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Au Québec, les chercheurs s’interrogent depuis plusieurs décennies déjà sur la production et les modes de circulation des discours de l’histoire et de la critique littéraires [1], notamment à travers le manuel d’histoire littéraire, où se côtoient discours critique et discours historique, mais aussi des extraits de textes littéraires. On se serait donc peut-être attendu à ce qu’une proche cousine, l’anthologie littéraire, surtout celle à vocation pédagogique, attire elle aussi l’intérêt des chercheurs. Toutefois, alors que l’anthologie considérée comme genre et comme pratique a fait l’objet de nombreuses études, sous forme de monographies, d’ouvrages collectifs, de numéros et d’articles de revues savantes, pour ce qui concerne les littératures britannique, canadienne-anglaise et américaine [2] (pour ne nommer que celles-là), elle n’a pas suscité autant d’enthousiasme, semble-t-il, chez ceux et celles qui s’intéressent aux littératures francophones [3]. Certes, bon nombre d’anthologistes québécois ont commenté les buts ostensibles et l’apport souhaité de leur projet, de même que leur méthode et les contraintes ayant motivé leurs choix (de textes, d’auteurs, d’époques, de genre, d’ordre de présentation, de format, d’appareil…). Peu d’entre eux cependant tiennent un discours proprement critique sur leur pratique.

Le dossier « De l’anthologie » vise non pas à expliquer cette pénurie relative, mais plutôt à démontrer l’intérêt de l’anthologie comme objet de réflexion et comme composante importante du champ littéraire québécois.

Qu’est-ce que l’anthologie ?

Chacune des études de ce dossier proposera sa propre définition opératoire de l’anthologie, mais nous pouvons dire, de manière générale, qu’on y traitera de recueils de textes écrits par différents auteurs et déjà parus ailleurs (pour la plupart). Si ces ouvrages contiennent en outre des textes d’accompagnement (notices, tableaux, bibliographies, etc.), ceux-ci ne constituent jamais la majeure partie du volume [4].

Dans leurs avant-propos ou autres textes préfaciels, les anthologistes font souvent allusion aux origines du mot ; bon nombre d’études portant sur l’anthologie en font autant. Pour ne pas être en reste, nous en rappellerons à notre tour les origines, à l’aide d’une citation que nous empruntons à Paul Wyczynski, préfacier de l’anthologie Littérature canadienne-française et québécoise de Michel Erman :

Le mot « anthologie » fait penser spontanément à un choix de textes. Le vocable vient du grec, dû au fusionnement de deux composantes : « anthos » (fleur) et « legein » (choisir). À tout prendre métaphoriquement, on dirait que l’origine étymologique permet de concevoir un sens enjolivé : « bouquet de fleurs », « arrangement de fleurs choisies ». Au plan strictement littéraire, l’« anthologie » suppose un choix de beaux textes ou, si l’on préfère, un choix de textes significatifs, représentatifs, importants [5].

Comme c’est le cas pour quelques-unes des premières anthologies québécoises (on songe au Répertoire de Huston, par exemple, ou à l’Anthologie de Fournier [6]), les titres des anthologies contemporaines sont généralement discrets quant à la dimension sélective de leur projet [7]. On trouve néanmoins aussi des titres qui annoncent une célébration de la beauté ou de l’excellence, depuis Les fleurs de la littérature canadienne de l’abbé Nantel et les Morceaux choisis d’auteurs canadiens de Mgr Camille Roy [8], jusqu’à des titres plus récents proposant un choix des « meilleurs » textes ou des « grands » textes de la littérature québécoise [9].

Il reste que, quel que soit le titre, le « bouquet » littéraire, comme le bouquet de fleurs, résulte d’une double opération d’inclusion/exclusion qui ne peut pas ne pas être motivée, aussi arbitraire et aléatoire qu’elle puisse paraître aux auteurs et aux éventuels lecteurs. Parlant du rôle des préfaces dans les anthologies « officielles » de la poésie canadienne-anglaise, et exploitant lui aussi la métaphore botanique, Alan Knight propose de concevoir l’anthologie comme une sorte de « haie hégémonique [10] » ; la préface en serait le terreau fécond (bien engraissé de fumier) dans lequel s’enracine la haie. Les « bonnes » haies ont pour fonction d’exclure, de tenir à l’écart les éléments non désirables. Le jardin évolue, certes (tout comme les canons littéraires), mais le désir de créer le jardin et de le posséder reste constant. Refusant « la position d’autorité [11] » de l’anthologie, Knight souhaiterait la voir disparaître au profit de « guides » qui serviraient de points de départ à l’exploration d’une littérature plutôt que de haies empêchant de voir au-delà d’un horizon bien défini.

Emmanuel Fraisse décrit le dilemme que pose la nature complexe de l’anthologie et des rôles qu’elle est appelée à jouer en des termes un peu différents mais qui problématisent eux aussi l’« authoritative stance » dont parle Knight :

Plus que toute autre production éditoriale, les anthologies renvoient constamment à la nature du patrimoine, de sa constante redéfinition, réévaluation et réhabilitation lors de l’acte de transmission qui est sa raison d’être. Ces questions sont d’autant plus pressantes que l’anthologie littéraire entend préserver un patrimoine en l’élaguant, l’étendre en le laissant accessible, le résumer en cherchant souvent à aiguiser la curiosité. Généralement oeuvre d’un individu, parfois d’un groupe restreint d’auteurs, elle renvoie au problème complexe de l’héritage, qui peut être accepté dans sa totalité, dénoncé ou réorganisé au moyen de cessions partielles, de réemplois ou de rachats. […]

En outre, l’anthologie est soumise à la tension constante de deux pôles qui ne parviennent jamais à s’exclure absolument : sa fonction de conservation et de préservation d’une part et, de l’autre, sa tendance au manifeste. Elle peut chercher à maintenir la tradition d’un canon littéraire en s’exposant souvent de ce fait à le fonder, alors qu’elle croit seulement le préserver, comme tendre à proclamer l’existence d’une littérature autre, que celle-ci prenne la forme de la littérature étrangère, ou d’une conception différente de la littérature. Musée et manifeste, l’anthologie, à des degrés divers, garde nécessairement ces deux faces parce qu’elle est par essence porteuse d’une « certaine idée » de la littérature [12].

Les enjeux sont à la fois éthiques, esthétiques et idéologiques et obligent à considérer toute une série de facteurs, à commencer peut-être par le choix d’un public, l’adaptation ou l’articulation de ce que l’on cherche à faire voir aux besoins présumés de ce public, et la prise de conscience de la position que l’on entend adopter vis-à-vis des auteurs, des oeuvres, du canon et de l’institution littéraire dans son ensemble. Vu ces enjeux, il n’est peut-être pas étonnant que les anthologies se trouvent à l’occasion au centre de débats et de controverses opposant différents secteurs du milieu culturel.

Participent à ces exercices plus ou moins publics, selon les cas, les auteurs, les critiques, les intellectuels, les journalistes et les enseignants [13]. Outre les commentaires se rapportant aux choix des anthologistes — on regrettera que telle ou telle écrivaine ait été omise du volume ou on déplorera que tel ou tel auteur soit vu par les anthologistes comme l’auteur d’un seul texte inlassablement repris d’édition en édition et d’anthologie en anthologie [14] —, des débats ont lieu autour du rôle de l’anthologie dans l’enseignement de l’histoire littéraire et par rapport à la célébration de la production passée ou contemporaine plus généralement. Les années 1980 et 1990 en particulier ont été marquées par des discussions parfois très vives à ce sujet au Canada anglais, aux États-Unis et au Royaume-Uni, à la faveur d’un intérêt de plus en plus grand, et de plus en plus répandu dans l’académie, pour l’étude du phénomène de la « canon formation [15] ». Ces discussions se poursuivent toujours [16], comme les débats entre littéraires, critiques et intellectuels qui émergent lors de la parution de nouvelles éditions d’anthologies « importantes ». Tout récemment, par exemple, la publication de The Penguin Book of Canadian Short Stories, une anthologie compilée par l’écrivaine Jane Urquhart et parue en 2008, a suscité un débat public qui s’est déroulé dans les pages de quelques magazines littéraires et sur les ondes de la radio CBC. Commentant la controverse, le journaliste et nouvelliste Russell Smith, dont l’oeuvre a été exclue de l’anthologie, se réjouit de la discussion qui a eu lieu autour des choix d’Urquhart :

Why is this contretemps important ? First, because this particular artistic genre is one in which Canadian artists excel, and is therefore an important contribution to global culture ; and second, because it provides a glimpse into a much larger resentment, common among artists and intellectuals, about the political ways in which our official culture is created [17].

C’est que les choix sont fondamentaux. En effet, l’extrait tient lieu du texte et de l’oeuvre et, parfois, d’une littérature entière. Dans bien des cas, cet extrait représente le seul contact qu’auront les lecteurs avec un ou une auteur, une oeuvre, une littérature. Dans d’autres cas, ces extraits représentent le premier contact, celui qui oriente les lectures subséquentes et conditionne l’horizon d’attente des lecteurs. Dès lors, comment rendre compte de façon cohérente et utile de tous les facteurs impliqués dans la production et la sélection des textes, et de ceux qui influent sur leur insertion dans les institutions littéraires locales et internationales et leur réception par celles-ci ? Quelles approches, quels filtres notionnels nous permettent d’appréhender les dimensions esthétiques, éthiques et idéologiques des pratiques et des déterminants textuels et extra-textuels qui gèrent les fonctions assignées aux textes anthologisés au sein des systèmes nationaux et internationaux qui les produisent et les reçoivent ? Comment penser l’anthologisation de manière productive ?

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Les textes réunis dans ce dossier empruntent des avenues de réflexion liées à ces questions. Dans un premier temps, Jean-Marc Gouanvic, qui a préparé plusieurs anthologies et recueils de textes de science-fiction dans les années 1980 et 1990 [18], explique sa conception du travail de l’anthologiste dans l’entretien qu’il nous a accordé. À la fin des années 1970, réalisant que l’intérêt pour la science-fiction était de plus en plus présent au Québec, il créait la revue imagine…, qui allait devenir l’élément déclencheur de la publication d’anthologies et de recueils de textes de science-fiction francophone ainsi que de la fondation d’une maison d’édition visant également la promotion des textes de science-fiction. Si l’anthologie permet de rassembler les textes les plus importants d’une époque — elle devient en ce sens le témoin d’un moment particulier d’une littérature —, elle suscite aussi, dans une perspective générique, une interrogation sur la valeur accordée aux textes courts par rapport au grand genre du roman. À ce sujet, Gouanvic estime que la nouvelle, qu’il a favorisée dans les projets d’anthologies et de recueils qu’il a pilotés, se révèle un symbole du dynamisme et de la diversité des champs littéraires.

René Audet et Geneviève Dufour consacrent justement leur article à cette problématique qui émerge de la publication de nouvelles dans les anthologies. Rappelant, comme l’a fait Jean-Marc Gouanvic, que le genre nouvellier a connu un essor considérable au Québec dans les années 1970 et 1980, ils s’interrogent sur le déplacement de la fonction de l’anthologie qui en a découlé à travers l’examen d’anthologies représentatives du phénomène : la forte présence de la nouvelle sur la scène littéraire québécoise aurait, constatent-ils, engendré un changement dans la mission de l’anthologie, qui dès lors aurait répondu non plus à une visée liée à la seule reconnaissance institutionnelle, mais à une finalité de promotion et de légitimation de la nouvelle.

Karine Cellard, pour sa part, propose une étude d’anthologies de littérature québécoise préparées par des professeurs du Département d’études françaises de l’Université de Montréal (Gilles Marcotte, Pierre Nepveu et Laurent Mailhot) au tournant des années 1980. Les deux projets qu’elle examine ont emprunté des parcours semblables, en ce qu’ils présentent des textes qui ne sont pas accompagnés d’un lourd appareil de commentaires ; en ce sens, les responsables de ces publications laissent une grande liberté au lecteur, auquel ils n’imposent plus l’approche historique jusque-là largement privilégiée dans les anthologies de textes québécois et canadiens-français. Il s’agit plutôt de donner des textes à lire, ce qui s’inscrit tout à fait dans les pratiques de l’institution à laquelle ils appartiennent, reconnue, écrit Karine Cellard, « pour sa tradition de lecture des oeuvres ».

C’est que l’anthologie, par les choix esthétiques, idéologiques et éthiques qui président à sa publication, représente d’une certaine manière une réécriture des oeuvres dont elle publie les extraits. C’est le point de vue adopté par Jane Everett dans l’article qu’elle consacre aux anthologies qui publient des morceaux d’oeuvres de Gabrielle Roy et où elle examine de plus près le cas de trois textes de la romancière reproduits dans plusieurs anthologies par rapport aux questions fondamentales du choix et, plus largement, du projet anthologique. L’article est suivi d’un inventaire préparé par Stephanie Campbell, Marie Markovic et Edyta Rogowska qui recense les textes de Roy ayant été repris dans des anthologies de langue française et de langue anglaise.

Par la publication de ce dossier, le premier à être entièrement consacré au cas particulier de l’anthologie au Québec, nous ne prétendons évidemment pas épuiser la problématique et les questionnements très féconds entourant cette forme de publication. En effet, nous aurions certainement pu interviewer plusieurs anthologistes dont les travaux adoptent une ligne de pensée différente de celle que nous livre Jean-Marc Gouanvic dans l’entretien qu’il nous a accordé, ou encore proposer un plus grand nombre d’études de cas d’auteurs dont les textes reviennent dans la plupart des anthologies de textes littéraires québécois. L’objectif n’est pas ici de faire le tour de la question, mais bien d’ouvrir la voie, nous l’espérons, à la publication d’autres études sur l’anthologie de textes québécois ; on pense notamment à l’anthologie de littérature québécoise de langue anglaise et aux anthologies régionales.