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mais qui donc a regardé à cru les yeux de l’océan

leur offrande finale

les draps défaits de l’océan

qui donc, une seule fois, a regardé le Monde

et toutes ses blessures ? [1]

car il y a mer et monde à désencombrer

patiemment

un mot, puis un autre

intention, dévoilement, vrille

ébranlent l’architecture des douleurs

elle trouvera

une splendide orgie de choses

ce qui bouge, intranquille

derrière la moindre fenêtre [2]

Ils appartiennent à la même génération. Depuis le milieu des années 1970, ils travaillent à la constitution d’oeuvres poétiques majeures et ont publié autour de trente livres chacun. L’un est aussi nouvellier, essayiste, romancier. L’autre, en patiente archéologue de l’intime, comme elle se désigne elle-même, tresse prose réflexive et poème, autobiographie et fiction, et a également publié un récit. Avec Mon visage et L’angle noir de la joie, Normand de Bellefeuille et Denise Desautels signent des livres importants, conséquents, nécessaires.

Si les deux auteurs présentent certaines parentés, dont un attachement affirmé à la modernité, à la féminité [3], au mélange de la fiction et de l’autobiographie, aux références artistiques et à la figure de la répétition [4], on n’est pas porté d’emblée à les rapprocher. Mais en lisant leurs derniers livres, j’ai été saisie par les échos qu’ils semblent se rendre, de même que par cette urgence qui en émane. Ils dévient en cela de trajectoires éminemment livresques, dont les racines plongent dans une longue et assidue fréquentation des livres et des artistes, de même que dans une autoréflexivité et un autotélisme soutenus, ce qui leur donne, en dépit des recours fréquents à l’autobiographie et de la place qu’y occupent les sensations, une dimension abstraite.

Or j’ai cru entendre, dans ces pages récentes, un appel à une écoute plus terrienne, à un éveil au sens renouvelé du poème. Au sens effectif, pourrait-on dire, d’une parole qui renoue avec son engagement en tant que parole, offerte, donnée, tenue. Cela passe par l’affirmation de la douleur. La douleur n’est certes pas nouvelle chez ces auteurs, et ils ne sont pas les seuls à la placer au fondement de leur poétique [5]. Mais elle est ici davantage partagée que contemplée. Il s’agit moins d’exprimer la douleur que de l’éprouver et de la donner à éprouver, pleinement et sans fausse pudeur, et ainsi d’en faire le socle d’un rapprochement authentique, et peut-être d’une communauté. La compassion dont témoignent les deux livres donne une résonance particulière aux paradoxes qui les animent.

Dans Mon visage, comme dans Mon nom [6], chaque poème est surtitré « chapitre », et numéroté de I à XXX — un mode de division généralement associé aux genres narratif ou essayistique. Les deux commencent par une même proposition : « car il est vrai que ça commence ainsi » (11), donnant l’impression que le poème fait précisément le contraire de ce qu’il dit, que tout avait commencé bien avant lui, qu’il ne peut, toujours, que revenir sur les lieux de sa disparition. On note donc d’emblée un souci de linéarité dans cette continuité entre les deux livres, associés par ailleurs au fil temporel que suppose le genre de la chronique. À cela s’ajoute, dans Mon visage, une structure particulière, chaque chapitre se présentant comme une variation autour d’une oeuvre [7]. Cette forme de résistance au poème sous-tend le projet des Chroniques de l’effroi.

Le visage apparaît dans son mystère, son énigme. Comme le nom, il est fuyant, s’épuise dès qu’on tente de le cerner. Comme le nom répété à l’infini, le visage, si on s’y arrête longuement, s’obscurcit, s’étrange, tel un voile sur une identité indécidable :

tant de mots semblables vraiment

rendent à la fin le Monde indéchiffrable

on n’y reconnaît même plus je crois

le nom de la planète !

12

Ce paradoxe de l’identité qui devient plus floue à mesure qu’on tente de la saisir est à l’image de la parenté qui relie la joie et la douleur, l’effroi et l’émoi. Le poète s’approche ici, au gré des variations, de cette beauté de la chute, de la faiblesse humaine, « un matin d’alcool », par exemple, « quand les mains arrivent même à être touchantes/dans leur tremblement » (13). La joie est petite, n’a rien des grandes effusions. Comme l’effroi, elle tient de l’intranquillité. Elle est tout en méandres, souvent traversée de gestes maladroits. La joie est sans promesse, abouchée au malheur, ne peut venir que « dans la contemplation et la pratique/des plus grands péchés de l’Univers » (26). Elle est de connivence avec le vide. « Il n’y a pas assez de rien ! » (52), clame le poète, reprenant les mots de John Cage qu’il cite en épigraphe (66), à quoi semble répondre Roberto Juarroz, affirmant qu’« [a]u centre du vide, il y a une autre fête. » (73 — cité lui aussi en épigraphe) Le poème s’installe dans le vide que circonscrit sa forme, crée du vide à même sa forme qui s’apparente à des cercles concentriques, et c’est dans cette linéarité circulaire propre à la variation, autrement dit cette avancée en spirale, que souffrance et joie se rencontrent. Il s’agit pour cela d’épuiser le poème, de le rendre à bout, de l’exténuer, de le tenir « au plus près de la mort » (20), afin qu’il actualise cette expérience paradoxale et paroxystique, version du projet mallarméen cher à l’auteur :

je voudrais un livre qui soit une toile

et une toile qui soit le désespoir de l’art

ce n’est plus la résolution qu’on y chercherait

mais bien plutôt le mystère lui-même qui nous serait

à chaque regard

catégoriquement refusé

20

Le visage est irreprésentable. Ne coïncidant jamais avec lui-même, il ne peut que se ressembler ; il est de lui-même une infinie variation :

voilà l’incessant récit du visage :

il est déjà, chaque matin, notre frère aîné

tant nous avons, chaque jour, du retard

sur ce visage de la veille

76

À l’instar du poème qui n’est possible qu’en vertu de la répétition, le visage ne peut se connaître que par addition. Et loin de le fixer, cette addition accentue son mystère. Dans le visage comme dans le poème logent cette béance, cet inconnu. « [L]e visage est la première phrase » (66), celle qui ne commence pas, cet impair qui appelle son semblable, son écho, son double. Le sens aussi est affaire d’addition. Et de spirale. On raconte ; ce n’est pas ça ; on chemine et on revient, sur ses mots, sur ses pas ; invariablement le poème se répète, revient sur ses objets, à peine déplacés déjà plus les mêmes. Le visage est innommable : « on ne peut pas parler du visage avec les mots du milieu/car il n’y a pas vraiment de mots dans le milieu/qui conviennent au visage » (12). Alors on creuse, le milieu, le centre du poème jusqu’à ce que le vide s’y fasse. Puisque « le silence n’est pas une science exacte », mais « une histoire que le cerveau se raconte/à lui-même » (54), on y opère cette trouée par laquelle l’illusion de la représentation — et avec elle de l’identité — le cède à la signifiance.

« Il n’y a pas de prétexte à la poésie » est le titre d’un poème qui a des airs d’art poétique. Le poème, nous dit l’auteur, « n’a aucunement droit à l’impunité totale/aussi poème soit-il/il doit répondre de ses mots » (48).

le poète qui aime son métier

je l’oblige à demeurer citoyen

j’exige qu’il ne cède pas à cette trop facile dérobée

dans les marges confortables de son Art

non, il n’y a pas de prétextes à la poésie

elle a un seul visage

qui doit, à l’appel, répondre :

« présent et contemporain ! »

48

Une telle déclaration de réalité, faite presque sur le ton du manifeste, pourra surprendre de la part d’un auteur qui s’est d’abord attaché avec passion au formalisme et aux théories du texte, et qui ne considéra réintégrer l’émotion dans l’écriture qu’après lui avoir opposé une farouche résistance. « [L]a poésie doit rendre des comptes au réel » (49), nous dit enfin le poème. Double étonnement. On croirait entendre une certaine interrogation philosophique qui a marqué la fin des années 1940 [8]… Et c’est pourtant là l’enjeu du livre que de réaffirmer la modernité comme valeur tout en faisant du poème cette arène dans laquelle l’auteur est jeté sans complaisance. Pas de prétextes au poème, donc, c’est-à-dire à la fois pas de réel qui lui préexiste et dont il serait le représentant, et pas non plus de texte qui le précède. Le poème est cette parole répétée, laquelle de répétition en répétition gagne les limites du sens et se retrouve dans l’extériorité de la présence. Une présence pleine, lucide, dégrisée dirait Paul Chamberland [9], qui implique la proximité de la mort et sa part d’effroi, mais aussi, peut-être, de joie. La poésie n’est pas davantage un prétexte à fuir le réel dans une idée, une forme, aussi exigeantes soient-elles, ni à se dérober à cette responsabilité face à qui souffre comme je souffre et partage ma souffrance :

on ne peut se mettre en écriture

qu’à l’échelle démesurée du mal

qu’à l’échelle des appareils du désastre !

43

l’effroi est le seul véritable

territoire occupé

51

On aurait envie d’ajouter : par tous.

+

J’ai senti une semblable nécessité dans L’angle noir de la joie, un même degré d’exposition, la même radicale ouverture à la fragilité. Comme dans Mon visage, les poèmes, en vertu du travail de la mémoire qui traverse toute l’oeuvre de l’auteure, s’y déploient en cercles concentriques et le trajet emprunte le mouvement de la spirale. J’y ai également relevé une forme de résistance au poème, ou disons à la poésie telle qu’elle s’était présentée jusque-là. Denise Desautels nous a habitués à une composition très maîtrisée, tout en finesse et en retenue, aux rythmes réguliers, même lorsque la syntaxe est hachurée. Une poésie presque chuchotante. Elle opte en outre volontiers pour le poème en prose. Or ce livre est écrit entièrement en vers, qui y apparaissent souvent comme empêchés, minés par une forme d’essoufflement, une force d’empêchement. Comme si la chute, si longtemps appréhendée et désormais fatale, advenait au terme de chaque vers. Il y a aussi beaucoup de bruit dans ces poèmes. La souffrance est grinçante, criarde et ne saurait plus avant être tue :

ça fait du bruit du chaos qu’on enferme

avec des enfants, des filles, des états entiers

70

c’est beaucoup de bruit

ce vent de tombeau qui nous pique la tête

78

Il se dégage de l’ensemble une impression très charnelle, beaucoup plus marquée, me semble-t-il, que dans ses oeuvres précédentes. La mort, omniprésente chez l’auteure au point de prendre des allures de condition abstraite, d’être vidée de sa substance et maintenue à distance, semble ici nous concerner, tout un chacun, de très près :

la guerre va, vient, fait des trous dans les nuits

les animaux, les enfants, leur poitrine pâle

l’émotion fait culbuter les heures

[…]

on entend l’épouvante

29

Nous sommes ici, comme chez de Bellefeuille, « au plus près de la mort » (20). Il en va de même de la révolte, présente dès les premiers livres, mais qui se voit réaffirmée, en particulier dans les poèmes aux accents féministes. De ces femmes vivant dans des conditions déplorables on sent fortement la présence. Le livre propose même des poèmes de circonstance, notamment cette suite intitulée « Sur fond d’océan » (49-54), et qui fait référence aux misères d’Haïti.

Cette chute que figurent les poèmes — « le saut de l’ange [10] » ? — et qu’évoquent clairement les deux citations en épigraphes du livre [11], est très proche de cette faiblesse qu’accueille Normand de Bellefeuille. On pourrait également voir une parenté entre cette noirceur dont parle l’auteure dans sa préface et certaines toiles de Robert Motherwell, dont celle qu’il cite dans la première suite des « variations [12] » (11-21). Ces femmes mises en scène dans « Et nous aurons des filles » marchent en affirmant leur connivence, mais aussi leur fragilité. Elles sont sans armes, exposées, en proie à l’effroi, cet état si souvent évoqué dans les poèmes de Desautels. Avec l’affirmation de la féminité vient celle de l’animalité :

en plein Cri de Nacera Beleza

je m’emballe, mon profil

de corbillat ou d’hirondelle

derviche tourneuse

parmi les derviches tourneuses

23

Paul Chamberland parle de « cette dramatisation des affects et de la mémoire » qui caractérise cette poésie comme d’un « théâtre de la voix [13] ». Or il m’a semblé que l’effectivité du poème opérait ici avec une force décuplée. Chez Desautels, il arrive souvent que la voix se bute au regard qui lui fait obstacle, ou du moins en diffère la portée. Le regard se pose sur les êtres et les objets comme une mesure de la distance et, ce faisant, les tient à distance [14]. Il mesure en somme cette distance qui sépare le poème du drame originel (lié aux souvenirs d’enfance) et que doit parcourir la voix pour se faire entendre. Alors qu’ici, le plus souvent, la voix l’emporte :

et quand tu crois que plus rien ne peut être sauvé

quelque chose, quoi

à peine une syllabe

son plus pur dénuement

aube

là où émigre

l’ultime fantôme de la caresse

34

Dans ce frottement de la parole contre la chair [15] se joue une transitivité renouvelée, réactualisée. Ici, comme chez de Bellefeuille, l’effroi, s’il « concentre noirceur et lucidité » (33), n’est jamais très loin de l’émoi, dont le distinguent tout juste quelques lettres, parfois à peine un chuchotement :

au coin de telle ou telle rue

ardemment l’émoi, peau contre peau

l’exact chuchotement

35

Et c’est cette intrication, cette connivence entre parole et chair, effroi et émoi qui fait l’étoffe de cette interpellation à l’auteur des Illuminations que nous donnent à lire les poèmes de la magnifique suite « Quai Rimbaud » (79-89), où l’élévation du verbe rencontre son impuissance, où la marcheuse boite, chute et sans cesse revient sur ses pas. Mais le retour est nécessaire, et la chute salutaire, puisqu’ils correspondent à ce moment crucial, à cette (non-)coïncidence, à cet instant de fulgurance où le regard et la voix, l’enfant et la femme d’âge mûr se rencontrent, se reconnaissent et renouent. Car chez Desautels comme chez de Bellefeuille [16], il y a celle qui souffre, l’animale, « l’enfant, l’inconsolable, la survivante/et l’autre, l’immense aïeule » (100), qui la regarde souffrir, va à sa rencontre, compatit et recueille sa souffrance. Des deux, « quelle voix parle juste » (100), se demande l’auteure ? On ne saurait le dire. Il semble que l’une ait besoin de l’autre, qu’elles n’aillent pas l’une sans l’autre, comme l’ailleurs et l’ici, le proche et le lointain que la marcheuse s’engage à arpenter dans ce dernier poème qui pourrait bien, lui aussi, tenir lieu d’art poétique :

urbaine résistante

écartelée entre deux terres

je cherche, scrute, soupèse

le proche et le lointain

visages semblables

et unanime lucidité

104