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Lorsqu’on ne trouve plus de palier en soi pour ses pensées, on en cherche un dans les choses extérieures [1].

Écrivaine-voyageuse difficile à classer, Bretonne d’origine et Canadienne française d’adoption, Marie Le Franc (1879-1964) a toute sa vie durant fait l’aller-retour entre les deux côtés de l’Atlantique, se sentant « sans cesse en état de voyage [2] » et poursuivant le rêve d’une « route qui n’en finit plus [3] ». Depuis les paysages fondateurs de la lande recouvrant la presqu’île de Sarzeau dans le Morbihan jusqu’aux paysages découverts à l’âge adulte, ceux de la forêt laurentienne, de l’hiver canadien, des villages de pêcheurs gaspésiens, le rapport au territoire présent dans ses textes évolue, mais ce qui demeure constant, c’est l’appel du dehors. Toutefois, comme c’est le cas pour nombre de femmes écrivains du début du xxe siècle, son oeuvre a d’abord été lue sous l’angle biographique, la personne occultant les textes [4]. On y a mis en évidence la déception amoureuse, la quête de soi ; on s’est interrogé sur ses relations avec le milieu intellectuel canadien-français, sur le fait (plutôt inhabituel pour l’époque) qu’elle n’ait pas cherché à s’intégrer au milieu littéraire en France. Il faut tout de même rappeler qu’elle a participé à la fondation de l’Académie de Bretagne en 1937 en y occupant le poste de vice-présidente, mais cela n’a pas marqué l’histoire littéraire. Ainsi, curieusement, Marie Le Franc est très rarement considérée comme une écrivaine-voyageuse, même si certains de ses textes ont été publiés dans la collection « Voyageuses de lettres » des éditions Fasquelle. C’est le cas du livre intitulé Au pays canadien-français (1931), ayant reçu le prix Montyon de l’Académie française, encore aujourd’hui vu par la critique comme un recueil d’essais [5].

À l’instar des récits de voyage, ses romans mettent en avant la relation de l’être humain avec l’espace : les paysages y jouent un rôle prépondérant étant donné qu’ils déterminent à la fois les traits des personnages, leurs passions et leurs actions. Leur intrigue elle-même y est subordonnée, tout comme la psychologie des personnages, qui apparaissent plus grands que nature [6]. Il est donc possible de les lire comme des romans géographiques, proposant avant tout l’écriture (graphie) d’une région particulière de la Terre (géo) [7]. J’étudierai sous cet angle ce qui apparaît aujourd’hui comme la première incursion littéraire féminine dans la forêt nordique, à savoir le roman Hélier, fils des bois, publié pour la première fois à Paris en 1930 aux éditions Rieder dans la collection « Prosateurs français contemporains [8] ». L’accueil réservé par la presse est mitigé, aussi bien au Québec qu’en France : certains louent avec enthousiasme la dimension poétique du récit, notamment les pages consacrées à la forêt canadienne, alors que d’autres reconnaissent chez elle la « hantise des immenses solitudes sauvages [9] ». D’autres encore soulignent le fait qu’il s’agit de la première femme à avoir célébré avec sensualité la forêt nordique, la première aussi à avoir chanté la « beauté océane [10] » de la baie du Morbihan (dont le nom breton signifie « petite mer »). Beaucoup de critiques s’intéressent à l’intrigue amoureuse du roman et au rapport de rivalité qu’entretiennent les deux personnages masculins, le guide métis Hélier Le Touzel et le jeune diplomate qui ressemble à Shelley, Renaut Saint-Cyr. En raison de la dichotomie entre nature et culture qui gouverne le récit, certains se disent scandalisés par le fait qu’une femme puisse préférer un rustre à un homme cultivé, tandis que d’autres dénoncent le caractère assez mince de l’intrigue et le manque d’envergure psychologique des personnages. Son intérêt pour les coureurs des bois, les colons, les pêcheurs, autrement dit les « petites gens [11] », qu’elle préfère de loin aux bourgeois, aux curés ou aux citadins, suscite d’ailleurs l’indignation chez plusieurs. Dans l’un des premiers mémoires consacrés à son oeuvre [12], ce penchant est sévèrement critiqué, car elle aurait de ce fait entretenu l’illusion que le Canada n’était qu’un pays de forêts et de lacs habité par des hommes rustres. Fille de Jean-Jacques Rousseau selon quelques-uns, l’héroïne de Hélier, fils des bois, une jeune Française du nom de Julienne Javilliers établie au Canada, s’ensauvage, ce qui va à l’encontre des principes de l’époque.

Afin de mieux comprendre comment se déploie dans ce roman l’imaginaire de la forêt, j’examinerai dans un premier temps la construction du paysage sylvestre qui y est à l’oeuvre, puis je m’intéresserai dans un deuxième temps à la question, centrale, de l’altérité. La distance et l’expérience du déplacement sont en effet au coeur de l’écriture de cette oeuvre, qui se nourrit des paysages découverts lors des nombreux séjours en milieu forestier, des sensations vécues au contact d’une nature qui, sans être totalement hostile à l’être humain, n’en demeure pas moins extrêmement difficile à habiter. Étant donné qu’Hélier semble être l’émanation de la forêt entourant le lac Tremblant dans les Laurentides et qu’il joue un rôle de médiateur entre cette dernière et la jeune Française venue y prendre des vacances, l’altérité constitue le principe dynamique du récit. Il n’est sans doute pas anodin que ces deux caractéristiques du roman, à savoir l’importance du paysage et la dynamique de l’altérité, soient au coeur du genre littéraire du récit de voyage [13]. C’est d’ailleurs à partir des théories multidisciplinaires du paysage et des réflexions concernant l’imaginaire de la forêt que cette étude sera menée.

Les paysages sylvestres

Le roman Hélier, fils des bois s’ouvre sur un paysage, celui d’une route sinueuse serpentant à travers la forêt, une route vide et mystérieuse, de prime abord, dotée d’une force tirant vers l’avant, non vers l’arrière, et sur laquelle se détachera progressivement la silhouette d’une passante aux talons hauts « plus curieuse qu’effrayée par l’étrangeté des lieux » (H, 41). La description n’a pas ici pour rôle d’offrir un cadre ou un décor à la protagoniste : c’est la route qui semble appeler à elle la passante, n’apparaissant que comme « une forme du paysage » (H, 46) qui apporte du mouvement là où tout semblait au départ immobile. Impossible donc de la considérer comme une description ambulatoire dans laquelle une « succession de tableaux descriptifs juxtaposés [sont] assumés par un même personnage mobile [14] ». Le paysage s’efforce en effet de laisser dans l’ombre toute intervention humaine, à l’aide de deux stratégies : l’emploi du « on », le pronom neutre par excellence, et le procédé de personnification de la route : « Elle buvait de sa terre meuble les empreintes. […] Elle mettait une hâte à effacer les traces. » (H, 39) Axé principalement sur la dimension visuelle bien que tentant de masquer le point de vue à partir duquel il est perçu, le paysage littéraire se rapproche du paysage pictural, brossé à grands traits de couleurs et d’ombres (« un fourreau d’ombre verte » [H, 39]), auquel viennent s’ajouter des impressions tactiles (« [l]e pied s’enfonçait dans le sol matelassé » [H, 39]) et auditives (« aucun écho » [H, 39]), avant de se mettre lentement en mouvement (« celui qui passait, qui seul avait la faculté de glisser, de mettre un mouvement d’eau fugitive parmi les ombres stagnantes » [H, 40]). Le commencement du récit donne donc la primauté à la forêt et non à la personne qui y déambule, ce que vient corroborer le début du second chapitre : « En ces lieux, c’était d’abord la nature qui comptait. La nature régnait. L’homme arrivait second. » (H, 45)

Par la suite, à mesure que la jeune femme, Julienne Javilliers, découvre son environnement, les paysages seront souvent décrits à partir du lieu où elle se trouve et en fonction de ses perceptions. Comme le rappelle l’un de ses spécialistes, Alain Corbin, « le paysage est façon d’éprouver et d’apprécier l’espace [15] ». La scène du premier réveil à la Loge (H, 53), par exemple, montre bien que le premier paysage perçu/ construit par la protagoniste obéit à certaines conventions. C’est d’abord la ligne d’horizon qui est tracée : « Les montagnes traçaient sur l’horizon une ligne doucement modulée », puis le cadre de la fenêtre : « les arbres dessinaient sur la fenêtre une tapisserie aux larges feuilles, mouvante et mystérieuse, transpercée de lumière », auxquels s’ajoute par la suite la dimension sonore : « On n’entendait que le choc sourd des billots […]. » Il est curieux de constater que les éléments de définition qu’on y trouve — le cadre et la ligne d’horizon — sont justement ceux qui ont contribué à l’émergence du paysage dans le domaine pictural, ainsi que le souligne Anne Cauquelin [16].

Plus on avance au coeur de la forêt, plus la dimension polysensorielle augmente et tend vers la synesthésie. La citation suivante mêle ainsi les registres visuel et auditif :

On écoutait le chuchotis des feuilles que les lèvres essayaient machinalement d’imiter. Le regard montait et descendait la gamme des nuances sur les arbres dont chacun avait sa couronne propre dans la masse, s’appuyait sur les verdures ainsi que les doigts sur un clavier, forçait à s’enfoncer sous sa pression les couleurs légères, tandis que les plus sombres lui résistaient, prêtes à rebondir, et il semblait que le cercle de la forêt rendît un son coloré qui s’adressait à la fois à l’oreille et à l’oeil.

H, 96-97

Alors que le corps est immobile, à l’écoute et à l’affût des perceptions, la description fait appel à un regard en mouvement et à l’imagination qui renvoie les touches de vert aux notes musicales, comme s’il suffisait de se laisser aller à la contemplation pour devenir le témoin privilégié d’un spectacle magique alliant les verdures et les chuchotis. Est-ce l’absence de ligne d’horizon ou bien l’absence de cadre qui place ici le paysage sous le signe de la proximité ? Même quand les personnages se trouvent face à un vaste horizon, après avoir grimpé jusqu’au sommet de la Palissade et s’être penchés au bord de l’abîme, le panorama ne donne pas lieu à une vision en perspective [17], alors que c’est souvent le cas pour les paysages littéraires. En fait, la description tourne court : Hélier se borne à montrer les Laurentides à l’horizon, et Julienne à s’extasier devant la beauté du pays. Il faut bien l’admettre, le récit exploite non pas la tension vers le lointain, mais le rapprochement avec l’environnement extérieur.

Ce mouvement de rapprochement se remarque également en ce qui concerne le paysage sonore. Comme on le sait, la nuit amplifie les bruits et donne aux sons une portée beaucoup plus grande qu’en plein jour. Lors de la première nuit passée dans le cottage, la jeune citadine ne se sent pas très rassurée :

Elle était allongée dans son lit, les yeux clos, mais l’oreille étrangement tendue, dispersée, d’une puissance de perception inconcevable, allant recueillir les sons au coeur même de la forêt. Quoi qu’on fit, on ne pouvait ramener l’ouïe à son point de départ. Le silence entourait la maison ainsi qu’une mousse épaisse sur laquelle les bruits s’avançaient à pas feutrés. […] Le moindre souffle était pesant […]. Chaque son avait son écho […]

H, 74 ; je souligne

Cette projection vers l’extérieur permet d’identifier plusieurs bruits, comme celui des bardeaux déplacés par un écureuil ou le meuglement d’un orignal, mais plusieurs restent indéterminés : le bond dans le fourré d’un animal inconnu, le sifflement provenant d’un autre animal, tout aussi inconnu, et, surtout, les remous étranges de l’eau : « le lac se mit à fouetter la rive comme une crinière, d’une façon incompréhensible, dans la nuit calme. Il y eut quelques remous de colère, un halètement furieux […]. » (H, 75) Elle comprendra plus tard que ce sont les « canots automobiles » qui agitent ainsi le lac. Une fois qu’elle sera habituée à son nouvel environnement, ses sens prendront le pas sur sa pensée, ce qui lui donnera l’occasion de goûter un plaisir inégalé :

Volupté d’être en contact avec les choses par la chair, par la peau, par la surface, et laisser la pensée sommeiller. […] Le regard était lui aussi en vacances, libre, détaché. Il pouvait aller nu sur le monde, ne plus s’astreindre à un polissage conventionnel. […] Il s’élançait vers les eaux du lac, y plongeait en frissonnant d’un plaisir un peu surpris.

Le Tremblant répondait. Chaque matin, il envoyait, dans une lente ambassade, d’une rive à l’autre, ses lounes. […] [E]lles riaient tout le long du voyage […] ou était-ce le lac qui sous le chatouillement de leurs ailes faisait entendre ce rire doucement énervé, prolongé sur la même note, ce rire qui ressemblait à un roucoulement, ce rire qui n’en pouvait plus, qui le secouait d’une vague à l’autre, chaque matin et chaque soir ?

H, 115-116

Absorbée dans la contemplation des huards et comme hypnotisée par leurs cris, qui font penser à des rires, la jeune femme a accès à un paysage vivant, dans lequel elle est pleinement immergée. Selon Corbin, « [s]e laisser pénétrer par le vent, […] par les odeurs de la mer, par les bruits de l’eau […] permet de vibrer avec le cosmos. Cette démarche implique la polysensorialité. Celle-ci autorise à capter les énergies de la nature [18] ». Aucun doute possible, c’est bien cette dimension polysensorielle et cosmique que l’on retrouve dans les paysages écrits de Marie Le Franc, qu’ils soient nocturnes ou diurnes, clairs ou brumeux (« Les arbres filaient des quenouillées de brume, dans de lasses attitudes. » [H, 75]), sylvestres ou célestes (« L’aurore boréale prenait naissance au-dessus de la montagne qui fermait la Baie-aux-Ours. » [H, 153]).

La dimension tactile apparaît de manière plus discrète, dans la « volupté d’être en contact avec les choses par la chair, par la peau » et lors de la marche en forêt : « Le toucher en l’occurrence, concerne surtout le pied ainsi que la sensibilité de la peau […] à la qualité de l’air. […] Ressentir la qualité du sol participe de l’appréciation de l’espace, donc de la construction du paysage [19]. » Ayant troqué ses talons hauts contre des mocassins de cuir, Julienne peine au début à suivre Hélier, jusqu’à ce que la marche de nuit, en aveugle, lui fasse découvrir cette dimension du paysage : « elle s’aperçut que ses pieds devenaient d’une sensibilité extrême, qu’ils tâtaient le sol comme les mains l’eussent pu faire » (H, 173). Il aura fallu ce moment où le sens de la vue n’est pas disponible pour apprendre à apprécier le paysage d’une autre façon. Notons enfin que le registre olfactif se manifeste à plusieurs reprises, avec l’odeur des sapins, alors que le registre gustatif semble quasiment absent, comme dans la plupart des paysages [20].

Ce regard « libre, détaché », débarrassé des conventions, allié au sens auditif poussé à sa plus grande « puissance de perception » et au toucher affiné au contact de l’air et du sol, correspond à ce que Le Clézio nomme le « regard de tous les sens », un regard qui s’unit à la matière :

[C]e qui comble, ce qui culmine sur la joie et peut-être même sur une matière d’extase incompréhensible, c’est le REGARD, non pas le regard du contemplateur, qui n’est qu’un miroir. Mais le regard actif, qui va vers la matière, et s’y unit. Le regard de tous les sens, aigu, énigmatique, qui ne conquiert pas pour ramener dans la prison des mots et des systèmes, mais qui dirige l’être vers les régions extérieures qui sont déjà en lui, le recompose, le recrée dans la joie du mystère redevenue demeure [21].

Ce « regard actif » suppose bien entendu qu’un acte de paysage ait précédé l’écriture, un acte vécu et non purement imaginé ou émanant de souvenirs livresques [22]. Véritable processus sémiotique au cours duquel le sujet interagit avec l’environnement, cet acte met en jeu les sens, l’affectivité, les savoirs et les codes culturels, esthétiques et linguistiques, qui déterminent la sélection et l’appréciation de certains aspects du relief, de la végétation, du réseau hydrographique, etc. Si le paysage sylvestre n’avait pas été perçu et apprécié par le biais des sens, sa description n’aurait pu revêtir une telle importance dans le récit. Dans leur article « Les représentations du paysage et l’attractivité touristique. Le cas Tremblant dans les Laurentides », Fabienne Joliet et Martin Thibault rappellent en effet que ce livre « est unique, tant par le témoignage historique et géographique des lieux qu’il offre que par la fiction paysagère qu’il restitue sous la plume de Marie Le Franc [23] ». Loin d’être ce moment d’arrêt qui cherche à ralentir l’action, à brosser le portrait des personnages ou à créer une certaine atmosphère, comme on a pu la définir dans les théories du récit, la description littéraire s’impose ici comme un élément premier, celui-là même qui permet de rendre compte de la découverte d’un nouvel environnement, de la saisie du divers. Comme dans le récit de voyage, un lien très fort s’établit entre l’expérience vécue et la description littéraire, entre la contemplation et le paysage écrit : « Le paysage écrit n’est-il pas d’abord celui qu’on s’attend à trouver dans les récits de voyage, qui veulent porter témoignage sur ce que leur auteur a vu, “de ses yeux vu”, et apprécié parfois jusqu’à l’enthousiasme, ce qui a la chance de le rendre plus convaincant [24]. »

Évidemment, la description offre la possibilité d’accentuer certains traits du paysage, de jouer avec ses multiples dimensions, de rendre lisible ce qui est difficile à percevoir. Le mouvement, par exemple, apparaît comme l’une des propriétés les plus caractéristiques des paysages littéraires de Marie Le Franc. Nous avons déjà mentionné le mouvement du regard dans les descriptions, les mouvements de la faune et des vagues du lac agité, mais il y a plus : le paysage littéraire va même donner aux arbres, généralement considérés comme des êtres inanimés, un rôle actif. C’est la tempête qui fait rage après la promenade nocturne en canot sur la rivière la Cachée qui déclenche ce phénomène étrange : « Le feuillage des arbres tournait comme un seul panache, dans une giration qui ne changeait pas de sens […]. Ce n’était plus le vent qui soufflait dans les arbres, mais les arbres qui engendraient le vent. Ils jouaient le rôle actif. » (H, 121) L’auteure aurait-elle saisi au vol les paroles du peintre anglais du xviiie siècle, William Gilpin, qui écrivait dans Le paysage de la forêt : « À la liste des beautés fortuites des arbres, nous pouvons ajouter leur faculté de bouger qui est, à tout le moins, une source considérable de beauté [25] » ? Cette faculté se trouve décuplée grâce à une stratégie de personnification, qui ne concerne pas uniquement les arbres d’ailleurs, mais l’ensemble des éléments naturels (les plantes, la forêt, le lac, la rivière, etc.). Cette stratégie a elle aussi pour effet de rapprocher la forêt de l’humain, de l’humaniser, autrement dit, et pas seulement de l’animaliser [26]. Elle souligne en effet son caractère espiègle (« la forêt refusait de porter le son, buvait gloutonnement la voix, ou s’amusait à tromper sur sa direction » [H, 86]), sa tristesse (« La forêt était triste, lasse, couchée sur ses fûts puissants et dépouillés, et donnait l’impression d’être tournée vers ceux qui venaient à elle. » [H, 255]), sa vieillesse (« La forêt était d’une vieillesse inimaginable, couverte d’une pourriture végétale amoncelée par les siècles. Des arbres géants étaient tombés à terre, moussus, en apparence intacts, dans l’attente d’une sépulture […]. » [H, 85]), son caractère moribond (« des branches […] rappelaient des ossements humains » [H, 77]) ou encore son devenir immatériel (« [La forêt] se spiritualisait en s’appauvrissant. Elle venait de traverser un deuil ou un chagrin qui la laissait dépouillée, rêveuse et plus proche des hommes […]. » [H, 186]).

Étant donné que la forêt se rapproche des êtres humains par ses gestes et ses intentions, on pourrait croire à une sorte de domestication du cosmos, à une atténuation de son altérité radicale. Mais il importe de remarquer qu’un mouvement inverse s’opère, qu’en contrepartie, des stratégies de végétalisation rapprochent les êtres humains du milieu forestier. C’est le cas en particulier pour le personnage d’Hélier, entièrement défini par son rapport à la forêt.

Hélier, l’homme des bois

En véritable « fils des bois » ou, selon l’expression bien connue, « coureur des bois », Hélier Le Touzel exerce tous les métiers de la forêt : il est bûcheron, livreur, chasseur, pêcheur, draveur, constructeur de canots, garde-feu, facteur, et surtout guide. Dans cette contrée non cartographiée, le guide porte en lui une carte intériorisée qui seule permet de s’orienter [27] : « Le pays s’étalait dans sa tête ainsi qu’une carte où étaient marqués chaque crique, chaque ruisseau, chaque cataracte, et le méandre des trails solitaires. » (H, 47) Il vit en totale osmose avec la forêt, comme le montre bien son apparence physique, basée sur le mimétisme : « puissant, massif et taciturne » (H, 45), il a la peau tannée, le « nez à l’arête solide, légèrement recourbé à la façon d’un harpon » (H, 47), des « vêtements de la même couleur qu’un billot d’épinette rouge » (H, 47) ; « droit et immobile, avec ses yeux qui portaient loin sous la frondaison des sourcils, [Julienne] pensa qu’il avait une ressemblance avec les arbres » (H, 197). Cette impression se confirme à la fin du récit, où l’une des dernières images d’Hélier est celle d’« un homme qui regardait » (H, 256), dont l’immobilité « ressemblait à l’inertie de l’arbre, qui est suggestive de vie » (H, 256). Sa douceur et sa délicatesse envers les fleurs et les insectes lui viennent de son étroite dépendance par rapport à son milieu : « Cette douceur quasi superstitieuse envers les créatures de la forêt, plantes et insectes, était une des caractéristiques de ces hommes des bois. » (H, 88) Cet être qui se fond totalement dans son environnement, au point de ne pouvoir en être détaché — « L’homme des bois était impossible à séparer du cadre […]. » (H, 165) —, semble appartenir à un autre monde que celui des humains. Si l’« homme des bois » paraît au départ un être primitif proche de ses instincts (« On prenait pour de la simplicité une magnifique densité. Il raisonnait avec un instinct de primitif […]. » [H, 45]), son statut se transforme considérablement au cours du récit puisqu’il atteint celui d’être mythique à la fin du roman (« Hélier le guide, le passeur, esprit des eaux, dieu des forêts, celui qu’on invoqu[e] au moment où l’on sombre […]. » [H, 265]).

Les registres sylvestre et humain se trouvent donc rapprochés par le biais des stratégies de personnification de la forêt et de forestification de l’homme, comme si la frontière qui sépare habituellement la nature et l’être humain était devenue poreuse. La participation de l’humain au mouvement de l’univers devient dès lors aussi importante que la participation de la forêt à l’épanouissement de l’être. Ceci dit, la forêt n’est pas le seul espace représenté dans ce roman, qui la met souvent en correspondance avec un autre espace de l’immensité, à savoir la mer.

De la forêt à la mer : le paysage intérieur

Tout au long du récit se fait entendre le rappel lancinant des espaces marins : « Le vent s’était levé et les sapins ombrageant la petite anse imitaient tellement le bruit de la mer qu’on s’étonnait presque de ne pas voir d’écume à leur crête. » (H, 147) Rien d’étonnant à ce que ce soit le vent qui rapproche ainsi l’espace lacustre de l’espace marin. Après tout, le vent n’est-il pas, comme le rappelle Jean Onimus, « de l’espace en mouvement [28] » ? Il a la faculté de superposer des paysages différents, soit parce qu’il déclenche la comparaison, comme dans la citation précédente, soit parce que certaines situations le rappellent à la mémoire. Par exemple, quand Julienne aperçoit quelqu’un revêtu d’un « costume de toile d’un rose crevette » comme en portent les marins, c’est un souvenir olfactif de la France qui surgit : « Une bouffée d’air salin passa sur le lac. » (H, 132) Ailleurs, ce sont des éléments visuels, comme « [l]es collines dégarnies [qui] faisaient songer à une mer sans cesse houleuse » (H, 255). Quant aux protagonistes évoluant en pleine forêt, ils ont l’allure de nageurs ou de navigateurs : traversant les framboisiers, « [e]n nageuse qui sent venir un mol épuisement, [Julienne] tâchait de maintenir sa tête au-dessus de cette houle » (H, 265) ; immobile à regarder le paysage, Hélier apparaît comme un « navigateur calme, perdu dans l’enchevêtrement des houles » (H, 256). Enfin, la contemplation du ciel entraîne une autre comparaison avec l’océan :

[L’espace géant du ciel] ressemblait à un océan, composé de vagues que l’on ne pouvait atteindre. […] Il refusait de prêter ses embruns, son odeur, son sel, sa fraîche et pesante volupté. Il ne permettait pas au corps de s’y baigner, mais il entraînait l’âme dans le jeu de ses houles que la lumière couronnait d’une écume immatérielle.

H, 156

Il va de soi que le paysage marin, dans sa dimension sonore autant que visuelle ou olfactive, constitue ici un paysage intérieur, porté en soi [29], un paysage de référence qui s’impose notamment quand le vent se met à souffler :

Il semblait qu’un grand vent, venu de la mer, eût traversé le cerveau, que tout ressemblât, dedans, à des plantes marines, drues, rases, courbées, mais non détruites, qu’il demeurât, tout au fond, une résistance qui avait un goût d’eau amère et lourde. Il s’y livrait un combat de grandes choses.

On ne pensait plus, mais le coeur battait. Cela suffisait. Respirer était une assurance. Une protection aussi, à la fois frêle et effective, comme une touffe de genêts de la côte, qui rompt la rafale. Le souffle désordonné de la forêt se heurtait à la respiration, passait à travers elle ainsi que par de minces branches égales qui le divisaient.

H, 117-118 ; je souligne

Comme on le voit dans cette citation, la superposition des paysages de la mer et de la forêt n’a pas seulement pour effet de relancer l’imaginaire. Le paysage marin semble ici bel et bien être un paysage fondateur, intériorisé, un socle à partir duquel les paysages autres se construisent. C’est en effet la dynamique de l’altérité qui régit la construction du paysage, la forêt se présentant à cet égard comme une altérité radicale.

L’altérité radicale de la forêt

L’idée qui semble prédominer à propos de Marie Le Franc dans la réception critique de ses oeuvres se trouve bien résumée par Victor Barbeau dans un ouvrage datant de 1966 :

Familière, de par son origine bretonne et de son [sic] enfance marine, avec le vent du large, l’appel au voyage, Marie Le Franc portait en elle le goût du risque, des départs improvisés vers les vastes horizons. Elle n’a donc pas eu à s’acclimater à nos forêts et à nos lacs. Elle s’y est tout de suite reconnue comme en son habitat naturel [30].

Journalistes et écrivains s’accordent généralement pour dire qu’elle a célébré le paysage sylvestre comme peu d’écrivains l’avaient fait avant elle au Québec, car elle est tout de suite tombée sous son charme. Il est vrai que ses romans révèlent un regard exercé, une connaissance intime du terrain, une connivence étroite avec l’environnement, une recherche à la fois poétique et sensuelle, mais il n’en demeure pas moins que la posture adoptée dans la plupart de ses récits est plutôt celle de l’altérité, posture qui, rappelons-le, est celle de l’écrivain-voyageur. Hélier, fils des bois n’y fait pas exception, en présentant un personnage venu du midi de la France :

[Julienne] avait le goût de la clarté, de la géométrie des lignes, de l’équilibre dans la construction. […] [La passion de comprendre et de ranger] lui laissait peu de latitude pour le vagabondage. […] Elle venait d’un pays où se marquent, d’une arête décisive, les versants de l’ombre et de la clarté : le midi de la France. Il lui fallait aussi, dans le domaine des idées, la pleine lumière.

H, 61-62

Ce « pays de la clarté », c’est le pays de Descartes, bien sûr, dont l’allégorie de la forêt a de quoi nous faire réfléchir. Dans le Discours de la méthode (du grec meta-odos, littéralement « le long du chemin »), la forêt est en effet considérée comme un lieu d’erreurs, dont il est possible de sortir grâce à un chemin en ligne droite. Doit-on s’étonner dès lors du fait que ce principe cartésien a joué un rôle dans la gestion des forêts françaises entre le xviie et le xxe siècles ?

L’algèbre et la géométrie, bases de la méthode cartésienne de recherche de la vérité indubitable, deviennent les bases de cette nouvelle science de la forêt. Grâce à cette méthode, la forêt cesse d’être le lieu de l’errance hasardeuse pour devenir un échiquier ordonné. […] Les lignes droites de la géométrie pénètrent dans les forêts des Lumières, et les chemins de la méthode l’emportent [31].

Quand Julienne arrive dans la forêt laurentienne, elle est non seulement pourvue d’un esprit cartésien, mais elle fait face pour la première fois à une forêt sauvage. Il n’y a pas de place ici pour le « chemin en ligne droite » de Descartes ; à vrai dire, il n’y a même pas de chemin : « Il n’y a pas du tout de trails par ici » (H, 82), l’avertit Hélier. Les obstacles s’avèrent à la fois nombreux et variés : « Ceux qui prennent des chances s’écartent. Il faut connaître ça pour s’y aventurer. » (H, 81) ; « Des branches à travers les yeux tout le temps, et des mouches noires. Des fois, on enfonce dans la boue jusqu’au genou. Il faut sauter par-dessus des arbres tombés, traverser des torrents. » (H, 83) Sans guide, il est impossible de survivre en forêt ; d’ailleurs, il est question de plusieurs personnes s’étant « écartées » et ayant trouvé la mort.

Au début du roman, avant que Julienne se mette à arpenter les lieux avec son guide, Hélier, la forêt suscite un effet d’étrangeté (H, 41), « un mélange d’attrait et de répulsion » (H, 77). C’est un paysage « illisible » pour celle qui ne connaît que l’univers des livres : « À présent, c’était le Tremblant qui ouvrait devant elle son énorme livre à la page illisible et qui ne se souciait pas d’être lue, dans l’épaisse reliure de la forêt. » (H, 76) L’altérité radicale de la forêt renvoie à un univers d’où l’humain est absent : « Ici, on n’était plus dans le domaine de l’homme. Ici, l’homme perdait l’usage de la parole. On n’était même plus dans le temps présent, mais transporté à l’époque des grands cataclysmes. » (H, 105) C’est pourquoi la traversée en canot la nuit, « la descente d’enchantement et d’épouvante » (H, 108), se fait sur le mode du cauchemar, de l’altérité menaçante, de l’étrangeté fascinante.

Si la jeune femme a choisi de passer ses vacances au Canada au lieu de retourner à Paris ou dans le Midi chaque été, c’est pour tenter de mettre fin à une crise existentielle. La solitude lui apparaît comme l’unique moyen de se retrouver, de se reconstruire sur de nouvelles bases (« Quelque chose craquait et cédait en elle, et cela lui faisait peur. Il fallait recommencer. » [H, 72]). Après deux années passées aux États-Unis et quelques autres au « pays de Madeleine de Verchères » (H, 67), elle ne réussit plus à se réadapter à son pays d’origine, à son siècle :

Elle se trouvait mal à l’aise dans le siècle en général, et en particulier dans le genre d’existence qu’elle avait choisi, peu adaptée, peut-être peu adaptable. Elle avait le développement intellectuel d’un homme, et une réserve, une dignité, une délicatesse d’âme qui ne sont plus guère de mode chez la jeune fille moderne, principalement chez l’étudiante.

H, 70

Parce qu’elle ne trouve pas sa place dans le monde dit civilisé, parce qu’elle refuse certaines conventions en vigueur, notamment celles qui concernent les femmes, elle choisit de partir en forêt [32]. En cela, elle est proche du Waldgänger, le « rebelle » dont parle Ernst Jünger dans son Traité du rebelle ou le recours aux forêts [33]. Kenneth White rappelle en effet, dans sa « Philosophie de la forêt », que ce terme allemand signifie littéralement « celui qui s’en va dans la forêt » : « Celui qui s’en va dans la forêt est quelqu’un qui, “hic et nunc”, veut échapper aux contraintes d’une vie hypersocialisée et sortir des conventions établies, des dogmes, de l’enlisement aux idéologies [34]. » La forêt devient donc un refuge, un lieu à l’écart de la société, un endroit où l’on peut vivre la solitude. C’est bien ce que Julienne recherche :

Elle allait essayer la solitude et la campagne comme un remède. Elle s’imposait ce tête-à-tête sévère avec elle-même. Elle se réfugiait au Tremblant, non comme on fait une retraite dans un cloître, les yeux clos, les sens fermés, l’esprit docile, l’âme résignée à la cure de paix, mais plutôt comme on prend du recul dans la grande lumière pour ne plus être ébloui.

H, 68

Est-ce vraiment un hasard si la seule inscription qu’elle trouve au Tremblant est ce vers de Cowper, écrit sur les murs à l’intérieur du cottage : « O for a lodge in some vast wilderness [35] » (H, 73) ? Voilà qui est tout à fait approprié pour le but que s’est fixé la jeune femme. Sans qu’elle l’ait prémédité, c’est en effet la nature sauvage, le wilderness, qui lui permettra de retrouver une harmonie avec le monde.

Dès que Julienne part en compagnie d’Hélier pour marcher en forêt, un processus d’altération s’opère, notamment avec le changement vestimentaire, qui lui donne l’air d’une « vraie fille des bois » (H, 85) [36]. Elle apprend à lire la forêt, à commencer par la flore (les verges d’or, les asters sauvages, l’orchidée nommée « la fleur écartée », les fleurs-fantômes appelées « pipes indiennes », les balsamines nommées « Ne me touchez pas ») et la faune (la loune, le picbois, l’écureux, l’oiseau chickadee, etc.). Ainsi qu’on l’a vu plus tôt, les sens se réveillent au contact de la forêt, ce qui engendre une sensation de volupté, un arrêt de la pensée, un sentiment d’appartenance au lac et à la forêt. La peur du début est lentement apprivoisée, la respiration devient plus ample, les pieds, sensibles au sol ; le regard se débarrasse des conventions pour accéder à une plus grande proximité. Une fusion avec l’environnement s’effectue, que le texte exprime grâce au terme de tissage : « Julienne avait le sentiment que par la nuit elle s’assimilait à la forêt. […] [La forêt] la mêlait à son tissu comme un fil d’argent. Quand Julienne se réveillait au milieu de la nuit, elle devenait consciente de ce tissage auquel elle consentait. » (H, 152) Cette impression d’osmose avec la nature se fait particulièrement sentir au bord du « lac sans nom », que Julienne découvre seule : « La jeune fille anéantissait ce qu’il y avait de plus humain en elle, contraignait à l’immobilité ses traits, ses membres, ses rêveries. Elle tâchait de penser avec la collectivité des arbres. Elle se laissait traverser par la vie neutre et frémissante de l’eau […]. » (H, 188) En s’abandonnant à la magie du lieu, elle se végétalise, si l’on peut dire, pour se fondre le plus possible dans les éléments naturels. Il s’agit bel et bien de renaître, ce que le processus d’altération provoque assez souvent chez les voyageurs : « Le Tremblant marquait cette année-là la naissance d’une femme sur ses bords. » (H, 98)

Ce cheminement ne peut se faire que grâce à Hélier, véritable héros du roman, à la fois guide et médiateur, celui grâce à qui l’altérité menaçante de la forêt fait place à un processus graduel d’adaptation. Il importe en effet de souligner que c’est d’abord sa voix qui transmet à Julienne « le salut [du] sauvage pays tapi dans sa forêt » (H, 42). Aussi, la rencontre d’Hélier et de la forêt se fait de manière simultanée : « Elle découvrait Hélier en même temps que cette nature formidable qu’elle n’avait pas soupçonnée. Elle s’arrêtait devant lui comme on s’arrête devant une forêt, avec timidité et rêverie. » (H, 95) Plus tard, lorsqu’elle tombera amoureuse du fils des bois, elle aura le sentiment de s’être déplacée, d’être arrivée à une frontière : « Elle s’était trouvée soudain à l’orée d’une vie inconnue, mystérieuse, fantastique, qui l’invitait à pénétrer en elle sous le patronage de Hélier, à tout abandonner pour s’engager dans ses sentiers rugueux. » (H, 163) La frontière en question est bien celle instaurée entre la vie civilisée (« Elle portait l’héritage des civilisations et n’avait pas le droit d’y renoncer. » [H, 163]) et la vie sauvage, porteuse de liberté (« Penser à Hélier, c’était se laisser envahir par l’odeur et l’ombre forestières, c’était mettre son coeur au rythme de la grande vie libre. » [H, 225]). Cette dichotomie se retrouve également dans l’opposition entre Hélier et Renaut St-Cyr, le jeune diplomate venu séjourner quelque temps à Tremblant et dont le charme aux accents poétiques séduit d’abord Julienne (il ressemble à Shelley et récite des vers sur le lac). Cette altérité binaire entre les deux hommes constitue le mode mineur d’une dynamique de l’altérité qui parcourt l’ensemble du récit et dont l’aspect le plus radical concerne la forêt. En effet, l’altération au contact du paysage sylvestre ressemble à s’y méprendre à un « devenir sauvage », que Rodolphe Christin exprime bien en ces termes :

La forêt est le lieu propice à la disparition de nos repères trop humains, elle se propose aussi à notre propre disparition. […] Le défi lancé à l’homme d’Occident est justement celui de son ensauvagement volontaire, afin de retrouver des racines cosmiques qui le connectent avec le réel dans toutes ses dimensions. Ce devenir sauvage est une expérience concrète et spirituelle de déconditionnement. La forêt est une alliée favorable à de tels cheminements [37].

Cette approche inédite de la forêt laurentienne est le fait d’un sujet confronté à un espace étranger, dont l’aspect sauvage lui permet d’accéder à la liberté, un sujet qui se laisse peu à peu transformer par son environnement extérieur. Pour connaître la « grande vie libre », il faut donc quitter la civilisation occidentale pour la forêt, s’abandonner au vagabondage dans les bois au lieu de suivre des lignes droites, accompagner les coureurs des bois qui tracent leur propre chemin à force d’expérience à travers un espace qui n’en contient aucun, tels des nomades envisageant l’espace sous l’angle du parcours et non de la surface cadastrée. Yves Lacoste nous invite d’ailleurs à nous interroger sur cette connivence entre le paysage et la pulsion de liberté : « Le paysage, c’est le regard que l’on peut porter sur l’espace, au-delà du cadre familier, vers ce que l’on ne connaît pas bien, vers ce que l’on n’a pas encore vu. […] La beauté des paysages, n’est-ce pas, pour une grande part, une pulsion de liberté [38] ? »

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Si le nom de Marie Le Franc est souvent absent dans l’histoire littéraire du Québec, en revanche, il s’est inscrit de manière durable dans sa géographie. En effet, l’intervention de Louvigny de Montigny auprès du ministre des Terres et Forêts du Québec dans les années 1930 a fait en sorte qu’un des nombreux « lacs Verts » a été rebaptisé « lac Marie-Le Franc », en 1934 [39]. Il se situe non pas dans les Laurentides, mais dans la réserve Papineau-Labelle, où l’on vous indiquera quel chemin prendre pour vous y rendre, mais où la question : « Savez-vous qui est Marie Le Franc ? » restera le plus souvent sans réponse. En devenant l’un des nombreux toponymes de cette région lacustre et forestière, ce nom s’est délesté de ce qui le motivait au départ (sauf pour quelques rares visiteurs) pour se fondre avec le lieu. On dirait bien que la proximité recherchée par le personnage féminin d’Hélier, fils des bois et mise en scène par l’auteure a fini par se matérialiser : pour un peu, en tendant suffisamment l’oreille au bord du lac Marie-Le Franc, on finirait par entendre les lounes rire de ce bon tour joué par l’histoire. Tout porte à croire en effet que le rêve de Julienne Javilliers s’est réalisé pour son auteure [40] : « Ce lac sans nom lui appartiendrait comme le Lac Vert appartenait à Hélier, lui donnerait un peu de sa puissance mystérieuse. » (H, 184) La force des paysages sylvestres dans le roman Hélier, fils des bois tient dans ce pouvoir de susciter chez les lecteurs des images de forêt laurentienne chargées de sens, de musicalité et d’émotions diverses, de leur faire redécouvrir des espaces familiers, parfois tellement familiers qu’ils finissent par ne plus être vus comme des paysages, ou encore de les pousser à entreprendre de nouvelles incursions dans ces lieux mystérieux, à l’écart des cités et des hommes, qui ne cessent de relancer l’imaginaire.