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Créée au Théâtre La Rubrique de Jonquière le 30 janvier 2013 dans une mise en scène de Christian Fortin, la plus récente pièce de Martin Bellemare porte fièrement son titre, La liberté [1], à l’origine du thème de la présente chronique. Comme dans sa précédente pièce, Le chant de Georges Boivin [2], c’est à la mort que l’auteur s’intéresse, c’est-à-dire à l’option que pourraient ou devraient avoir les citoyens de choisir tant la manière de vivre leurs dernières années que le moment, le lieu, voire le procédé de l’ultime événement. Ainsi, récemment devenu veuf, Georges Boivin entraînait trois de ses amis du centre pour personnes âgées dans une traversée du Canada en automobile vers Vancouver, où il espérait retrouver son premier amour. L’âge des protagonistes en condamnait plusieurs à mourir en route, faute de soins ou de médicaments, mais chacun avait suivi de plein gré comme en une dernière aventure, comme en un dernier pied de nez à la grande faucheuse. La pièce était écrite pour quatre personnages, mais a plutôt été jouée par un seul acteur (Pierre Collin) dans la mise en scène de Mario Borgès, comme pour mettre en valeur l’héroïsme qui portait Georges Boivin. La liberté présente une structure plus conventionnelle à plusieurs personnages, qui ne peuvent pas, me semble-t-il, être réduits à une seule voix. Nous sommes ici dans un univers vaguement kafkaïen où Max, fils de Paul et Mary, vient de décrocher son premier emploi. Il sera fonctionnaire réceptionniste dans le même service que son père. L’on ne saisit les réticences de sa mère Mary à ce qu’il occupe cet emploi particulier qu’au moment où l’on apprend que, dans ce monde imaginaire, l’État a pris à son compte la responsabilité du suicide ; le service est honnête et propre, il évite beaucoup de souffrances aux candidats et beaucoup de problèmes aux autres : « on a pas à ramasser du monde dans la rue ou dans les fleuves pis dans les rivières, y a pas d’interruptions de métro, y a moins de monde qui en tuent d’autres pour les emmener avec eux… » (46) Il offre à chacun de choisir le moment et le moyen de sa mort — une balle, la corde, le bûcher, voire l’injection létale —, assure le soutien psychologique et le suivi du dossier auprès de la famille et de l’État. Dans ce service, que Paul a contribué à mettre sur pied et qu’il soutient envers et contre tous, le travail de Max sera de recevoir les volontaires et de leur donner rendez-vous avec un conseiller. Or, voici que Mary, qui avait toujours fait valoir son opposition à ce type de service, se présente. Paul, son mari, peut-il continuer à soutenir ses arguments, surtout devant son fils ? « Dans notre façon de voir, dit-il, nous admettons, comme Camus […], que la seule véritable liberté de l’être, son premier choix réel et quotidien, plus que ça même, son choix de chaque instant, c’est de se suicider ou non. » (32) La référence à Camus n’étonne guère ici, tant est claire la formulation existentialiste de la question.

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D’une certaine manière, choisir sa mort est aussi ce qui anime Stéphany (avec un y), le personnage que crée Sébastien David dans Les Morb(y)des [3] (avec un y aussi), pièce présentée au Théâtre de Quat’Sous le 5 mars 2013 dans une mise en scène de Gaétan Paré. Toutefois, selon les thèses existentialistes, Stéphany exercerait là une liberté de mauvaise foi puisque sa mort est la conséquence d’un désir de séduction et que, en tant que sujet, elle n’existe que dans le regard de l’autre, fût-il meurtrier. Voilà bien ce que Stéphany paraît avoir compris des cinq enlèvements et meurtres commis récemment dans son quartier et dont elle suit attentivement l’enquête. Or, Stéphany et Sa Soeur (qui n’aura de prénom qu’à la toute fin de la pièce) sont deux femmes obèses qui partagent un appartement en demi-sous-sol à l’odeur nauséabonde dans un quartier populaire. Des deux, seule Stéphany a conservé un lien avec l’extérieur. C’est elle qui fait les courses et, le reste du temps, elle clavarde sur le site morbydes.com, où elle signe Pr(y)ncesseLe(y)a_22. Sa Soeur, qui n’a pas mis le nez dehors depuis treize ans, reste rivée au téléviseur où la divertissent les émissions de téléréalité. On apprendra au fil des dialogues qu’elle s’est enfermée à la suite de la mort de leur mère, obèse elle aussi. Les deux soeurs ont donc un rapport problématique au monde, Stéphany à cause de l’étrange fascination (morbide, en effet) qu’exercent sur elle les faits divers récemment survenus ; Sa Soeur, parce qu’elle reste sourde et aveugle au monde réel. Or, en clavardant, Stéphany entrevoit une solution possible à l’enquête policière en cours. Quand Kevyn (avec un y) sonne à la porte, elle espère avoir raison et elle n’hésite pas à s’offrir à lui, qui est maigre comme un clou, mais dont le corps porte plusieurs cicatrices comme autant de stigmates. Cette fois-là, il n’arrivera rien, mais c’est bien dans ce cul-de-sac, où elle était arrivée, que Stéphany rencontrera le destin qu’elle cherchait en la personne du meurtrier. Elle le rencontrera avec sérénité puisque son corps est ainsi devenu l’objet d’un regard extérieur, un regard normalisant qui donne enfin un sens à sa vie.

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Plus cartésienne est la manière dont Michel Marc Bouchard formule l’enjeu de Christine, la reine-garçon [4], créée le 15 novembre 2012 au Théâtre du Nouveau Monde dans une mise en scène de Serge Denoncourt. Dans un avant-propos, l’auteur précise : « J’ai choisi d’écrire une pièce classique à la manière dont on le faisait jadis pour dépeindre les héros. J’ai tenté d’aborder la question que Christine de Suède nous pose, celle qui nous confronte plus que jamais à choisir entre le bien commun et nos aspirations personnelles. Entre la nation et soi-même. » (9) L’action dramatique est ainsi conçue comme un débat entre le sujet et lui-même, mais ce débat est déjà en soi un acte de liberté au regard de la religion luthérienne. Telle est d’ailleurs la fonction qu’occupe ici le personnage de René Descartes, en séjour à la cour de Suède, d’apprendre à la reine à formuler correctement les questions qui sont les siennes et ainsi à se doter d’une « volonté de déterminer son existence par soi-même » (20). En tant que reine, on le sait, Christine a signé plusieurs traités de paix, ouvrant à la Suède une ère de prospérité économique, et elle a fait de son château l’un des lieux d’accueil des plus grands érudits d’Europe, préparant à sa manière l’éclosion de la philosophie des Lumières. Le personnage que crée Bouchard est proche de la réalité biographique. Toutefois, l’objectif de l’auteur n’est pas de lui donner une quelconque épaisseur historique. À la manière du théâtre classique, la pièce oppose la raison d’État à l’individu, le devoir au désir. En effet, la reine éprouve de violents sentiments amoureux à l’égard de la comtesse Ebba Sparre, sentiments contre nature, selon la rumeur du château, et certainement peu propices à répondre aux exigences du pays, qui demande que la reine assure sa descendance et donc qu’elle se marie. Un homme, un roi pourrait sans doute mieux asseoir son autorité et parviendrait à mener sur ce plan une double existence. Ce n’est pas le cas de la reine, qui n’ignore pas non plus qu’un mariage transférerait l’autorité politique à son mari. De ce point de vue, la conversion au catholicisme et l’abdication sont des moyens de prendre ses distances : « Renier mon peuple, renier ma foi, renier mon père, tout ce que je suis, pour être ce que je veux être. » (80) Il y a ici une conjonction réussie dans l’opposition des écrits du siècle pour exprimer le dilemme du personnage, ceux de Luther et ceux de Descartes, on l’a vu, mais aussi ceux de Ninon de Lenclos, dont la reine est une fervente lectrice. Tel sera le bilan tracé par Christine : « J’ai acquis la liberté de n’obéir à personne, pas même à Dieu à qui j’ai attribué le visage que j’ai choisi. » (90)

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Dans La carnivore pourpre [5], les personnages de Maryse Pelletier n’éprouvent pas cette tension entre la liberté et le devoir comme une tragédie personnelle. En effet, c’est par conviction que le frère Edmond a choisi la vie religieuse, qu’il ne remet jamais en question, et c’est à la suite d’une attaque de la tuberculose, à laquelle elle a néanmoins survécu, que Jeanne est contrainte au célibat. Librement inspirée de la correspondance échangée entre le frère Marie-Victorin et son assistante Marcelle Gauvreau, la pièce, créée à la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier le 18 septembre 2013, dans une mise en scène d’Anne Millaire, oppose la soumission à l’autorité et le désir de savoir. La plante que désigne le titre est la sarracénie pourpre, une des rares plantes carnivores à pousser sur le sol québécois et, au dire du frère Edmond, la plus belle : « Une telle beauté qui surgit d’un environnement hostile, un tel courage dans ce désert. Et si résistante. C’est stupéfiant. » (39) Le personnage de Jeanne en fait une métaphore qui oriente tout le texte : « Vous êtes né, vous survivez, vous résistez, vous étudiez. Ici. Ici, dans ce terreau pauvre, acide, hostile. C’est miraculeux. » (76) Les vingt-cinq brefs tableaux qui composent la pièce sont ainsi autant de touches qui permettent de saisir la trajectoire d’un frère botaniste soucieux de mener à terme ses travaux scientifiques dont l’aboutissement sera « [l]e livre de toutes les plantes d’ici » (47). Rien ni personne ne parvient à éloigner Edmond de ses objectifs et projets. L’héritage de son père lui a donné la liberté de poursuivre ses recherches, et il reste éloigné des enjeux politiques : aussi refuse-t-il le poste de doyen de la Faculté des sciences de l’Université Laval, qui l’aurait obligé à devenir sous-diacre et ainsi à se placer sous l’autorité de l’évêque. De même, il entend garder Jeanne auprès de lui alors que les uns et les autres voudraient la congédier sous prétexte qu’une femme ne peut avoir de compétence scientifique avérée, qu’elle ne peut être que la source de distractions inopportunes ou malsaines et, argument suprême, qu’elle coûte cher alors que les étudiants feraient le même travail sans salaire. En outre, et bien que botaniste, Edmond est curieux des choses de la nature humaine et lui, qui peut expliquer tous les modes de reproduction végétale, ne comprend pas pourquoi il ne lui est pas permis de connaître le corps humain. Aussi, sans remettre en question ses voeux de chasteté, il entreprend d’écrire à Jeanne et de partager avec elle ses découvertes et observations sur le sujet. Sujette au même célibat en raison de sa maladie, Jeanne accepte de contribuer à l’élaboration de ce savoir érotique dont elle est tout aussi curieuse. De la sorte, la pièce de Maryse Pelletier contribue à problématiser l’histoire du Québec d’avant la Révolution tranquille, ce qui n’est pas sans intérêt, même sous le mode de la fiction. Toutefois, elle ne parvient pas à se dissocier totalement d’une vision en noir et blanc, et certaines scènes n’ont d’intérêt que celui d’offrir une critique incisive des milieux religieux, tel cet exposé, par ailleurs d’un comique assez réussi, sur « les Cornettacées », « une fleur qui pousse dans les intérieurs des chapelles, près des lampions et des odeurs d’encens… » (88). Les personnages n’éprouvent aucun doute, aucun déchirement, peut-être parce que le monde les a déjà mis à l’écart. C’est en tout cas dans leur opposition au reste du monde, figuré ici par la sinistre Mère Marie de la Divinité, la soeur du frère Edmond, que réside la tension dramatique.

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Redécouvrir Camus et Descartes, voire Ninon de Lenclos et Marie-Victorin, voilà qui est bien. Leur ajouter une relecture de Patrice Desbiens et Pierre Lefebvre, voilà qui est encore mieux. C’est ce que nous autorise à faire Tout ça m’assassine [6], titre général d’une série de Courtes pièces sur l’air du temps, réunies et mises en scène par Dominic Champagne pour le Théâtre Il va sans dire. Présenté d’abord à la Cinquième Salle de la Place des Arts le 4 octobre 2011, le spectacle a été repris « au coeur du printemps érable/Devant des salles bondées d’étudiants » (9), avant de repartir en tournée en septembre 2012, au lendemain d’une élection où éclataient des coups de feu. On comprend là le sens du titre que Champagne a donné à ce livre. « Tout cela [l’]assassine », mais il affirme en même temps que « [l]’esprit de résistance persiste à nous habiter » (10) et que le spectacle est toujours dédié à « Monsieur Charest » et à « Mister Harper ». (15) Des poèmes de Patrice Desbiens, Champagne a retenu un florilège où se côtoient quelques poèmes anciens (tirés de la compilation de 1985) et des poèmes plus récents. Ils ont été découpés, arrangés et distribués sur deux voix, une voix masculine et une voix féminine (Lui et Elle), puis situés dans l’espace, le temps d’une bière dans un bar. À travers les vers choisis, c’est toute la misère des humbles qui s’entend, dans l’étendue du Canada, entre Montréal et North Bay. Surgissent diverses figures : l’ouvrier, l’étudiante, la jeune fille flouée, l’Amérindienne gelée, la mère de famille, le frère épileptique, le voleur de valise, autant de personnages et de moments fugaces de la vie quotidienne. Un texte de Pierre Lefebvre, qu’on a trop peu l’occasion de lire hors des pages de la revue Liberté, forme la partie centrale du spectacle. « Confession d’un cassé » rappelle la tension que connaissent tous les artistes, coincés entre le temps et l’argent, entre la nécessité de leur oeuvre et les besoins de la vie quotidienne, notant au passage la disparité des chèques de paie à compétences inégales (par exemple, le salaire d’un libraire en comparaison avec celui d’un gardien de sécurité) et l’absurdité d’un monde soumis aux stricts jeux économiques. Il y a là matière à monologue, et celui-ci rappelle le grand bonheur du travail autonome quand il permet d’exercer ses passions, la littérature ou le théâtre, mais aussi une sorte de ressentiment dû à l’usure du temps et à la fatigue de l’artiste. Le troisième texte de l’ensemble, signé par Champagne lui-même, est un sketch intitulé « La déroute », qui met en scène deux clochards célestes, Robichaud et Charbonneau, noms empruntés à la chanson de Pauline Julien [7]. Sur un fond musical d’opérette andalouse (c’est l’auteur qui l’écrit), le sketch est construit comme un duo plutôt que comme un dialogue, c’est-à-dire que les répliques se répondent parfois, mais que les personnages s’adressent le plus souvent au public pour raconter leur aventure, une virée sur l’autoroute 20 dans la nuit du 4 au 5 novembre 1987. Partis en taxi de Montréal en direction de Québec, où ils espéraient assister aux funérailles de René Lévesque, les deux hommes sont abandonnés à mi-chemin, au restaurant Le Madrid. Ils ont beau faire de l’autostop, supplier les conducteurs, personne ne s’arrête, sauf le malheureux automobiliste qui vient de frapper un orignal. Allégorie sur le thème du pays, « La déroute » rappelle l’histoire épique d’un pays qui n’en finit plus de ne pas mourir et de ne pas naître à la fois. L’essentiel est donc dit le long de la route, où marchent les clochards qui rappellent le souvenir de René Lévesque tout en citant poèmes et chansons empruntés au folklore de la résistance nationale dans un curieux mélange, réussi pour quiconque apprécie le message, entre le théâtre de Jean-Claude Germain (Robichaud et Charbonneau sont en effet les frères jumeaux d’Épisode Surprenant et de Berthelot Petitboire) et la poésie de Mes aïeux ou de Fred Pellerin. « Repousser les faux maîtres, voilà la liberté » (131), chante Robichaud. Peut-être bien.