ChroniquesPoésie

Corps mis à l’épreuve[Notice]

  • Denise Brassard

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  • Denise Brassard
    Université du Québec à Montréal

En 2004, Jean-Philippe Bergeron a reçu le prix Alain-Grandbois pour Visages de l’affolement, un premier livre étonnant. Écrit en partie lors d’un séjour dans une aile psychiatrique, il fait entendre la voix d’une jeunesse vouée aux excès et portée à l’autodestruction (alcool, drogue, sexe, échec amoureux, désespoir, suicide). Si la thématique est plutôt convenue, une lucidité cinglante donne à l’autoréflexivité une portée qui va bien au-delà des frasques du jeune matamore et à l’érotisme exacerbé un aspect tellurique, terrible qui le rend magnifique. Dans la collection « Enluminures » des éditions Poètes de brousse, où Bergeron est passé ensuite, paraissait récemment Géométrie fantôme , un très beau quatrième recueil produit en collaboration avec l’artiste visuel Jean-Sébastien Denis. Ses deuxième et troisième livres , loin d’être sans qualités, donnent toutefois l’impression d’un certain piétinement, et la recherche formelle y tient par endroits du procédé. Or Géométrie fantôme renoue avec la nécessité qui semblait avoir inspiré Visages de l’affolement, laquelle rencontre, dans un équilibre très juste, une démarche réflexive et une exigence formelle rigoureuses. Le livre donne lieu à un véritable dialogue entre écrivain et artiste. Les oeuvres de Jean-Sébastien Denis, toutes récentes , collent parfaitement au titre du livre (mieux d’ailleurs que les poèmes, qui traitent davantage d’archéologie), mais pourraient tout aussi bien avoir été inspirées par la citation de Jacques Derrida placée en épigraphe : « Nous sommes structurellement des survivants, marqués par cette structure de la trace, du testament . » (6) Elles se présentent comme autant de structures défaites, en déconstruction ou atteintes de décomposition, envahies par la matière organique. Comme si l’humain faisait intrusion dans l’immuable, y allant de ses trouées et menaçant de disparition, par sa vulnérabilité, la forme et la matière. Dominées par le noir et le blanc, à mi-chemin entre l’abstrait et le figuratif, les couleurs — le vert, le jaune, le rouge — y inscrivent la présence du corps, qui semble se manifester par son intériorité : sang, boyaux, humeurs, sécrétions. On dirait un combat cellulaire entre l’humain et le posthumain. Un combat à mort où aucun des adversaires ne l’emporte. Dans l’une d’elles (33), les nuages semblent avoir envahi la terre, qui elle se serait évadée, projetée vers le haut à la manière d’un geyser. Reste au sol (au bas de la composition) une empreinte un peu floue, comme délavée, d’apparence humaine, dont la tête se détache ou est issue d’un amas de cellules, ou d’alvéoles (on pense ici à Débris des ruches). Comme dans plusieurs des oeuvres, la matière s’y minéralise et dans un mouvement violent stoppe, pourrait-on dire, toute velléité de couleur. Un peu partout, le noir semble en effet s’en prendre aux couleurs, l’ombre à la lumière, la densité à la légèreté, la rigidité à la fluidité. Et le combat se poursuit, qui aurait cours dans le cerveau, comme le suggère une presque figuration (65). Ou serait-ce le cerveau qui invente l’humain de toutes pièces, ce dernier n’étant rien de plus que le théâtre des forces qui s’affrontent en lui ? Les poèmes, pas plus que les oeuvres visuelles, ne permettent de trancher cette question. La nécessité qu’on retrouve dans ce livre vient de l’expérience qui en aura vraisemblablement dicté l’écriture. La mort récente d’une femme nous place en présence d’un sujet en deuil : « Tu es morte, tu gagnes le coeur de la Chose./Je serre ton sang contre le mien, tes os sont maintenant nus,/dans l’instinct d’air. » (13) Sans que cela soit explicite, plusieurs indices laissent entendre qu’il s’agit de la mère (notamment l’univers marin dans lequel semble baigner la défunte), ou du …

Parties annexes