans, on constate qu’il a montré à la fois l’impossibilité d’écrire ce grand roman de l’Amérique (française) tel que l’Auteur des Grandes marées le décrit, tout en continuant à annoncer son intention d’y parvenir. Dans un (rare) entretien avec Christian Desmeules, Poulin a reconnu avoir « comme une sorte de nostalgie de ce que ç’aurait pu être  », cette grande présence française en Amérique. Dans L’anglais n’est pas une langue magique, Jack Waterman admet à son frère que son désir d’écrire ce grand récit épique ne pourra jamais se réaliser. Comment composer « une sorte d’épopée » quand les mots « venaient au compte-gouttes » (110) ? Il n’en reste pas moins que Poulin en a proposé de multiples versions, plus modestes, mais certainement originales, que ce soit Les grandes marées, Volkswagen blues ou maintenant L’anglais n’est pas une langue magique. Ce dernier montre en quelque sorte l’épuisement de cette idée qui entraîne l’incomplétude du roman de Jack, même si elle semble rester présente sous la forme d’un fantasme permanent. Jack Waterman est bien entendu le personnage d’écrivain qu’on retrouvait déjà dans plusieurs romans antérieurs — un vague alter ego de l’auteur —, et son refus de nous laisser entrer dans son nouvel opus s’avère une façon de nous détourner de ce qui aurait pu devenir un roman d’écrivain, à l’instar du Vieux chagrin. L’apparente naïveté de l’énoncé du titre — L’anglais n’est pas une langue magique — n’est pas fortuite, car elle émane d’un narrateur candide dont le ton bon enfant marque l’ensemble du texte. Après le roman de la traductrice (La traduction est une histoire d’amour), qui faisait de l’écrivain un personnage secondaire, Poulin propose …

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