ChroniquesFéminismes

Fugueuses, injurieuses, mimétiques[Notice]

  • Lori Saint-Martin

…plus d’informations

  • Lori Saint-Martin
    Université du Québec à Montréal

Des convergences de la lecture jaillissent parfois des sens nouveaux et des questions inédites. Ont vu le jour récemment, à trois endroits différents — le Québec, la Suède, la Pologne —, des études sur ce qu’on pourrait appeler le potentiel subversif de diverses stratégies d’émancipation des personnages féminins. Ainsi, Sandrina Joseph  s’interroge sur l’injure pratiquée au féminin, qu’elle voit comme un moyen de passer d’« objet de mépris » à « sujet de langage ». Katarina Carlshamre  applique la notion de mimésis irigarayenne à trois romans d’Anne Hébert et se demande comment les femmes peuvent échapper à une économie phallocentrique pour faire entendre leur voix. Enfin, Aleksandra Grzybowska  se penche sur l’oeuvre de Suzanne Jacob et suit le personnage emblématique de la fugueuse, engagée elle aussi dans une quête de sens et de liberté . Des femmes dans l’ordre social patriarcal, Sandrina Joseph retient d’emblée qu’elles sont injuriées. En effet, des linguistes féministes comme Dale Spender et Marina Yaguello ont montré il y a belle lurette comment le langage courant efface ou rabaisse le féminin. L’injure est une partie intégrante de cette entreprise : pensons par exemple aux tentatives de discréditer les féministes en les traitant de « moches » ou de « mal baisées ». Comment répondre en effet à de telles injures ? Si parler, c’est s’affirmer comme sujet, injurier autrui nous fait jouir de sa douleur et de son humiliation, le met à sa place (c’est-à-dire là où nous voudrions qu’il soit, et donc, dans le cas des femmes, dans la position inférieure) et, en le réduisant au silence ou en l’obligeant à entrer dans notre logique pour répliquer, marque notre ascendant sur lui. Dans un tel contexte, comment en effet devenir « sujet de langage » ? Comment faire dévier l’injure, rompre avec sa logique misogyne, parler, mais pour dire autrement ? La réponse, selon Sandrina Joseph, réside dans une stratégie performative, dans un langage qui « fait acte » : usurper le langage injurieux, s’approprier un pouvoir, ouvrir de force une place dans le langage. Au croisement des théories pragmatiques et performatives (notamment Judith Butler dans le sillage de John Austin), de la sociolinguistique féministe et des théories de l’énonciation, entre sources françaises et anglo-américaines qu’elle conjugue avec aisance, elle montre que la parole performative au féminin est subversive dans la mesure où, au sens fort, elle « fait » quelque chose : permettre que surgisse une subjectivité niée par la culture. Les deux premiers chapitres analytiques portent sur Violette Leduc, qui pratique une forme « d’auto-injure » liée à sa bâtardise et à sa relation problématique avec sa mère, et sur Annie Ernaux qui, dans Les armoires vides, manie l’injure dans le contexte d’un passage de la classe ouvrière à la bourgeoisie, puis passe de l’injure au témoignage pour traiter de l’avortement dans L’événement. Plus pertinentes pour Voix et Images, évidemment, sont les études consacrées à France Théoret, puis à Suzanne Jacob. Au centre de l’oeuvre de France Théoret se trouve la question des femmes dans le patriarcat, qu’incarne un père autoritaire, et plus particulièrement dans le langage patriarcal. Sandrina Joseph affirme que pour les femmes, cette question est inséparable de celle du corps puisque l’injurieur joue avec les mots « comme s’ils étaient le corps de l’injurié » (33). Les critiques féministes ont prouvé depuis longtemps que tout enferme la femme, chez France Théoret, dans un espace exigu qui est celui de la réduction à la sexualité, à un corps-objet manipulé et violenté. Sandrina Joseph montre que, dans Nécessairement putain, l’injure du titre, jamais proférée par les hommes …

Parties annexes