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Ma chronique porte sur un livre de critique et deux recueils de poèmes qui sont tous trois des oeuvres de maturité, oeuvres différentes sans doute dans leur esprit (l’inspiration quasi mystique d’un Guy Gervais est fort éloignée de la fantaisie d’un François Hébert), mais où s’exprime la pensée d’une vie.

Pierre Nepveu

Quand il m’arrive d’écrire sur Pierre Nepveu, je suis toujours guetté par le dithyrambe. La chose est d’autant plus plaisante que mon ami et collègue (ou ex-collègue, par l’effet de la retraite !) est d’une grande modestie, assez barbouillée de timidité, et qu’il n’en a sans doute rien à cirer, des compliments.

Eh bien, il devra subir quand même mon enthousiasme à la lecture de La poésie immédiate. Ce recueil réunit des chroniques parues entre 1985 et 2005 [1] dans la revue Spirale qu’il a lui-même codirigée pendant quelques années. Un premier bloc regroupe des textes sur les recueils québécois publiés au cours de la première décennie, de Denis Vanier à Normand de Bellefeuille ; le deuxième fait une incursion dans le vaste domaine de la poésie « étrangère », du Français Jacques Roubaud à l’anglophone montréalais Abraham Moses Klein en passant par des anthologies suédoises et allemandes, et le dernier fait retour aux textes québécois (francophones), cette fois plus récents [2], de Rachel Leclerc à Marie Uguay. Le contenu n’est donc pas une pure et simple séquence chronologique de pages critiques, il comporte une part d’organisation qui fait de ce livre une sorte d’essai ou d’étude, une composition. Son titre nous indique que ce qui est donné à comprendre, à travers ces analyses brèves mais non pour autant dénuées d’ambition, c’est l’immédiat du texte quand celui-ci s’offre en première lecture, à un lecteur ou un critique en quelque sorte non prévenu ; sans préjugé en tout cas, et parfaitement disponible devant le texte neuf.

Les risques de se tromper sont grands, pour le chroniqueur qui veut dégager l’orientation d’un ouvrage poétique ou porter sur lui un jugement — surtout quand le texte prétend échapper au sens (aller « au-delà du sens », écrit François Charron, cité p. 60), créer de nouvelles avenues signifiantes. Ce fut souvent le cas des auteurs auxquels s’est intéressé Nepveu, en particulier ceux de la Nouvelle Barre du Jour et des Herbes rouges, post-formalistes de la même génération que lui. L’expérimentation littéraire (ou textuelle) était à l’honneur, avec ses risques bien réels de dérapage, mais aussi ses inventions nonpareilles, autant dans l’ordre formel que dans celui de la substance — cette vérité humaine/poétique qui régit notre conscience du monde.

Ce qui séduit le plus chez Pierre Nepveu critique, c’est sans doute la réunion à parts égales des facultés de comprendre et de juger. Ces opérations, le plus souvent déclarées incompatibles par les partisans de l’ancienne « nouvelle critique », sont chez lui conjointes et portées très haut, de sorte que le relevé des défauts, qui suppose un courage certain en notre ère postmoderne prétendument affranchie des autorités, permet une meilleure appréciation des qualités mêmes, ou plus précisément des coups de force de l’oeuvre soudain ajustée à ses finalités supérieures.

Les défauts ne sont d’ailleurs pas toujours des défauts, ils peuvent n’en être que l’apparence, tel ce « mal-écrire » de Carole Massé qui « relève d’un excès d’intensité, d’un vouloir-dire insensé, violent, à la limite de l’insoutenable » (47). Georges-André Vachon, qui fut notre collègue à Nepveu et moi, soutenait que le grand écrivain est celui qui écrit mal (Proust par exemple, ou Saint-Simon) car il brasse, refond, chambarde la langue pour lui faire dire ce qui n’a jamais été dit.

Mais il n’y a pas que le mal-dire génial, il y a bien entendu les facilités, l’arbitraire de certaines inspirations, le « charabia pseudo-surréaliste » d’un tel (166), ou « l’hypersentimentalisme » de tel autre (167). Rares sont les critiques qui ont osé descendre dans le détail des textes récents pour en évaluer les mérites avec quelque précision, comme le faisait naguère avec franchise et justesse un Gilles Marcotte (en qui Nepveu reconnaît un exemple déterminant, 14).

Non content de faire état des faiblesses sans jamais tomber dans la critique d’humeur, Pierre Nepveu excelle à décrire les univers particuliers des poètes, à signaler les aspects frappants et généralement reconnus des oeuvres, à rappeler les cheminements antérieurs pour mieux situer l’ouvrage présent. Mais il ne se contente pas de revenir sur les mérites reconnus. Son analyse du recueil tout juste paru s’organise le plus souvent autour d’une découverte, une donnée maîtresse jamais auparavant mise en lumière, un thème souterrain qui apparaît soudain comme la vérité par excellence de l’auteur.

Cette vérité a un rapport avec l’essentiel (du monde, de la vie, du langage tels qu’ils se manifestent au poète et par lui) et elle s’exprime le plus souvent à travers la mise en rapport paradoxale des contraires, occupant le champ souvent inattendu que ceux-ci ouvrent à la conscience lyrique. De Louise Dupré, Pierre Nepveu écrit : « […] nous ne sommes ici ni dans un langage qui chercherait à se refermer sur lui-même ou à toucher l’indicible, ni dans l’ordre du dépassement ou du définitif, mais dans l’entre-deux, dans le régime du “à nouveau” et du “encore une fois” » (228-229). De même, le langage de Normand de Bellefeuille se déploie « entre les pôles du didactisme (toujours teinté d’ironie) et du lyrisme (déchirant) » (81). Et il semble bien que Pierre Nepveu assume lui-même la tension entre les pôles puisqu’il est à la fois le commentateur émérite de Gaston Miron, homme d’ici s’il en fut jamais, et le promoteur de l’écriture migrante et de l’ouverture au monde (bien entendu, Gaston Miron n’était pas que d’ici…).

La destruction, écrit-il, est le motif fondamental du Journal de Marie Uguay, de même que de ses Poèmes (245-246), et la violence induite par la terrible maladie qui a fauché la jeune poète est cependant transformée, le livre de mort devient livre de vie « par un impétueux retournement » (246) qui opère la conversion d’un extrême en son contraire. C’est à égale distance des passions limites, mais aussi par leur confrontation, que s’invente la poésie qui compte.

On peut saluer dans La poésie immédiate l’un des rares livres consacrés à l’une des périodes les plus riches de notre poésie. On y trouvera une nourriture pour la réflexion en même temps qu’un propos toujours accueillant, lucide et suggestif.

Guy Gervais

Depuis 1957, Guy Gervais, écrivain et peintre, a publié de loin en loin des recueils de poèmes remarquables. Le neuvième, À la faveur du silence [3], a paru au début de 2008. Même si Poésie I s’est mérité, en 1970, le prestigieux Prix du Québec (ou prix David), Guy Gervais n’est guère connu du public, voire de la critique, et L’île, ce site Internet où se retrouve presque tout ce que nos lettres comptent d’artisans reconnus, l’ignore absolument. Curieux sort pour un pur écrivain qui a été, pendant plusieurs années, responsable de la promotion de la littérature canadienne au ministère des Affaires étrangères du Canada.

Pur écrivain, dis-je, car on chercherait en vain poète plus éloigné des compromissions, plus entièrement voué à l’édification de son oeuvre. Certes, il y a plusieurs façons d’accomplir son métier de créateur, et celle d’un Victor Hugo ou d’un Gaston Miron, flamboyante et forcenée, est éminemment valable. À l’opposé, Guy Gervais se rapproche de ce qu’on a appelé jadis la poésie pure, par son souci de dire toujours l’essentiel, rien que lui. L’essentiel, c’est-à-dire le mystère logé au coeur du monde, à la fois présent dans la chair des choses et se faisant absent pour signifier l’immatériel, l’inconnu, l’éternel qui fonde toute vie. Cela peut sembler abstrait, et l’est en effet ; mais c’est une abstraction toute mêlée de sensation et de rêve.

L’amour est le thème majeur de À la faveur du silence, et il est omniprésent. Comme chez les plus grands : Dante, Pétrarque, Scève, Ronsard… On a l’impression qu’il procède immédiatement du projet poétique, comme si la poésie n’avait pour but et pour sens que de dire l’amour — et, à travers l’amour, le jour et la nuit de l’homme, son bonheur sans cesse à inventer. La femme dont le nom, Bettina, n’apparaît qu’une fois tant sa nature excède la dimension individuelle, contient en elle toutes les femmes, à commencer par la mère :

tremblant et brûlant à la fois

de l’amour de cette femme je suis né

sans savoir au loin de ses yeux

reconnaître le mystère d’où je viens

dans ses bras entouré par les eaux

où toutes femmes en elle reposaient

je m’avançais sur les berges de l’amour

tremblant et brûlant à la fois […].

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De tels accents, qui émanent de la conscience la plus noble et la plus raffinée, n’ont rien de spécifiquement contemporain et rappellent plutôt la lyrique moyenâgeuse ou renaissante qui faisait effectivement de l’amour le dérivé même du Verbe, sa seule expression terrestre complète. Tout en étant pleinement charnel, mais jamais obscène, l’amour comporte l’exigence d’une mystique :

[…] je cherche cette étoile tombée dans une femme afin de

pouvoir m’apaiser à la source céleste où je verrais enfin et mon corps et mon âme assemblés

en une seule vie.

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La femme est bien ce qui assure le lien entre la transcendance (source céleste) et le moi, et qui réalise ainsi l’unité du moi en ses composantes antagonistes, ou du moins contraires.

Il est remarquable que la poésie de Guy Gervais n’exprime nullement la révolte ou le combat contre les forces adverses, comme si l’apaisement était donné d’emblée. Dès le premier poème, un calme plat régit le paysage : « à l’aurore la persistante lumière du soleil/ne semblait ni bouger ni venir de la nuit/les nuages de nos pensées se figeaient dans le ciel […]/toutes choses baignaient dans l’éternité de l’air » (9), tout cela face au « visage tant aimé » de la femme qui « demeurait immobile » et « l’astre de l’amour tournait sur lui-même sans fin » (9). Le seul mouvement observable est celui de la rotation prisonnière d’elle-même, qui ne cherche aucunement à se convertir en fonction d’un ailleurs. C’est dire que la contemplation, confortée par le silence de la méditation, est une posture majeure de cet univers qui aspire à l’éternité, qui veut concilier la lumière et l’ombre, l’eau et le feu, la chair et l’âme, qui exalte l’or ou le doré des choses et leur silence frémissant, comme en un éden jamais menacé tant l’ardeur tranquille du couple le soutient à l’existence.

On trouvera tout cela trop joli… Il faut lire Guy Gervais pour constater qu’une conception radicalement inactuelle, mais inspirée et inspirante, de la poésie est possible de nos jours, comme elle a pu l’être par le passé, au cours de rares heures qui, par-ci par-là, illuminent les siècles.

François Hébert

La poésie peut être bien des choses, et même sa propre négation, en vue de conjurer l’excès de sérieux qui la menace. J’ai rendu compte ici de l’oeuvre d’Alexis Lefrançois [4], dont le volet humoristique (le mot est peut-être un peu doux) s’impose plus que le volet lyrique. Chez François Hébert [5], l’assaut mené contre le discours conforme est encore plus poussé, atteint un débridé qui, à vrai dire, n’a rien de proprement destructeur, mais invite plutôt à voir le langage sous un autre jour que le jour habituel, sous un jour complètement ludique et qui n’est pas étranger à la fabrication de l’idée poétique.

Mais d’abord, qu’est-ce que la poésie ? Le poète montre bien toutes les préventions qu’on peut nourrir à son endroit :

CONTRE LA POÉSIE

inodore insonorisée pas savoureuse

pasteurisée pas ratoureuse

pas amoureuse

pas malade à mourir

pas trisomique

aux intouchables mains

sans corps qui meure

ni âme qui émeuve

qui vive avive […].

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Les premiers mots concernent la littérature fade et lénifiante, alors que les suivants laissent entrevoir ce que peut et ce que doit être une authentique parole de vie et de mort, de corps et d’âme : ratoureuse, amoureuse, malade, trisomique… On voit que le poète s’amuse à construire une déconcertante série d’équivalents. On a l’impression que synonymes et antonymes se confondent, et cela parce que le langage est régi, chez Hébert, par une logique essentiellement homonymique :

[…] rêvant de débouchés de vie pas cochonnée

de vin à déboucher pas bouchonné

d’une autre bouche pour un peu d’amour

le bouche à bouche

et d’une douche

pas froide

surtout l’hiver pays du pauvre

et de François Hébert.

82

Le nom de l’auteur termine bien un poème, « L’hiver du pauvre », où s’exprime une conscience sociale qui n’a rien de guindé et ne se prive pas de faire le procès de la culture en tant que valeur. Le quatrain qui suit vaut à lui seul un traité de philosophie sociale :

le pauvre ne fait pas d’histoires

avec sa pauvreté

pas trop rusé pas mal usé

il ne fait pas l’histoire.

81

— Soit dit en passant ! Car François Hébert ne prêche pas, il suggère seulement, et il suggère que le flot des mots antagonistes-et-semblables renvoie à un monde où tout se bouscule, où tout aspire cependant à un ordre viable.

La poésie hébertienne est ouverte non pas seulement au « monde ordinaire », mais aussi à la vaste confrérie des écrivains d’ici ou d’ailleurs, présents comme objets du discours, comme destinataires ou encore, comme références (plusieurs sont reléguées à la table des matières). Nombre d’entre eux sont salués, cités, parodiés, célébrés dans une joyeuse convivialité, rendant la poésie ratoureuse et savoureuse comme elle l’est rarement.

On trouvera peut-être que Poèmes de cirque et circonstance tombe fréquemment dans l’arbitraire ou le peu de sens. Il faudra revenir alors à Lac noir [6] et Les pommes les plus hautes [7], aux poèmes souvent pleins de charme et de retenue (encore que Les pommes fraie la voie au plus récent recueil). Ils prouvent peut-être que, malgré sa propension à la drôlerie effrénée, qui est la règle dans ses « romans », le poète est encore à son meilleur dans une certaine forme de classicisme.