ChroniquesPoésie

Oser la douleur[Notice]

  • Denise Brassard

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  • Denise Brassard
    Université du Québec à Montréal

Ils appartiennent à la même génération. Depuis le milieu des années 1970, ils travaillent à la constitution d’oeuvres poétiques majeures et ont publié autour de trente livres chacun. L’un est aussi nouvellier, essayiste, romancier. L’autre, en patiente archéologue de l’intime, comme elle se désigne elle-même, tresse prose réflexive et poème, autobiographie et fiction, et a également publié un récit. Avec Mon visage et L’angle noir de la joie, Normand de Bellefeuille et Denise Desautels signent des livres importants, conséquents, nécessaires. Si les deux auteurs présentent certaines parentés, dont un attachement affirmé à la modernité, à la féminité , au mélange de la fiction et de l’autobiographie, aux références artistiques et à la figure de la répétition , on n’est pas porté d’emblée à les rapprocher. Mais en lisant leurs derniers livres, j’ai été saisie par les échos qu’ils semblent se rendre, de même que par cette urgence qui en émane. Ils dévient en cela de trajectoires éminemment livresques, dont les racines plongent dans une longue et assidue fréquentation des livres et des artistes, de même que dans une autoréflexivité et un autotélisme soutenus, ce qui leur donne, en dépit des recours fréquents à l’autobiographie et de la place qu’y occupent les sensations, une dimension abstraite. Or j’ai cru entendre, dans ces pages récentes, un appel à une écoute plus terrienne, à un éveil au sens renouvelé du poème. Au sens effectif, pourrait-on dire, d’une parole qui renoue avec son engagement en tant que parole, offerte, donnée, tenue. Cela passe par l’affirmation de la douleur. La douleur n’est certes pas nouvelle chez ces auteurs, et ils ne sont pas les seuls à la placer au fondement de leur poétique . Mais elle est ici davantage partagée que contemplée. Il s’agit moins d’exprimer la douleur que de l’éprouver et de la donner à éprouver, pleinement et sans fausse pudeur, et ainsi d’en faire le socle d’un rapprochement authentique, et peut-être d’une communauté. La compassion dont témoignent les deux livres donne une résonance particulière aux paradoxes qui les animent. Dans Mon visage, comme dans Mon nom , chaque poème est surtitré « chapitre », et numéroté de I à XXX — un mode de division généralement associé aux genres narratif ou essayistique. Les deux commencent par une même proposition : « car il est vrai que ça commence ainsi » (11), donnant l’impression que le poème fait précisément le contraire de ce qu’il dit, que tout avait commencé bien avant lui, qu’il ne peut, toujours, que revenir sur les lieux de sa disparition. On note donc d’emblée un souci de linéarité dans cette continuité entre les deux livres, associés par ailleurs au fil temporel que suppose le genre de la chronique. À cela s’ajoute, dans Mon visage, une structure particulière, chaque chapitre se présentant comme une variation autour d’une oeuvre . Cette forme de résistance au poème sous-tend le projet des Chroniques de l’effroi. Le visage apparaît dans son mystère, son énigme. Comme le nom, il est fuyant, s’épuise dès qu’on tente de le cerner. Comme le nom répété à l’infini, le visage, si on s’y arrête longuement, s’obscurcit, s’étrange, tel un voile sur une identité indécidable : Ce paradoxe de l’identité qui devient plus floue à mesure qu’on tente de la saisir est à l’image de la parenté qui relie la joie et la douleur, l’effroi et l’émoi. Le poète s’approche ici, au gré des variations, de cette beauté de la chute, de la faiblesse humaine, « un matin d’alcool », par exemple, « quand les mains arrivent même à être touchantes/dans leur tremblement » (13). …

Parties annexes