Corps de l’article

car les mots peuvent brûler le corps, en faire leur fièvre précieuse

pour toujours un peu plus s’avancer dans les territoires du feu,

jusqu’à frôler l’irréel. le miroir, celui que l’on nomme ardent est

en appétit : il enflamme mots, peau, choses choisies [1]

c’est l’heure où la végétation recouvre la cité. la page est sans

écriture. la page est couverte d’algues. les miroirs reposent au

fond des mers [2].

la fiction est une notion précise de l’être [3].

L’oeuvre de Nicole Brossard a suivi une trajectoire qui, d’une conception d’abord fortement intellectuelle de la poésie, l’a peu à peu menée à un retour au lyrisme. Certes, elle ne perd jamais cette lucidité liée à la nécessaire lutte pour améliorer la condition des femmes, ni ne s’écarte de la visée critique et du parti pris pour la langue qui la caractérisent et rendent sa voix inimitable. Jamais non plus n’a-t-elle cessé de s’intéresser à la relation problématique entre signe et référent, langue et parole, code et corps. Mais entre L’écho bouge beau [4] et des livres comme Au présent des veines et Musée de l’os et de l’eau [5], le point de vue s’est sensiblement déplacé. Sa poésie récente, beaucoup plus incarnée, présente un souci de renouer avec les gestes simples de l’existence, exprimant parfois le désir de laisser l’intellect au repos [6]. La filiation de Brossard avec Mallarmé a déterminé cette approche sémiotique de la poésie qui se manifeste à partir de 1968 et qui sera maintenue jusqu’à la fin des années 1970 [7]. Il y a quelques années, en relisant Le centre blanc [8], il m’a semblé qu’un autre courant se faisait jour, qu’une ligne plus mélodieuse, une sorte d’appel en sourdine au lyrisme traversait les poèmes, même les plus formalistes, et qu’en cela, ce qui a pu prendre plus tard l’apparence d’un revirement était à l’oeuvre — bien qu’encore empêché, dirait-on —, dès les premiers livres. C’est ce travail en sous-texte que j’ai souhaité étudier dans cet article.

Dans L’horizon du fragment [9], Brossard revient sur sa formation de lectrice et identifie ses modèles, parmi lesquels Mallarmé figure en bonne place. À cette influence, qu’elle dit essentiellement formelle, celle de Rilke fait en quelque sorte contrepoids. « À la même époque, je peux maintenant dire que là où Mallarmé m’incitait à écrire, Rilke m’émouvait, me donnait à réfléchir sur la vie. Ainsi pendant que Mallarmé m’enseignait le temps court de la sensation sémantique, je m’initiais avec Rilke au temps long de l’émotion [10]. » Sensation, émotion ; matière, abstraction ; on pourrait résumer en ces termes la tension qui dynamise toute l’oeuvre de Brossard. Mettre en regard l’influence de Mallarmé et celle de Rilke semblait donc une piste féconde. Mais c’eût été aller un peu vite en affaires et s’en tenir aux évidences de ne tabler que sur ce duo tutélaire, puisque le rapport de l’auteure à la dialectique ne fait pas moins problème que son rapport à l’autorité. Or parmi ses influences, il en est une autre, qui offre un point de vue complémentaire à ceux de Mallarmé et de Rilke, tout en étant très proche d’eux, et qui est d’autant plus intéressante que Brossard a été fascinée par elle au point d’y voir un danger : il s’agit de Maurice Blanchot [11]. Plus encore que la « disparition élocutoire du poète », le neutre, que Blanchot a théorisé avec passion, a agi comme un aiguillon sur la jeune écrivaine : « Cette neutralité sera comme une main tendue tenant tout à la fois à distance la réalité, le quotidien, voilant constamment le récit [12]. » On peut supposer que son double statut de théoricien et d’écrivain, couplé à l’intérêt qu’il a porté tant à Mallarmé qu’à Rilke, a renforcé son influence. Le rapprochement qu’il a établi entre les deux poètes en en faisant des écrivains de la mort et du silence le place en effet au centre de cette polarisation (il est le médiateur) qui anime la jeune écrivaine entre le temps court de la sensation sémantique et le temps long de l’émotion, entre la nécessité de parler et l’attrait du silence, entre la fascination de la mort et l’amour de la vie [13]. Ainsi, tandis que Mallarmé et Rilke la tiraient dans des directions opposées, Blanchot ouvrait entre eux « l’espace littéraire ».

Au centre du corps : l’origine

Dans Aube à la saison [14] (1965), le corps se donne d’emblée comme socle de la poésie, chair à poème. Agit dès lors ce double mouvement de concentration ou de centration, qui associe la densité sémantique au ventre et à l’intériorité, et d’expansion ou d’extériorisation, qui porte le sujet ému à fusionner avec le paysage, la terre, le monde. Ce mouvement est central dans la poétique de Brossard :

j’ai la poésie plantée au ventre et au coeur

éboulis qui m’invente des paysages

je m’ouvre comme une huître sous le couteau

de son arc-en-ciel

CB, 9

je suis un lac aux violents abîmes

CB, 10

Se tisse ainsi un réseau lexical autour du corps et des éléments, qui va se moduler au fil de l’oeuvre et qui s’avère un lieu d’observation riche. Parmi les plus importantes figures du corps, on retiendra les lèvres et les yeux. Les lèvres sont associées à la féminité — bien que ce ne soit pas toujours évident dans les premiers livres. C’est dans leur association avec l’eau (la mer, mais aussi bien toute forme de liquidité, y compris les fluides et sécrétions du corps), allant en s’affirmant, que le pouvoir d’action des lèvres s’accentue et qu’elles font peu à peu place à la langue. L’écho leur est, pourrait-on dire, associé. Il prend acte de la distance, en même temps qu’il anticipe et appelle une éventuelle réunion. Il y a donc un mouvement du pluriel (les lèvres), connotant la distance, au singulier (la langue), connotant la réunification (d’autant que la langue ici doit être entendue dans sa double acception). Les yeux suivent pour leur part un mouvement inverse. L’occurrence dans les premiers livres, à de rares exceptions près, est singulière (l’oeil). En fait il faudra attendre L’amèr ou Le chapitre effrité [15] pour que l’usage du pluriel soit généralisé. L’oeil, symbole de la conscience, mesure la distance et marque la division. Il incarne la loi, celle de la grammaire et du patriarcat, qui garde la femme sous surveillance et à l’écart de la langue [16]. L’oeil est associé au miroir, figure omniprésente, et qu’il s’agira de retourner ou de détourner, voire de faire éclater. Le miroir et l’écho sont d’autant plus évocateurs qu’ils ne sont pas étrangers à l’érotisme lesbien, lequel repose à la fois sur la répétition et la différence, l’identité et l’altérité, et qui permettra à l’auteure d’échapper à la fixité et à la contradiction.

Si ces figures sont déjà en place dans les deux premiers recueils [17], c’est avec L’écho bouge beau (1968), livre où Brossard trouve pour ainsi dire sa voix et où elle affiche ses influences, qu’elles s’actualiseront. Au tout début du recueil et de la suite éponyme, dans une strophe en prose, le sujet se pose physiquement à la fois comme paysage et lieu d’élaboration du texte : « rayonnant nord sud avec des ramifications digitales pointées est ouest je ranime l’horizontale version de la terre rousse dessin vrai » (CB, 87), affirmant cependant deux pages plus loin :

neutre le monde m’enveloppe neutre

avec des éclairs de contradiction

cela est nu désolé et aspire quand même

je le sais au rythme qui s’apprête là

CB, 89

D’une part le continent, la terre qui s’étalent sous les auspices du corps, d’autre part le monde qui l’enveloppe et le contraint au neutre. Le double mouvement de dilatation et de contraction place le sujet devant un choix : soit il rayonne, se disperse et risque de perdre l’origine que le poème se fixe comme horizon, soit il consent à l’enfermement et accepte de chercher l’origine en lui-même. Vu l’importance de la quête, il semble qu’il n’ait guère le choix.

L’enjeu est posé. La visée est claire. Mais le choix devant lequel il se trouve placé est un véritable dilemme, car pour le sujet féminin, l’origine n’est pas une fin en soi, mais un moyen d’accéder à l’histoire. Forcé de choisir entre le temps de la sensation et celui de l’émotion, entre deux mesures étalons, obligé de retraiter dans son corps, il s’y sent bientôt comme dans une chambre poussiéreuse, une prison [18]. On y circule, certes, mais on n’y va pas bien loin et on y étouffe. Et si l’on y joue, c’est à des jeux funestes :

c’est au seuil du rythme que je porte ce

terrestre équilibre où d’ombre chinoise je

passe à l’ombre sournoise : je décline

silhouette courbe sous l’abat-jour SOMBRE

JEU DE TOMBE où se jalonnent les rencontres

CB, 92 ; les majuscules sont de l’auteure

C’est que l’écho confine à la répétition, forçant le sujet à revenir sans cesse sur les mêmes lieux, l’y tenant à demeure :

cherche là ce lointain selon que tu regardes au

près loin cependant essaie si tu touches le mur

ou le vide avide qui

 — sans lien — qui

 te retient

CB, 105

Confiné, tapi en lui-même, il se heurte à toutes sortes d’obstacles. Vitre, cloison, miroir répondent aux mouvements, freinent l’expansion, empêchent toute velléité de sortie :

tu traverses jusqu’au plus profond les gestes

du miroir te répondent cachant tout du

relief puisque tu l’imagines et ne le vis car

entre toi les ombres obéissent doubles jeu

en dépit du temps qu’il reste

à tourner retourner l’échéance de l’est à l’ouest

cadran équivoque 60 milles l’heure le cercle

ÉCRASANT malgré le verre qui nous garde d’être

CB, 106 ; les majuscules sont de l’auteure

car le germe circule en amont au risque de nous cerner à la ceinture temporairement

survivance précaire. Ceci n’est pas un point final tout recommence à l’intérieur même

tu germes

quelque part en somme le désir origine obscur

CB, 111

La circularité induite par la répétition encercle le sujet et enraye sa quête. « [T]ourner retourner l’échéance de l’est à l’ouest », n’est-ce pas en effet instaurer un cycle où la naissance (l’est) est sans cesse rapportée à la mort (l’ouest) ? N’est-ce pas éclairer la naissance avec la sombre lumière de la mort et risquer de s’abîmer dans l’ombre que dessinent leurs figures confondues ? L’origine s’en trouve maintenue à l’état de virtualité (désir obscur).

Neutraliser le temps

Afin que les oppositions s’atténuent, que le corps puisse se déployer de l’intérieur et que le neutre cesse d’en faire un lieu d’enfermement, il convient de ralentir le rythme, d’étirer le temps, voire de l’arrêter ou de l’abolir ; « [é]crire, dit Blanchot, c’est se livrer à l’absence de temps [19] » :

zéro le temps remue avec des troubles de

bouche radieuse tempo haleine chaude enva-

hissent le centre disque du monde mon se

[…]

le miroir ne cesse d’enfler à chaque mesure

sourde directe au ventre

CB, 89

et naître n’être que cela tant pis

mieux encore puisque au ralenti

CB, 114

L’intériorité où le sujet retraite serait donc un lieu habité par les ombres et à l’abri du temps. L’absence de temps, affirme justement Blanchot, est le temps de la répétition, un temps où rien ne commence :

Plutôt qu’un mode purement négatif, c’est au contraire un temps sans négation, sans décision, quand ici est aussi bien nulle part, que chaque chose se retire en son image et que le « Je » que nous sommes se reconnaît en s’abîmant dans la neutralité d’un « Il » sans figure. Le temps de l’absence de temps est sans présent, sans présence [20].

Cela n’a jamais eu lieu et pourtant cela recommence. Sans fin, sans passé, sans avenir. C’est un temps non dialectique, les contraires ne s’y excluent ni ne s’y concilient. À propos du pouvoir de fascination de l’image qui menace sans cesse la solitude de l’écrivain, Blanchot écrit :

Ce milieu de la fascination, où le regard se fige en lumière, où la lumière est le luisant absolu d’un oeil qu’on ne voit pas, qu’on ne cesse pourtant de voir, car c’est notre propre regard en miroir, ce milieu est, par excellence, attirant, fascinant : lumière qui est aussi l’abîme, une lumière où l’on s’abîme, effrayante et attrayante [21].

On sent clairement chez Brossard une attirance pour ce non-temps, cette vision de l’écriture et cette version du miroir comme lieux de passage et de recommencement, passage qui suppose un renoncement à soi. Mais un tel attrait ne va pas sans tiraillements :

cette teinte couleur au plus pur enfoncée

dans la chair chaque fois que glisse

l’ombre qui ne contredit pas cette vie

la recommence tout élan malgré

ce qu’elle ne sera jamais puisque passage

synonyme demain le corps renoncé

CB, 115

Le conflit se joue notamment entre les « ombres sèches du regard » et les « ombres humides des lèvres ». Est-ce par hasard que chez Brossard la lumière se perçoit le plus souvent par les ombres qu’elle projette ? Faut-il y voir une forme de résistance à cette mort obligée, comme si l’ombre conservait les traces de vie que la mort laisse sur son passage ? Quoi qu’il en soit, la stratégie développée dans ce livre, et qui consiste à ralentir le temps de la rencontre entre la mort et la naissance, les lèvres et les yeux, vise à ouvrir l’espace intérieur aussi bien que le sens afin que le sujet et le poème n’y étouffent plus et puissent poursuivre leur quête d’origine :

de mémoire furtive l’ombre se vide

d’elle-même engendrant le chiffre équivoque

facétie l’engrenage de la halte au passage

libre équilibre à l’intérieur de chaque son

vu ou entendu

en rappel les parois de l’oeil élargi à vie

mesurant le risque la route naissance

blanche ogivale féconde plume sous la main

CB, 116

Il s’agit de remonter le cours des recommencements comme un fil d’Ariane [22], non tant pour en atteindre le bout que pour dévider l’espace et le vider de ses ombres afin de donner lieu au sujet. Blanchir les ombres, ce serait redonner au signe sa force irradiante, son équivoque, sa plurivocité. Le corps pris dans « l’engrenage de la halte au passage » est un corps fixé dans son mouvement, arrêté sur le seuil du passage entre mort et naissance, où le sens peut être renouvelé par le rapprochement de l’oeil et des lèvres (« vu ou entendu »), la sensation et l’émotion (« libre équilibre à l’intérieur de chaque son »). Faisant écho au sujet, la réalité revêt un aspect gigogne, révèle son potentiel d’intériorisation, l’intériorité apparaissant du coup comme un lieu fécond, et le poème comme un espace où le plaisir peut se prendre et s’affirmer. Mais tout cela n’a, dans L’écho bouge beau, qu’une valeur programmatique. Car le désir n’est encore pressenti que comme une origine obscure et le combat se poursuit, dont la fin pourrait bien être funeste. Le recueil se termine en effet par des suites en prose très denses qui donnent à entendre un sujet en ébullition, au bord de l’éclatement. La suite « Calme comment » montre un corps agité, soumis à un trop-plein (« assez assez [j’absorbe trop] » [CB, 126]), prêt à s’ouvrir sur le dehors (fréquentes occurrences du « O »), tel un volcan sur le point d’entrer en éruption, mais qui en appelle encore au calme, ou que l’on incite encore au calme. Il y a cacophonie, ça se bouscule à la sortie. Le corps babélise (« je l’habite tant et plus ma petite tour de Babel » [CB, 127]). Dans le texte qui clôt le recueil, « Oubli peut-être », il est question d’abîme et d’un « échec perpétuel ENVOÛTANT » (CB, 129 ; les majuscules sont de l’auteure). On y reprend tout le programme. Le combat de nouveau a lieu entre l’oubli et la mémoire, l’intérieur et l’extérieur :

l’oubli tourne en rond circule en moi gêne les gestes les amorce aussi alors je veux rester mais j’oublie que je ne saurais être confinée dans ou dedans sans percer le cercle par où je m’illimite à nouveau peut-être pour la première fois à nouveau je découvre ce que j’appelle de toujours et de partout surface ou abîme

CB, 128

La binarité opère tels un obstacle, une cloison. Le mouvement reste coincé à l’intérieur, entre l’un et l’autre pôles (« les sensations ternes dont je ne doute pourtant pas de l’éclat » [CB, 128] ; « sensations cloches » [CB, 129] ; « je suis vivante vibrer pour l’émotion ou vibrer au cas où » [CB, 129 ; je souligne]). L’écho est ici un étau, un cul-de-sac ; « dans la distance du retour à la première personne », il ne mène qu’à la « genèse de la double fracture devant la glace » (CB, 117). Le sujet s’en trouve barricadé (« je suis mon propre nombril non pas celui du monde » [CB, 129]).

Dans Suite logique [23] (1970), livre très mallarméen [24], Brossard poursuit son effort de neutralisation du temps. Nous sommes ici dans la langue, explicitement. On entre dans la matérialité du texte, sa forme, son opacité. Le dualisme accentué oblige à voir le silence et le vide comme corollaires de la parole [25]. C’est dire que cette problématique de l’échec, de la distance infranchissable, de la non-coïncidence n’est pas résolue. Puisque la répétition confine à l’absence d’identité, le sujet semble en conclure momentanément qu’il vaut mieux s’omettre que se dédoubler. Partant, le neutre se voile d’une connotation négative :

neutre ce qui fut dit

neutre ce qui emprunte tant

car de moi rien sinon

l’objet repeint hasardé

fictif l’emprunt par excellence

rien ne se confirme

c’est

ce qui ruine

ruine et merveille

du pareil au même

l’éclosion se fait mal

laissant croire qu’un jour

elle se fera divine

éclosion de rien pourtant

CB, 150

que dire qui ne soit dérobé aussitôt

devenu transparent et neutre

du même fait

CB, 156

Et si « doublement le silence déverse charnel » (CB, 159), et si « l’exil s’impose radical » (CB, 155), ce dernier ne peut encore être qu’intérieur, car on n’a pas passé outre l’enfermement dans l’image. Le livre se clôt d’ailleurs sur une disparition :

s’abîme avant tout dans le charme

tel un surplus de doute que l’on voit

peu à peu disparaître derrière la fascination

la suite

CB, 180

Creuser le poème jusqu’à sa disparition

Que l’exil intérieur ne puisse mener qu’à la répétition du mouvement de repli, puisque dehors le neutre exerce sa contrainte et que la loi menace le sujet de disparition, c’est là ce dont Le centre blanc [26] (1970) fait l’épreuve radicale. Or c’est certainement le livre sur lequel Blanchot a eu l’influence la plus prégnante. On y sent Brossard littéralement fascinée par la mort, tenue par son pouvoir d’attraction. Forcé à demeurer en soi-même pour y chercher sa propre origine, et sans doute de ce fait interpellé par le pouvoir de libération de la mort, le sujet s’engage dans l’abysse qu’est devenu son corps et consent à y descendre comme dans un tombeau. Un centre blanc, c’est ainsi que se présente alors l’espace littéraire où le sujet s’engouffre, et c’est de là que parle le poème. On s’y livre encore « à l’épreuve de la répétition » (CB, 188), dans le but toujours poursuivi que se croisent les axes : « vers un croisement des lignes […] advenant le croisement centre blanc sinon irréel tiendrai  lieu d’aimant si centre là repose en moi  choses devinées lentement éprouvées de l’intérieur » (CB, 185 ; les espaces sont de l’auteure). Le temps y est toujours un enjeu, qu’on tente de ralentir et même d’arrêter, notamment en usant de la répétition (reprises dans un ordre arbitraire des chiffres tenant lieu de titres, répétitions de mots et de certains passages, etc.). Lentement, attentivement, le sujet s’adonne à « l’exploration ou [au] sondage minutieux des structures » (CB, 194). S’il rêve « le silence sans la crispation muette de l’évanouissement » (CB, 183), le combat est loin d’être gagné, et l’issue risque toujours d’être fatale, car « le corps s’abîme à chercher au loin l’indice » (CB, 186). Le sujet visant à accomplir la « difficile synthèse […] de silence et d’espace » (CB, 198) suit en fait « le jet blanc de la mort » (CB, 190) :

cette fois le temps le temps le blanc le blanc le centre le centre trouant de partout éblouissante en moi participante silencieuse attentive cette fois l’énergie l’énergie résumée dernière acceptation force ultime dans ce corps soulevé vibrant comme si se dilatant et ce faisant se dilatant ne fixant plus rien cette fois rien tout aboutit en cet instant cette creuse seconde

CB, 207

Cette quête infinie de la blancheur, du vide, du rien, cette descente en soi jusqu’à l’évanouissement se révèle une impasse pour le sujet qui néanmoins la poursuit, gardant le cap sur l’origine, jusqu’à ce que le corps menace non plus d’explosion, mais d’implosion. Dans ces poèmes où « tout sombre » (CB, 114), on est souvent sur le point de « perdre connaissance » (CB, 114). De même le sujet est sans cesse absorbé, le mouvement vertigineux des mots l’entraînant vers le fond :

[a]ttentive au silence à l’instant où rien ne se passe où le vide se fait la vie en place tout du corps s’affranchit de la vie l’extase la vie du centre état pure vigilance quand tout de l’esprit existe sans contrainte continuel état de veille qui se perpétue de sourire en sourire à l’intérieur de la même attentive et heureuse personne personne là

CB, 223

L’impossibilité d’accomplir pleinement le poème depuis le centre blanc, soit depuis l’intériorité où le sujet est confiné et qu’il doit sans cesse creuser, tient au fait que le corps qu’on cherche à y placer est grevé par le pouvoir paralysant de la représentation, et maintenu dans la distance par ses modèles littéraires mêmes. C’est en somme un corps absent (« personne là »), en défaut de chair, un corps éthéré, conceptualisé, disséqué, soumis à l’analyse. Une vue de l’esprit. Yeux, mains, lèvres, flux d’énergie, voilà autant d’éléments qui semblent agir de manière autonome, erratique, sans connexion les uns avec les autres. Un tel corps ne peut s’affranchir, car il demeure prisonnier de la conscience. Bien que le salut de l’écriture — le sujet le pressent — tienne au mouvement continu et à l’équilibre des forces complémentaires, la force centrifuge à laquelle sa conscience le soumet stoppe la force centripète qu’éveille le désir, et plutôt que d’assurer le relais entre le centre et la périphérie, le corps, en proie à la densification et à la sursaturation, se trouve menacé de réification et de non-sens :

quand il n’y a plus rien à la périphérie que la vie naît et meurt à l’intérieur selon les mêmes lois s’accomplit lumineuse conscience souveraine présence tout cela étant de l’extase l’intense respiration l’intense achèvement des temps futur et autres cela la connaissance des structures plus que jamais la mort enivrante

CB, 229

tout se neutralise et s’éclaire se vide de tout sens tout la mort souffle blanc silence de mémoire silence silence silence la mémoire tout dans un seul souffle le dernier centre où tout se peut enfin concentrer centre blanc sans surface le temps le temps ne transforme rien désormais le temps durcit blanc

CB, 233

Le centre blanc, on le voit bien, est pour l’écrivaine une expérience limite. Elle y a creusé le poème jusqu’à la prose, au risque de sa (propre) disparition : « Qui creuse le vers, affirme Blanchot à propos de Mallarmé, rencontre sa mort comme abîme [27]. » L’écrivain véritable serait « celui qui écrit pour pouvoir mourir et il est celui qui tient son pouvoir d’écrire d’une relation anticipée avec la mort [28] ». Voilà qui s’approche étrangement de ce que traverse le sujet du recueil. Cette mort fascinante, enivrante, c’est aussi la mort anonyme, celle à laquelle, encore selon Blanchot, mais d’après Rilke cette fois [29], l’écrivain doit consentir :

corps sans mouvement expansion vertigineuse temps mort […] la mort la mort anonyme structure enfin claire blanche stérile mémoire qu’il fut un temps présent

CB, 225

mort douce silence et vide de toute chose la mort désormais souffle durci tout se concentre en ce lieu la mémoire n’est plus que mémoire n’est plus en cet instant anonyme impersonnel celui de la mort la mort s’infiltre souffle blanc en ce présent qui s’éternise neutre

CB, 234

Mais voilà aussi ce que Brossard ne peut accepter sans résistance, elle qui pourtant reconnaît à la poésie un pouvoir de transformation. En effet, comment un sujet — le sujet féminin en l’occurrence — aux prises avec sa propre inexistence pourrait-il consentir à son anéantissement ? Et à plus forte raison à une mort anonyme ? Comment, s’il n’est pas encore né, serait-il à même d’endosser cette coïncidence entre la mort et l’origine ? On voit bien en outre, lorsqu’on la creuse un peu, que l’hypothèse de Blanchot s’appuie implicitement sur une abondance préalable, qu’elle ne peut venir que d’un sujet possédant une vie propre et une solide identité — bref un ego bien campé —, mais encore qu’une telle conception de la mort porte la marque d’une obsession singulière [30], que loin d’être anonyme, elle renvoie à une signature, celle d’un éminent intellectuel, issu de la bourgeoisie française du xxe siècle et héritier d’une longue tradition philosophique et littéraire.

Descendre en son propre corps comme en un tombeau pour y chercher l’origine, c’est faire le pari de l’orphisme. Mais l’expérience orphique telle que la représente Blanchot à travers Rilke [31] mène forcément au silence. L’intimité de l’artiste avec la mort — qui est le risque — l’expose à un renversement radical ; « [c]e renversement ne serait-il pas alors l’expérience originelle que l’oeuvre doit toucher, sur laquelle elle se referme et qui risque constamment de se refermer sur elle et de la retenir [32] ? » Orphée « ne signifie pas l’éternité et l’immuabilité de la sphère poétique, mais, au contraire, il lie le “poétique” à une exigence de disparaître qui dépasse la mesure, il est un appel à mourir plus profondément, à se tourner vers un mourir plus extrême [33] ». Orphée est « le signe mystérieux pointé vers l’origine, là où ne manquent pas seulement la sûre existence, l’espoir de la vérité, les dieux, mais où manque aussi le poème, où le pouvoir de dire et le pouvoir d’entendre, s’éprouvant dans le manque, sont à l’épreuve de leur impossibilité [34] ». Croyant se tourner vers Eurydice, Orphée se tourne en fait vers l’origine de l’oeuvre. Du coup l’oeuvre — en quête de l’origine — se trouve vouée à l’effacement, lequel est la condition même de sa réalisation. Le poème, postule Blanchot, est l’origine du poète (et non le contraire) ; mais il exige en retour la mort du poète de même que son renoncement à l’oeuvre. L’oeuvre quant à elle « n’est oeuvre que si elle est l’unité déchirée, toujours en lutte et jamais apaisée, et elle n’est cette intimité déchirée que si elle se fait lumière de par l’obscur, épanouissement de ce qui demeure refermé [35] ». Voilà une leçon que l’auteure du Centre blanc a manifestement bien saisie et appliquée, mais dont elle a aussi montré les limites, du moins en ce qui la concerne. Brossard ne peut consentir au désoeuvrement [36] auquel l’accule le neutre [37] ; il y a chez elle un trop grand attachement au texte en tant que capital de subjectivité. Ce qui est en jeu — en JE — dans son écriture, c’est moins l’origine de l’oeuvre que celle du sujet. Or Le centre blanc semble prouver par la négative que l’origine du sujet-femme ne peut être assimilée à la mort à laquelle conduit la fermeture, qu’au contraire elle nécessite une naissance, et que cette naissance ne peut avoir lieu que dans un effort d’ouverture, une affirmation du pouvoir de dire et du pouvoir d’entendre. La singularité de la naissance doit s’opposer à l’anonymat de la mort.

Remonter jusqu’à trois

Mécanique jongleuse suivi de Masculin grammaticale [38] (1974), qui arrivent quatre ans après Le centre blanc, affichent d’entrée de jeu un parti pris formaliste. Comme si la poète était allée au bout de la contemplation fascinée de la mort, l’intériorisation fait place à la distanciation. Le corps y apparaît fragmenté, comme mécanisé. On n’y sent aucun effort de synthèse. Le regard découpe, la langue écarte, les mots dissèquent. En même temps, ces textes qui prennent la mesure de ce qui la sépare du Centre blanc semblent nostalgiques des paysages des premiers livres : « mais elle éprouve en elle la trace qu’évoque (presque prose) — s’en va masquer loups d’abondance le paysage — la rupture » (CB, 152). Déjà les courbes font leur apparition et le plaisir s’affirme par le truchement de l’animalité. Il est moins question de mort que de mordre dans la chair des mots (« puisque avec le temps le silence/le souffle se défend et mord » [CB, 259]).

La partie pour le tout [39] (1975) évoque d’emblée la fiction. On y trouve aussi les premières occurrences de la langue ainsi que de la spirale, qui viennent avec la thématisation du désir lesbien :

feinte — tout l’enjeu/la fiction —

l’intuition de la lésion (la lésée)

sa langue parle avec un trou la léchée

CB, 291

ma déchirante stratège qui m’amène à la fiction

biffée dans le temps ou rature de la menteuse

l’écart : ainsi le désir réfléchi

CB, 292

La fiction [40], voie d’appropriation de la langue, serait le résultat de cette stratégie qui consiste à prendre sur soi et en soi la déchirure et le mensonge et à les investir, afin d’y voir non plus des menaces d’anéantissement, mais des lieux habitables :

d’ici le double à l’envers la différence, or les voix j’entends qui se plaquent collent réelles la composition où s’étreint le dérisoire du miroir or par sagesse s’il tourne ou glace (en ses eaux) sa chair image renversée — spéculum de la voie ou l’étoile inversée mais entre les parois elle s’y réfléchit et succombe c’est sa balance et mensonge on l’illustre à la fiction au texte : il succombe soleil irrigue

CB, 336

Il sera moins question de trou désormais (sinon sur le mode critique ou ironique) que de fente (feinte/lésion/lésée). Si le désir réfléchit l’écart et que l’écart est le désir réfléchi, c’est dire que cet écart n’est plus un abîme, mais l’occasion d’un rapprochement, d’une relation, un véritable espace de création :

hors narration s’étend sidère et tout parcours spécule hors temps si parvenir à me joindre me blanche et sans répétition sans pacte explorant la cavité mais elle eût deviné à moins la plie miroitante l’oeil et la greffe ou le discours à rebours elle sut toute circonstance du désir qu’elle oserait le pacte de l’excès et s’y retrouverait à ciel ouvert

CB, 337

On voit bien encore une fois que le hors-temps théorisé par Blanchot est une fausse piste, une utopie qui ne convient nullement au dire femme, qui, précisément parce qu’il n’est pas un (déjà) dit, nécessite une entrée résolue dans l’histoire. Car l’absence de temps le fige dans la représentation, et l’image ne lui appartient pas (encore). Puisque la conception de l’orphisme et de la poésie inspirée de Mallarmé et Rilke s’appuie sur la séparation radicale entre l’objet et le sujet, le dire et le dit, la rose et l’« absente de tout bouquet », il faudra, pour déjouer l’impasse, colmater la faille dans laquelle le poème tend à sombrer. Il importe de dépasser la figuration (le reflet du miroir, l’écho), qui scinde et tend à objectiver, pour entrer de plain-pied dans la fiction, qui relie, relit, place le sujet en relation. Il s’agit en somme de combattre l’hégémonie du régime de l’oeil [41], sens mâle par excellence, mesure de la distance et organe de la représentation, en lui préférant le régime de la langue, celle qui embrasse et parle sans diviser ni menacer de mort. Cela demande de transgresser l’autorité de ses modèles, de déboulonner les figures hiératiques des pères pour aller à la rencontre de la mère symbolique. La femme est confrontée à la nécessité de l’invention. Car elle doit non seulement s’inventer comme sujet, mais inventer sa langue et se donner des formes nouvelles pour actualiser sa subjectivité. Eurydice ne doit pas seulement échapper à la mort, elle doit être ramenée à la vie, et lancée dans le monde. Et peut-être alors pourra-t-elle se métamorphoser en Amazone. Ainsi l’écrivaine se voit-elle forcée d’imaginer un lyrisme nouveau, qui permette à la femme d’échapper au piège du miroir et d’entrer dans le mouvement de la spirale [42].

Permettant ce retournement de l’image contre elle-même, la fiction devient le lieu d’élaboration de ce nouveau lyrisme, qui va de pair avec une sortie de soi et une réappropriation de l’espace :

trafiquée et t’astreignant sans rôle à traverser cet espace très murmuré de la fiction la répandue sans finalité, en outre, gorgée ou, dans le trou audacieux s’engloutit la perte décisive la passion inconditionnelle luxe et survie

CB, 333

fille de paroi//décentrer ou qu’envahir l’espace et s’y maintenir en déroute, m’interne à grand galop retournant le contrepoint des séjours en vase clos

CB, 334

Dans cet espace « sans narrateur » où la femme va « à son aise : refaire surface femelle » (CB, 327), le blanc se prête au jeu. Brossard joue avec les blancs (les fréquents enjambements entre les poèmes instaurent une syntaxe à l’échelle du recueil qui fait vibrer les blancs), multiplie les ouvertures (en usant notamment d’assonances [o/ou]), fait rouler le blanc sur sa langue, le mêle à la salive, en fait un objet de plaisir et ainsi le conjure : « Le blanc des yeux mauve en voyage ma serrée et lente sur la langue […] toi ma maîtresse attentive au creux de moi tu l’étends le champ où mentir ne fait qu’agrandir l’espace ludique » (CB, 332).

Blanchot, on l’a vu, associe le hors-temps de l’écriture à la répétition, mais également à l’impossibilité de la connaissance [43]. On peut supposer que cette impossibilité fait problème pour un esprit aussi avide de comprendre et de se saisir des objets du monde que l’est Brossard, amoureuse de la vie et assoiffée de connaissances [44]. Or dans Champ d’action [45] apparaissent la déviation et la déviance comme sources de connaissance, comme « signes avant-coureurs d’un engagement nouveau de l’oeil et de l’oreille, d’une sécrétion autre d’images et de gestes parlés […]. OR PAR CE JEU D’ÉCRITURE PRÉCISER LES RAISONS DE LA DÉVIANCE ET L’ACCENTUER PUISQUE SOURCE DE CONNAISSANCE. » (CB, 372 ; je souligne ; les majuscules sont de l’auteure.) À ce sujet, il est intéressant de mentionner que les textes sont classés par ordre chronologique inversé. En outre, dès le début du recueil, la mémoire ancestrale, enfouie dans la chair et que le désir seul peut réveiller, s’oppose à la mémoire apprise [46]. C’est dans cette logique déviante que s’inscrit le dernier poème du recueil, et de la rétrospective. « Le cortex exubérant » est, avec Le centre blanc, le texte qui expose le plus explicitement la problématique de l’enfermement dans l’image et la répétition :

les connexions : comment drainer mon excitation et comprendre que « l’espace littéraire » me rend coupable envers toutes les pratiques chimiques auxquelles je renonce de par la manière dont je cherche. Car ce texte ne pardonne à qui que ce soit qui le vise de l’oeil, la lenteur belle émouvante qu’il met à saisir par le dedans du corps le sens gravide de sa forme.//ainsi que tu achèves d’ouvrir les cases. Ainsi que tu salives.

CB, 408

Mais ici le vide fascine moins qu’il n’incite à un effort d’affranchissement du pouvoir exercé par le possesseur de la langue, de l’oeil, de la loi. Ainsi « l’espace littéraire » sera mis à l’épreuve de nouvelles sources et de nouveaux modes de connaissance :

T’étant aperçue des doubles fonds (ce soir-là deux femmes se répétaient autrement que pour le spectacle (seulement se voir lécher toute ombre et paroi alentour). Et les inscriptions. Comble les vides. Ce soir elles font comment ? se le répétant, se représentant au fond double du miroir. […])

CB, 388 ; l’auteure souligne

Le programme est donné, et avec lui le champ d’action où s’engager, qui est aussi bien un champ de mines qu’il s’agit de faire sauter, comme autant de citations à déconstruire au fil du récit à tisser sans narrateur.

De l’autre côté du silence

On voit bien ce qui se joue ici, et à partir de quels fils l’écrivaine devra tramer le pont qui lui permettra d’enjamber l’abîme et d’échapper à l’absence et au silence, voire à sa propre mort. Dans une entrevue accordée à Jean Fisette et à Michel Van Schendel, Brossard parle de la prise de conscience qu’a provoquée Le centre blanc, dont l’écriture, motivée par la croyance qu’« avec la poésie, on pouvait aller très loin : dépasser le silence et tout dire [47] », fut suivie par « un temps de silence où dominait le sentiment de faillite à l’égard de ce qu’[elle] avai[t] investi dans l’idée même de poésie [48] ». « Après Le centre blanc j’ai compris qu’il n’y aurait jamais identité entre le corps et le texte [49] », ajoute-t-elle. Et néanmoins le corps demeure central chez Brossard — à la fois le corps propre et ses représentations —, pour qui il est le lieu même du sens. Dans le même entretien, elle explique en partie le silence qui suivit Le centre blanc par son ambivalence quant à la notion d’écriture féminine, qui l’a maintenue dans une posture contradictoire devenue peu à peu intenable [50]. Comment faire pour sortir de l’impasse ? Comment échapper au dualisme et aux contradictions ? La question que pose ce sentiment de faillite, à laquelle viendra répondre L’amèr ou Le chapitre effrité, ce livre de théorie/fiction qui rompt le silence tout en marquant un tournant décisif dans l’oeuvre, n’est pas seulement de savoir comment se transige l’interaction entre sensation et émotion [51], entre corps et code, entre matière et abstraction, entre désir et réflexion, autrement dit entre le modèle mallarméen et le modèle rilkéen, mais quelle autre voie s’offre que celle qui est ouverte par Blanchot, ou comment devrait se présenter « l’espace littéraire » afin que l’origine n’y soit plus synonyme de mort anonyme mais lieu de naissance d’un sujet singulier.

Les textes réunis dans la deuxième partie de Double impression [52], qui vont de 1974 à 1979 (et prennent en quelque sorte le relais jusqu’à la publication de L’amèr [53]), donnent une bonne idée de l’exigence de transgression qui s’est posée à la suite du Centre blanc. On pourrait presque y voir une lecture à rebours du recueil tant ils désignent avec précision les points d’achoppement :

La fiction troue le discours, le désamorce et si on a ni le temps ni la curiosité d’aller voir par le trou, il devient vite l’oeil obsédant de papa qui watche. Il devient le cercle encombrant, la limite, la répétition. Le cercle de l’internement. La folie ronde qui tournoie et qui blesse l’oeil du voyeur. Si on n’y regarde, il perd sa fonction d’ouverture et ne sert plus la voyance. Il annule sa fiction et devient de fiction (cf. le dictionnaire : de convention).

DI, 66-67 ; l’auteure souligne

En fait, notre conception du trou est essentiellement liée à celle que nous avons de l’espace et des trois dimensions. S’acharner à comprendre le sens du trou, c’est entrer dans une pratique, une recherche qui se situe déjà en dehors de la possession, de la prise (du pouvoir). Pouvoir curieusement ensemble avaler son sujet par le trou de passe. Suffit-il encore d’en être la clé, la solution mathématique.

DI, 70

Ces textes s’inscrivent dans une démarche qui intègre le ludisme et le plaisir. C’est précisément en faisant du plaisir la clé du sens et en affirmant sa force de vie que Brossard concevra ce genre inédit qu’est la théorie/fiction. Cette avenue, qui s’apparente davantage à la révolte rimbaldienne qu’aux pouvoirs de l’orphisme, débouche sur une autre dimension propre aux retournements. Pour s’arracher au cycle de la répétition, rendre possible la sortie hors de soi et enfin entrer dans la fiction, la femme doit d’abord déplacer la perspective, regarder par le trou, autrement dit investir le champ du regard. C’est là l’une des fonctions principales de l’autoréflexivitié et de l’autotélisme chez Brossard. Mais c’est aussi le rôle que joue la théorie mise en regard de la fiction. La femme doit devenir le sujet de l’histoire qu’elle est à inventer et ensuite, comme lectrice d’elle-même, assister à son propre avènement. La théorie tire la fiction vers la réalité, lui fait rendre en quelque sorte sa vérité : « Parler femme, c’est d’abord composer son sujet. Tisser une fiction du sujet. Tramer le drame. Faire sa première scène de montage. […] C’est relire surtout. Dans une autre perspective. » (DI, 67) Ce qui se dessine à l’horizon de ces textes, et que L’amèr va réaliser pleinement, c’est donc moins le désir d’opposer un régime à un autre (qui prédominait dans Le centre blanc) que celui de maintenir une relation vivante entre les deux. De sortir en somme du « cercle encombrant » de la dialectique et de faire du retournement (/) un mouvement ouvrant, un tremplin, un seuil d’affranchissement. Une fois « échappés des discours de l’oeil [54] », le regard de la femme et sa langue vont de pair comme le font théorie et fiction. Ainsi seulement tête et corps sont raccordés, sans toutefois perdre leurs spécificités [55]. Quant à l’écart qui les distingue, d’abîme qu’il était, il devient creuset du sens. S’impose dès lors non plus une table rase, mais une nouvelle visite des lieux du livre.

S’il n’est plus question d’exil intérieur, la sortie hors de soi ne correspond pas davantage à l’exil de l’écrivain tel que le conçoit Blanchot d’après Hölderlin [56]. Le sujet-femme a non seulement besoin de connaissance, mais encore de vérité et d’un sol pour ancrer ses gestes et sa gestation. C’est dire que cette extériorisation nécessite une ressaisie, un recueillement. Puisque la répétition confine à l’enfermement, il faudra une autre forme de réverbération du regard qui lui permette de s’unifier dans la distance. C’est là que l’érotisme lesbien entre en jeu et prend toute son importance :

S’il n’était lesbien, ce texte n’aurait point de sens. Tout à la fois matrice, matière et production. Rapport à. Il constitue le seul relais plausible pour me sortir du ventre de ma mère patriarcale. Distancer d’elle suffisamment mon regard pour la voir apparaître autrement que fragmentée dans ses parties métaphoriques.

A, 22

Comme le remarque bien Louise Dupré dans sa préface à L’amèr, la lesbienne est une « figure double dans laquelle le “je” se retrouve semblable et différente, apporte au langage une autre dimension : la logique binaire est délaissée au profit d’une logique tridimensionnelle rassemblant la partie et le tout, le fragment et la totalité [57] ». Par contre je ne suis pas tout à fait d’accord pour y voir « l’allégorie d’une évacuation du réel [soumettant] l’écriture à l’abstraction d’un corps figuré en dehors de tout réalisme, un corps de femme mutante, désexualisée, aérienne, corps utopique d’un “futur asexué, vague comme l’espace”, corps fictif, présent/absent, livré en dernier ressort à l’irreprésentable [58] ». Certes, le lesbianisme fait l’objet d’une idéalisation et alimente l’utopie d’une communauté de femmes parfaitement affranchies. Mais l’érotisme lesbien donne à éprouver le corps dans le présent des gestes, et c’est de cette presque immédiateté que se saisit l’écriture, réduisant au maximum la distance sans néanmoins l’abolir. Ainsi, loin d’être ce « dehors sans intimité et sans limites » que Blanchot associe à l’exil du poète, l’érotisme lesbien, en vertu de la ressemblance entre les amantes, rend possible cette ressaisie [59]. On comprend dès lors ce qui a pu motiver l’écrivaine à le radicaliser. Or il semble bien que ce qui s’exprime dans L’amèr est précisément le déploiement des forces à même de tirer le sujet brossardien de l’impasse où ses lettres et ses modèles littéraires l’avaient mené.

Cette triple filiation masculine qu’on a pu identifier (Mallarmé et Rilke médiatisés par Blanchot), et qui préside à cette logique tridimensionnelle dont parle Dupré, se transforme ici en deux trios de femmes : la narratrice, sa mère et sa fille, d’une part, la narratrice, son amante et sa fille, d’autre part. Que la narratrice ait une fille rend possible une série de substitutions (de la famille nucléaire on passe à la lignée de femmes puis à la famille lesbienne) qui sont autant de relectures : du modèle patriarcal aussi bien que de ses modèles littéraires. L’orphisme s’en trouve poussé jusqu’à l’absurde, de même que l’est la division du corps (ironisée, caricaturée), mais cela se fait dans une perspective de « rebrassage » et de redéfinition. Si la narratrice affirme d’emblée avoir « tué le ventre » (A, 19), elle poursuit en ajoutant qu’elle écrit « pour ne pas vous abîmer vos corps et pour y trouver [s]on espèce, [s]on centre » (A, 19). Le ventre qu’on tue, c’est évidemment le ventre réducteur, ce lieu d’enfermement, puisque cette femme déprise de l’image de la génitrice « conserve la couleur de son sexe » (A, 23). Le rôle de mère symbolique qu’il s’agit désormais d’assumer, il faut le créer. D’où cette nécessaire réinvention du lyrisme, qui sera fait à la fois de rupture et de continuité, d’abstraction et de corps, de théorie et de fiction. La mère symbolique a cessé d’enfanter, mais elle écrit. Le lait est remplacé par l’encre qui imbibe les pages du livre à écrire et à lire, à relire et à réécrire, jusqu’à le noyer. C’est dans un tel livre qu’elle ancre ses actions :

Fille-mère lesbienne, j’inscris la dernière contradiction. Minant par l’intérieur l’histoire à laquelle je puis maintenant participer. L’acide a commencé de s’infiltrer dans le papier du livre.//Les différences se soulèvent comme de vieilles coupures, collées sur le papier du livre. Faisant gonfler tout le livre. Boursouflures idéologiques. La course aux symboles. Sauve qui peut de sa propre énergie. La symétrie dans l’oeil, coincée comme une dialectique.

A, 44

Ce qui se rejoue ici, mais cette fois très explicitement, et sur le mode du récit, c’est le clivage entre le regard du père, le lointain détenteur des mots, et la langue douce de la mère, dont le corps attire et retient l’enfant auprès d’elle. Or dans l’amour lesbien, on l’a vu, la séparation est à la fois réactualisée et apaisée : « L’éclat de la différence comme une entrée dans la fiction. Une jouissance active de la rupture. C’est à la fois mon corps qui s’ouvre. Mais une fente et non le fragment. […] De la différence à la différence : l’entre-deux. » (A, 48) La synthèse qui s’y réalise n’est en rien contraignante ; elle n’est ni réductrice ni totalisante. À la fois différence et répétition, l’intimité lesbienne échappe à l’obsession de la symétrie, et du coup autant à l’enfermement qu’à la dispersion. « Elle dissout le contrat qui la lie à la figuration » (A, 70) et réalise cette réunion de la langue et de l’oeil : « Mots et miroirs à me répéter avec un effet mais la tendresse. Un texte c’est comme obligé pour coïncider à mes yeux. Dans ma bouche, sous mes yeux, ça me fait l’effet du papier c’est écrit tout de même il y a un corps de femme à mes yeux, le sujet. » (A, 86) À la liquidité s’associe peu à peu une végétation luxuriante, tandis que les textes font sonner les mots comme pour jouir de l’homophonie et de la paronymie. Cela crée un effet d’emboîtement en même temps que d’ouverture :

Si je suis entrée dans la végétation c’est pour y faire surgir non pas le refoulé mais le déployé. Foulée ployée la même, herbe. En écho. Ce qu’on n’a point prévu du conditionnement : l’espèce qui s’agite en abysse et qui sous chaque vertèbre pousse toujours un peu plus de malaise pour que s’adapte l’eau car les audaces sont du processus de toute mutation, parmi les inclinaisons secrètes, les plus attisantes. Dans le tympan, c’était toujours le même effet : l’eau l’onde. Que l’on crût à l’énergie j’étais alors avec des femmes.

A, 87

la loi ne fait plus lecture. le muscle paralyse. seule la langue et maternelle encore travaille dans toute sa texture et fureur à saisir l’environnement. la langue d’eau assignée contre le miroir ardent. pour un enjeu presque de survie.

DI, 101

Cette alternance désormais fluide entre ploiement et déploiement, sortie et intériorisation, projection et reprise en soi serait le propre du corps-femme, et l’érotisme lesbien un lieu privilégié de son actualisation.

Noyer les lieux du livre, c’est laisser le sens et le livre avec lui monter en soi comme une naissance, comme une marée. C’est revenir sur les canons, les genres institués, en faire sauter les frontières et les réinventer. C’est conjoindre fiction et théorie en vue de démasquer le mensonge de la réalité et de démontrer la vérité de la fiction [60]. C’est irriguer le poème et le monde qu’il décèle de cette langue-mer que parle le corps vibrant de désir, afin de rendre l’un et l’autre au champ des possibles. La ligne brisée, mais aussi bien la lignée, trouvent ainsi à se reconstituer, de façon non plus linéaire mais courbe, déviante, non plus circulaire mais spiralée.

Le lyrisme c’est peut-être quand quelque chose s’étale que l’on ne reconnaît plus et qui va pourtant de soi nous chercher plus loin, d’aussi loin, si loin dans la répétition que nous apprenons à nous départir du superflu [61].

L’image ne s’est pas dissipée, elle s’est transformée. Investie dans et par la fiction, prise en charge par la théorie, elle renverse l’impossibilité de la connaissance. Si le lyrisme étale devant soi ce que l’on ne reconnaît pas, c’est peut-être justement qu’il y a quelque chose à connaître, quelque chose de radicalement nouveau qui aurait échappé jusque-là au regard, quelque chose à prendre au mot et à apprendre aux mots, et que seule peut-être une lettre aérienne saura traduire. Il en va de même de l’espace littéraire. Passant d’une tension binaire à une dynamique holographique, le rapport au texte s’est problématisé, puis allégé. Ainsi la lecture (« y compris la lecture de la loi » [DI, 104]), le texte revu, relayé, rencontre l’écriture. Relire un texte, n’est-ce pas en effet y entrer par la sortie, s’y couler de tout son être, y ancrer sa parole, s’y relier, y prendre naissance, demeure et vérité ? « [L]e miroir sorti des mers est alors en surface ce que l’on traverse de soi, dans la peau de soie de l’autre figure. » (DI, 105)