Corps de l’article

La trilogie intitulée Histoires de déserteurs[1] (1974-1976) est considérée par la critique comme l’oeuvre la plus ambitieuse d’André Major et l’un des exemples les plus réussis au Québec d’un roman réaliste. Elle appartient à la même tradition que les Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy ou Poussière sur la ville d’André Langevin[2], mais elle a ceci de particulier qu’elle se situe au coeur d’un village, comme les vieux romans régionalistes. Par là, elle a quelque chose d’ancien, voire d’anachronique à côté des romans qui font entrer le Québec dans la modernité la moins contestable, ceux de Gérard Bessette, de Jean Basile, de Marie-Claire Blais, de Réjean Ducharme, d’Hubert Aquin, de Jacques Godbout, sans parler des premiers livres d’André Major lui-même, du Cabochon (1964) au Vent du diable (1968), qui participent pleinement au mouvement de renouveau. La trilogie semble encore plus décalée si on la rapporte aux romans expérimentaux qui voient le jour dans les années 1970 dans le sillage des romans baroques de Victor-Lévy Beaulieu ou du formalisme de Louis-Philippe Hébert, de Louis Gauthier ou de Jean-Marie Poupart. Ces oeuvres dites d’avant-garde font paraître plutôt sage, sinon conventionnelle, l’écriture réaliste de Major. Rien ici de spectaculaire, aucune rupture formelle, aucune audace thématique particulière, mais une oeuvre qui construit patiemment un univers cohérent, portée par une écriture dont la maîtrise même jure à côté des extravagances auxquelles nous ont habitués tant d’écrivains québécois depuis la Révolution tranquille.

André Major n’est pourtant pas ce qu’on appelle un écrivain éthéré, coupé de son temps. Au moment de rédiger Histoires de déserteurs, il suit l’actualité littéraire de façon professionnelle, à titre de réalisateur à Radio-Canada, et il participe régulièrement aux débats de l’époque, soit comme écrivain, soit comme militant nationaliste. Les histoires littéraires rappellent qu’il a été l’un des tout premiers romanciers à « oser » écrire en joual et qu’il a cofondé la revue de gauche Parti pris. Le vent du diable fait partie de ces livres de transition entre l’engagement national et les préoccupations davantage formelles : même si l’action du livre se situe aussi dans un village, on y trouve une forte dose d’autoréflexivité et un curieux mélange de genres (poésie, roman, carnet, autobiographie) comme on en rencontrera du côté de la « nouvelle écriture ». Suit un assez long silence qui sera interrompu en 1974 par la parution de L’épouvantail. La réception n’est pas mauvaise : des critiques profondément hostiles au joual, comme Jean Éthier-Blais, se réjouissent de voir ce jeune écrivain confirmer leur désir d’élever la littérature d’ici à la hauteur d’une culture universelle[3]. Mais certains, comme Réginald Martel, avouent leur déception : ce dernier compare le romancier à Yves Thériault, puis à Claude-Henri Grignon, et regrette que Major ait choisi de centrer toute la deuxième partie du roman sur des villageois sans grand intérêt au lieu de poursuivre le destin de Momo, le personnage central, à Montréal, ou encore celui de son frère Calixa dans les bois. Un auteur montréalais qui écrit un roman sur un thème aussi « éculé[4] » que l’arrivée en ville d’un campagnard ou les moeurs de village n’a rien pour séduire un public assoiffé de modernité. La vie de village est encore trop chargée de tradition, en 1974, pour qu’on y voie autre chose que du folklore.

Le jugement évolue au fur et à mesure que se déploie le projet romanesque de Major, avec L’épidémie puis Les rescapés. La plupart des critiques reconnaissent l’envergure de ce tableau social identifié d’abord sous le titre de Chronique[5], puis Histoires de déserteurs. Mais le malaise persiste et l’impression d’assister à un retour en arrière prévaut chez plusieurs. À l’ère du formalisme et du Nouveau Roman, pourquoi un écrivain soi-disant révolutionnaire choisit-il d’écrire un roman avec une technique narrative « très peu novatrice[6] » ? Pourquoi surtout cet intellectuel si profondément engagé dans la cause nationale écrit-il un roman aussi sombre au moment même où le Québec émerge sur les plans culturel, politique et économique ? Cette dernière question est si perturbante qu’elle donne lieu à l’une des rares polémiques littéraires de l’époque, entre Jacques Pelletier et François Ricard. Le premier se demande « où va André Major » et lui reproche de ne pas refléter le « Québec d’aujourd’hui », de véhiculer une « vision pessimiste », d’accorder une place excessive aux drames amoureux au détriment de « l’analyse sociale[7] ». Le second refuse de juger le roman sous cet angle national et politique : le romancier n’a pas d’autre projet que celui d’écrire un roman[8].

Un double déplacement

Une formule aussi tautologique ne veut rien dire, admet Ricard, mais peut-être pas tout à fait lorsqu’on l’applique à un contexte aussi politisé que celui du Québec des années 1970. Écrire un roman « romanesque » suppose une double libération : c’est d’abord s’inscrire dans une tradition littéraire plutôt que politique et s’affranchir ainsi d’une demande de sens dont les écrivains québécois, de Gaston Miron à Jacques Godbout en passant par Jacques Ferron, n’ont cessé de se plaindre. Le non-poème de Miron hante encore la conscience de tout écrivain québécois, comme un empêchement d’écrire permanent. Le non-roman, même s’il n’a jamais fait l’objet d’une théorisation comparable à celle du non-poème, pèse également très lourd dans la conscience littéraire de l’époque. L’échec du roman est si obsessionnel qu’il devient le thème même des romans les plus célébrés des années 1960, dont Prochain épisode d’Hubert Aquin. Cet échec sera interprété comme l’expression la plus exacte d’un empêchement plus global de l’être, le lieu d’une vérité dont Pierre Nepveu démontera les ressorts en parlant d’un autre grand romancier de l’échec, Victor-Lévy Beaulieu : « La force de l’entreprise littéraire de Beaulieu est de transformer cette négativité en impulsion romanesque, d’exproprier pour ainsi dire le thème du “non-poème” à son profit[9]. » André Major serait l’anti-VLB en ceci qu’il refuse de magnifier l’échec romanesque sous prétexte de le conjurer. En voulant simplement raconter une histoire, il rompt avec cette idéalisation de l’échec et choisit sciemment de se situer dans une autre histoire que celle du pays. Il revendique clairement cette sortie du roman national : « Il faut nous définir en fonction de l’étranger et non en fonction de nous-mêmes afin d’éviter de tomber dans le narcissisme[10]. » Refus du joual, refus de se situer dans le seul contexte du roman québécois, refus d’aller vers la déconstruction du genre comme on le fait beaucoup dans les années 1970, refus de se complaire dans le « non-roman », refus de faire de la difficulté d’écrire le thème même de l’écriture romanesque, refus de se mettre en scène de façon ostentatoire par le biais de quelque personnage qui serait, selon la formule d’André Belleau, un « romancier fictif[11] » : en affirmant vouloir tout bonnement raconter une histoire, Major se trouve paradoxalement à rompre avec une série d’attentes propres à un milieu littéraire avide de nouveautés.

Deuxième déplacement opéré par Major : il construit ses Histoires de déserteurs sur fond d’intrigue policière, c’est-à-dire à partir d’une forme romanesque réputée triviale et populaire, associée à la littérature de divertissement. Inspiré entre autres par Georges Simenon, dont il est un lecteur assidu, Major se place ainsi en porte-à-faux par rapport au roman soi-disant intellectuel qui marque l’histoire du genre au Québec depuis la Deuxième Guerre mondiale. Ici aussi, le romancier se trouve à se définir en dehors de la tradition nationale, où d’ailleurs le roman d’énigme n’existe que de façon très marginale, sans jamais être associé à quelque grand nom comme cela a pu être le cas aux États-Unis, en France ou même dans la Belgique de Simenon. Major écrit un roman qui s’adresse à des lecteurs « ordinaires » et qui ne présente aucune difficulté particulière d’interprétation, même si l’éditeur sent le besoin d’ajouter, à la fin de l’édition originale, une « liste des principaux personnages de la chronique[12] » de même qu’une carte de « Saint-Emmanuel et ses environs », éléments pédagogiques qui seront supprimés lors de la réédition des trois romans en 1991. Ce souci de lisibilité s’oppose directement à l’hermétisme pratiqué par nombre de romanciers de l’époque. Il y a chez Major un véritable plaisir de la communication qui se traduit par le choix de formes éprouvées, telle celle du roman policier.

Au coeur de l’intrigue, le meurtre d’une prostituée, appelée Gigi, poignardée dans sa chambre montréalaise, ce qui fait la une du Journal de Montréal : « UNE CALL-GIRL VICTIME D’UN MANIAQUE AU COUTEAU » (HD, 145). Une enquête menée par l’inspecteur Paul-Émile Therrien conduit ensuite à l’emprisonnement à perpétuité de Momo, le « maniaque au couteau », qui parviendra toutefois à s’évader. Il vivra caché, grâce à l’inspecteur qui l’héberge contre toute attente, puis grâce à une fille du village, Marie-Rose, si amoureuse de lui qu’elle accepte de le suivre dans son errance jusque dans la forêt. La vraisemblance des personnages, la précision des décors, la narration au passé simple et à la troisième personne, la mise en place d’une intrigue élaborée, l’effacement de la voix du narrateur : on reconnaît là les ingrédients habituels d’un roman d’action, qui contrastent fortement avec les jeux d’écriture auxquels se sont livrés les romanciers québécois durant les années 1960, et que Gilles Marcotte a résumés en parlant d’un « roman à l’imparfait[13] » où l’illusion romanesque est sans cesse exposée au grand jour et par là déconstruite. Ici, il ne s’agit pas d’inventer des formes de récit, d’aller vers quelque « nouveau roman », mais plutôt de faire vrai et de s’inscrire dans une tradition résolument réaliste.

Ce mouvement ne va pas de soi dans une littérature qui ne s’est jamais vraiment reconnue dans le réalisme romanesque, malgré quelques contre-exemples célèbres[14]. Il suppose un effort, un travail de composition que l’auteur lui-même reconnaîtra plus tard dans ses carnets intitulés emblématiquement Le sourire d’Anton ou l’adieu au roman[15]. Ce qui ailleurs peut sembler la nature même du genre apparaît ici comme une « contre-nature » et trouve son sens moins dans le désir d’imiter les modèles romanesques que dans la distance que ces modèles permettent de créer. Le plus « romanesque » des romans de Major assume une fonction polémique au sein du discours de l’époque : il s’agit de construire plutôt que de déconstruire, d’aller vers le lecteur plutôt que de lui tourner le dos, de revendiquer une filiation plutôt que de faire table rase et surtout de situer son oeuvre dans un horizon littéraire plutôt que national. Or les deux déplacements identifiés ci-dessus, vers un roman « dépolitisé » d’une part et vers un roman « populaire » d’autre part, ne se combinent pas sans mal. Le réalisme inspiré de Simenon ou de Tchékhov éloigne Major de la tradition étroitement nationale, mais le roman de type policier s’ancre, par le choix des lieux et des personnages, dans la culture populaire et locale. Plus encore, ce roman policier s’effrite rapidement, se déconstruit et retombe presque de lui-même dans un récit d’un tout autre genre, typiquement québécois celui-là, centré sur des personnages qui désertent le monde[16]. Trop peu moderne aux yeux de l’avant-garde formaliste, trop déroutant au goût des amateurs d’intrigue policière, le réalisme de Major brouille les cartes.

De la ville au village à la forêt

Histoires de déserteurs commence au centre-ville de Montréal, au milieu des années 1960, se développe ensuite autour du village de Saint-Emmanuel situé dans les Basses-Laurentides, puis se termine avec l’errance de Momo dans les forêts du Nord. Il se construit ainsi à rebours de la modernité, comme si le personnage de Momo refaisait à l’envers le chemin ayant mené du coureur des bois aux prostituées et aux travestis de la grande cité. À l’instar de Jacques Poulin qui remonte le cours de l’histoire de l’Amérique dans Volkswagen Blues (1984), Major traverse les quatre siècles qui séparent le Québec le plus actuel de la Nouvelle-France. Mais au lieu de découvrir tout le continent comme le faisaient les explorateurs, il tourne autour de lieux qui semblent archiconnus et qui se superposent tant ils sont familiers et similaires : la ville, le village et la forêt sont ici contemporains, tous placés à la même enseigne, tous réduits à la seule expérience qu’en ont les personnages. On ne voit de Montréal que ce que Momo en perçoit, lui qui s’y trouve sur les traces de Gigi et ne croise qu’un minimum d’individus. Il est là pour retrouver la femme qui l’a trahi et ne fait aucun pas de côté. Il est le contraire du flâneur car il n’a qu’un but : il marche rue Sainte-Catherine — qu’il appelle la « grande rue » (HD, 53) — en route vers le « Paradise », soit le nom du bar où travaille Gigi. La ville est artificiellement dépeuplée, réduite à des détails, à un bosquet de symboles, comme ce « paradis » perdu avant même d’avoir été trouvé, ou encore la ruelle au fond de laquelle les hommes de main du souteneur de Gigi vont servir une raclée à Momo avant de le jeter dans une poubelle, comme un déchet social. On arrive au village au moment où Momo est expulsé de la voiture des mêmes truands, tel un corps étranger au milieu de la place centrale de Saint-Emmanuel, juste devant l’église.

C’est le seul moment où l’on s’aperçoit que le village a un centre. Presque toujours, il est représenté à partir de ses marges, comme la ville. On n’en voit jamais que de petits fragments, et les lieux les plus traditionnels sont quasi invisibles. Sauf au moment des funérailles de Gigi, il n’est par exemple jamais question de l’église de Saint-Emmanuel. La religion n’existe pas dans le village au nom pourtant si catholique. Saint-Emmanuel se résume à ses commerces : le magasin général de Joseph et de son fils unique, Phil, le Café central et surtout l’Hôtel du Nord que possède Jérôme, une sorte de parvenu obèse aimant les cigares et les revues pornographiques. Le seul personnage vaguement rattaché à l’Église est le frère de Jérôme, Eugène, prêtre défroqué devenu client de Gigi. La foi a complètement disparu. Pas seulement la foi religieuse, mais aussi la foi dans la famille (il n’y a pas de familles nombreuses dans le village, et les enfants sont absents de ce monde vieillissant), de même que la ferveur nationale. C’est un monde d’athées individualistes pour qui la question du pays ou de la langue ne se pose même pas. Chacun s’occupe d’argent et de sexe, lequel est omniprésent tout au long des Histoires de déserteurs. En pleine époque de libération sexuelle, les pulsions du corps déterminent à peu près tout ce qui arrive aux personnages de cet arrière-pays où les structures sociales n’ont presque pas de poids. La foi dans l’amour est tout aussi absente que la foi religieuse. Une sorte d’animalité diffuse et souvent brutale définit les rapports amoureux, abolissant toute forme de sentimentalité romantique. Les personnages qui se sont abandonnés à leur passion amoureuse le paient généralement très cher, à commencer par Momo, dont tout le drame découle d’une scène idyllique maintes fois évoquée dans le récit : au milieu d’un champ de maïs à la sortie du village, la jeune et vertueuse Gigi s’était donnée à lui et lui avait juré un amour éternel.

Les promesses et les idéaux ne valent rien dans le monde désenchanté de Major. La réalité se charge d’anéantir les moindres élans, les plus modestes illusions. Momo, le plus révolté de tous les personnages du roman, n’est pas différent des autres : tout ce qu’il fait se retourne contre lui et contribue à son malheur. Le monde ancien a disparu, le monde nouveau est vide de sens. L’idée d’un progrès, individuel ou collectif, est absurde, mais l’idée inverse d’une continuité ne l’est pas moins. Au monde moderne que célèbre le Québec de l’époque, le roman n’oppose pas le monde traditionnel du village : le même imaginaire de la perte enveloppe tous les personnages, peu importe où ils se trouvent. En exergue au roman, on lit cette curieuse citation tirée d’un ouvrage inexistant :

Ce sont d’étranges survivants, privés de tradition, et qui semblent vivre de n’importe quoi plutôt que de la terre où ils habitent. Peut-être ont-ils tout perdu, y compris le goût de l’avenir. Quand ils se réunissent, c’est pour continuer à oublier en buvant plus qu’il n’est convenable.

Paul-H. Prot, Un village québécois au xxe siècle (HD, 9)

Les indices permettant de deviner que cette citation est fictive sont si minces que plusieurs critiques, dont Jacques Pelletier, ont présumé qu’elle était véridique et en ont déduit que le roman constituait une sorte de « monographie d’un village québécois[17] ». Ce Paul-H. Prot au patronyme si peu québécois regarde la communauté de Saint-Emmanuel de l’extérieur, comme Tocqueville débarquant en Amérique. Le village qu’il décrit semble déconnecté du monde, peuplé de fantômes qui se rassemblent non pas pour se raconter des légendes et des contes inscrits dans la nuit des temps, mais pour partager le même oubli et le même désespoir. La vérité romanesque passe par une fausse ethnologie : toute l’entreprise de Major imite le discours traditionnel québécois, mais sous le signe d’une discrète supercherie.

Le renversement est total : le village devient le lieu de la perte, de l’oubli. Non pas seulement parce qu’il n’y a plus ni église ni famille, mais parce que l’imaginaire du village s’est complètement transformé. Il n’a plus rien à voir avec le village plein de vie qu’on trouve chez Roch Carrier ou Jacques Ferron, par exemple, qui cherchent tous deux à concilier la tradition orale et la tradition littéraire, l’ancien et le moderne. Le village, chez Major, n’a rien de « communautaire », d’organique. On y est seul comme en ville. Le village fait peur, et ce n’est pas un hasard si on le surnomme « Saint-Emmanuel-de-l’Épouvante » (HD, 44). Le village n’entre plus dans un rapport de contradiction avec l’imaginaire urbain : il est tout aussi moderne, tout aussi aliénant, tout aussi déraciné que la ville. Ce lieu protégé, qui était jusque-là un rempart contre la folie urbaine, n’offre plus que l’image désolée d’une collectivité sans âme qui ne croit plus en rien. François Ricard est l’un des rares critiques à avoir noté ce rôle nouveau imparti au village dans le volet central de la trilogie, L’épidémie :

Mais le grand personnage de L’épidémie, le plus inquiétant et le plus inoubliable peut-être, celui qui soutient et domine tout le récit, demeure pour moi, malgré tout l’éclat des figures individuelles, cette masse qui les enferme et d’où ils réussissent difficilement à s’échapper : le village. C’est lui, en effet, qui exerce dans le récit l’action la plus puissante, d’autant plus efficace qu’elle se fait toujours diffuse, insidieuse, aussi subtile mais en même temps aussi concrète que l’air et que le temps, aussi maléfique qu’un sortilège auquel personne ne se soustrait, en un mot : épidémique. Matérialisation de la mort, le village attire à lui tous les individus, il les mêle dans une même misère, dans une même absence[18].

Ce pouvoir d’attraction du village se manifeste encore davantage dans le troisième volet de la trilogie, Les rescapés. À travers la figure caricaturale de Jérôme, élu maire du village sur la foi de promesses de prospérité, on assiste au développement fulgurant de ce « trou croupissant » (HD, 388) qu’est Saint-Emmanuel : l’hôtel se double d’un motel et offre à présent des spectacles de striptease où les clients affluent à longueur d’année depuis que Jérôme, conseillé par son frère Eugène, a fait construire une piste de motoneige reliant Saint-Emmanuel aux autres villages plus au nord. L’ironie du romancier est à son comble dans ce passage où l’on sent toute sa détestation à l’égard de ces personnages qui n’ont pas le courage des vrais déserteurs et qui deviennent des nouveaux riches ou des politiciens véreux.

Les vrais déserteurs, ce sont ceux qui refusent de participer à ce monde obscène, mais qui, n’ayant aucun moyen de s’y opposer directement, décident de s’en exclure. Ils fuient le plus souvent dans la forêt, comme Calixa, le frère aîné de Momo, à la manière des Amérindiens, qui jouent un rôle non négligeable dans ce vaste roman familial. Momo et Calixa ont en effet une mère amérindienne, appelée Illuminée, qui les a abandonnés tous les deux dès après la naissance de Momo, pour suivre un homme follement amoureux d’elle. Ils ne l’ont pas connue et ont été élevés par un père si peu viril que les habitants le surnommaient « Mame Boulanger ». Incapable lui aussi d’affronter le monde, il s’est laissé mourir de froid au milieu de la forêt. Une sorte de naturalisme pèse ainsi sur le destin des deux orphelins, obligés de se réinventer une identité à partir d’un héritage doublement tragique. Momo refusera de s’appeler « Boulanger », préférant le nom anglicisé « Baker ». Il sera tué, dans l’épilogue, par une autre Amérindienne, dite la « Sagamouche ». Là aussi, le réalisme de Major revêt une fonction polémique, la question identitaire n’étant plus réductible à la traditionnelle opposition au Canadien anglais, mais passant par toutes sortes de croisements, dont le plus naturel est celui qui fait se rencontrer ces deux « étranges survivants » que sont le Québécois et l’Amérindien. Malgré cette ouverture, le roman refuse toute forme d’idéalisme : rien ne saurait atténuer la solitude et le vide de ces déserteurs.

L’homme nu

Placé sous le signe d’une ethnologie fictive, le roman de Major propose plutôt une plongée dans ce que Simenon appelait « l’homme nu », par-delà les déterminismes sociaux et familiaux. Il met de côté tout ce qui n’est pas nécessaire à la connaissance de l’être : les digressions philosophiques, les états d’âme, les considérations historiques, sociologiques ou politiques, les interventions d’auteur, tout cela disparaît derrière un roman brut qui donne à voir les personnages dans ce qu’ils ont de plus âpre et d’inavouable. Aucune distance intellectuelle ne s’offre à eux, comme c’est le cas dans un très grand nombre de romans de cette époque. Ils sont prisonniers de leur misère, de leur corps et de leur rage, comme on le voit dès la scène d’ouverture, alors que Momo en train de se palper mesure la gravité de ses blessures :

Le dos appuyé contre le mur qui servait de tête de lit, respirant par la bouche qui, au toucher, lui faisait penser à une tomate écrasée, il tâtait son bras droit qu’il n’arrivait pas à bouger sans qu’aussitôt les élancements se répercutent jusque dans l’os de l’épaule, et il répétait : « Même pas vu que j’étais gaucher, bande de caves ! »

HD, 13

Momo est un dur, une brute constamment à l’affût, les sens en alerte : il touche, il sent, il regarde, il écoute, il aime et il déteste avec la même énergie honteuse et désespérée. Le personnage est ici saisi non pas en pleine action, mais tout juste après avoir été rué de coups. Il est complètement seul, réfugié dans une tourist room du centre-ville. Après avoir fait l’inventaire des blessures de ce personnage, le narrateur énumère rapidement les objets qui l’entourent : un lit, une commode, une chaise de bois verni, un lavabo, une fenêtre habillée d’une « épaisse tenture fleurie » (HD, 13), un sac en vinyle bleu d’où sont sortis, pêle-mêle, « une tablette de chocolat aux amandes à moitié grignotée, une chemise de laine à carreaux rouges et noirs, deux poignards de chasse, l’un à manche de corne, l’autre à manche de bois noir sans fioritures » (HD, 14). Cette description exhaustive a une double fonction dans l’économie narrative : elle permet de revenir en arrière et de raconter la scène au cours de laquelle Momo s’est fait prendre son couteau à cran d’arrêt par Nico, le souteneur de Gigi, puis annonce la scène suivante qui conduira Momo sur les lieux du crime, dans la chambre de Gigi. La séquence a quelque chose de dramatique, mais également de loufoque tant les événements se bousculent et tant les personnages font les malins même au milieu du drame, comme lorsque Momo note que ses adversaires n’ont pas vu qu’il était gaucher. Les tueurs qui travaillent pour Nico, surnommés Vic et Frenché, ont l’air de s’amuser aux dépens de Momo et sont déçus lorsque leur patron leur dit d’arrêter. L’image même de Momo jeté dans la poubelle les fait sourire : « Ça prend un pea soup pour trouver ça » (HD, 14), lance Nico à Frenché.

Défiguré, Momo n’a pas le réflexe de chercher un miroir pour se regarder. Il préfère ne pas se voir et se contente de se toucher. Quelques pages plus loin, il se rapproche du lavabo, mais le miroir est « embué par son souffle. Il n’arriv[e] pas à voir comment il [est], se disant : “C’est mieux comme ça, au moins j’me fais pas peur.” » (HD, 20) Les personnages de Major n’aiment pas se regarder, sauf l’indécent Jérôme, qui va s’exhiber de toutes les manières possibles. Les personnages qui posent sont condamnés au ridicule. À l’inverse, Momo, comme l’inspecteur Therrien, les deux figures principales de la trilogie, évitent les miroirs et parlent peu. Que l’un soit un criminel et l’autre un détective ne les empêche pas d’être comme des frères à leur manière, ce que confirme l’épisode où le second offre l’hospitalité au premier après son évasion de prison. Il se crée ainsi une sorte de fraternité entre déserteurs qui est plus profonde et plus authentique que toute autre forme de lien social ou familial.

Tandis que les personnalités publiques — comme Jérôme, l’éternel satisfait, mais aussi le maire défait Florent Dupré — sont tournées en dérision, les déserteurs (ou les « agonisants[19] ») forment une famille spirituelle, irréductible à quelque discours moral ou à quelque programme politique. Certes, ces personnages finissent tous mal — sauf Calixa, qui demeure à jamais à l’abri des autres, isolé dans sa forêt —, mais ces vaincus de l’existence ont une force intérieure qui leur permet de refuser les rôles qu’on veut leur imposer. Ils sont mus par le simple désir de survivre dans un monde qu’ils voient tel qu’il est, semblable aux terres d’un des habitants, appelé Labranche, « dont les bâtiments gris auraient pu passer pour les mausolées de la Tristesse et de l’Abandon » (HD, 245).

Plus que le rebelle Momo, c’est l’inspecteur Paul-Émile Therrien qui incarne le mieux cette capacité de se retirer du monde. Au début de L’épidémie, il a terminé sa carrière et rien ne l’attend, ni femme ni enfant. Il a décidé de s’installer en haut de Saint-Emmanuel, sur les terres de Jérôme, qui lui prête l’argent nécessaire à la construction d’une maison aux fenêtres panoramiques, d’où il peut observer le monde sans y participer. Il passe l’été à regarder le spectacle monotone du village, heureux de « dominer le village avec l’exaltante sensation d’échapper à son trivial train-train, comme à son écoeurante dépense d’énergie » (HD, 169). Il jouit de ce qu’il voit — il jouit de voir sans être obligé de se mêler à ce qu’il voit. Ses collègues lui ont offert un appareil-photo pour souligner ses trente-cinq années de carrière, et son âme de voyeur se révèle en même temps que son impuissance sexuelle à travers cette nouvelle passion pour la photographie. Ce célibataire renoue de façon inattendue avec Émérence, la femme de Jérôme, qui aurait voulu, vingt-cinq ans plus tôt, que Paul-Émile se décide à la demander en mariage. L’idylle adultère se concrétise, mais elle tourne au désastre. Après avoir attiré Émérence dans sa maison, l’ex-inspecteur est incapable de faire « au moins ce que Jérôme, même saoul mort, avait toujours été capable de faire » (HD, 183) et se jette sur son appareil-photo sans même s’excuser : « C’est tout ce qu’i’ voulait, me photographier. Coucher avec mes photos. J’aurais jamais cru que ça existait, des hommes pareils. Surtout pas lui, Seigneur. » (HD, 183)

L’absence de virilité de Therrien (dont le patronyme est en soi un aveu d’infirmité) met au jour une forme d’impuissance plus large, véritable atavisme des personnages de Major. C’est là un des grands thèmes de ce roman qui rapporte par exemple la fureur de Momo au besoin de prouver sa virilité, lui qui est le fils d’un père efféminé. La déconfiture de l’ex-inspecteur Therrien répète une scène au cours de laquelle Gigi exhorte Momo à s’exécuter : « Fais quèque chose ou décolle ! » (HD, 20) Dans les deux cas, la honte se retourne en violence, Momo jouant du couteau tandis que Therrien s’empare de son appareil-photo pour violer symboliquement la femme qu’il est incapable de posséder.

Major emprunte à Simenon et à d’autres romanciers (comme Tchékhov) une prose sèche et dépouillée qui reflète le côté implacable de l’existence. Il n’y a pas de héros « positif » ici, rien que des personnages condamnés à l’échec. La fuite dans les bois, celle de Calixa puis celle de Momo, n’a rien d’une quête mystique comme on peut en trouver dans tant de romans du Nord, comme La montagne secrète[20] de Gabrielle Roy. Il n’y a aucun salut à attendre, aucune forme de félicité ni au sein de la société ni en dehors de la société. Le roman détruit tout ce qui peut servir à réenchanter le monde, que ce soit l’amour, la nation (on ne saurait imaginer un tableau plus incompatible avec la poésie du pays et le roman national à la VLB) ou la bonté. Il suffit de voir ce qui arrive à Marie-Rose, qui se porte constamment à la rescousse de Momo sans demander quoi que ce soit en retour et qui, à la fin, doit s’enfuir avec son bébé (le seul enfant de tout le roman), pour comprendre que même l’être le plus altruiste est contraint, lui aussi, de déserter son monde. Le roman ferme systématiquement toutes les portes. La seule que l’auteur garde ouverte à la fin du troisième roman, lorsque Momo s’enfonce à nouveau dans la forêt pour rejoindre son frère Calixa, se referme brutalement dans l’épilogue lorsque Momo est abattu sans explication par la Sagamouche, chez qui il avait trouvé refuge. En cela, le réalisme de Major a quelque chose d’impitoyable et même de presque insupportable tant il donne l’impression de circuler dans quelque cercle de l’enfer dantesque dont il est impossible de s’extraire.

Ce côté tragique n’a rien de pathétique, toutefois, et s’exprime au contraire avec une sobriété et surtout un détachement qui caractérisent l’écriture de Major. La critique a peu remarqué à quel point les antagonismes dans ce roman soi-disant d’action ont peu de poids à côté du désir d’effacement qui motive chacun des personnages. Elle a mis dans le même paquet les nombreuses morts violentes : celle de Gigi ; le suicide du père de Momo, puis celui de Gros-Jos ; la mort lente de l’ex-inspecteur Therrien au milieu de la forêt, en plein hiver, la jambe coincée dans un piège à ours ; et finalement la mort du Belge et de Momo, tous deux assassinés par la Sagamouche. Ces morts se ressemblent bel et bien, mais ce qui frappe n’est pas tant leur caractère violent : c’est au contraire que ces meurtres et ces suicides ont quelque chose d’une délivrance. Ils sont l’aboutissement d’un processus de désertion désiré par chacun de ces personnages. Le véritable scandale de ce roman, le plus troublant en tout cas, vient de ce qu’il met en scène des personnages non seulement de déserteurs, mais de suicidaires. Toute l’attitude de Momo, dans la scène initiale, est une course vers la mort, le personnage se plaçant, consciemment ou non, dans une situation dont il ne peut sortir gagnant. Le suicide est encore très présent par la suite, à travers le père de Momo, la pendaison de Gros-Jos, mais surtout l’étrange mort de l’ex-inspecteur Therrien qui redouble celle du père de Momo, sans la dimension tragique et honteuse de celle-ci toutefois. Le corps que Momo découvre ressemble à celui d’un saint martyr : « [L]’inspecteur, lui, avait supporté son agonie joyeusement, lui semblait-il, en fumant une dernière pipe, sans crier ni même tenter de se défaire du piège qui le retenait là, seul et blessé dans un désert de silence. » (HD, 437)

Suicide des personnages, suicide aussi du roman qui s’autodétruit au profit d’une chronique inactuelle où les rares scènes d’action ont l’air rocambolesques. L’exemple le plus frappant à cet égard est l’évasion spectaculaire et d’une facilité déconcertante de Momo, qui parvient le soir du réveillon à voler l’uniforme d’un gardien, à se cacher dans la voiture d’un autre gardien, à sortir avec ce dernier de la prison, à se faire escorter ensuite par une voiture de police jusqu’au village le plus proche, etc. Cette scène étonnamment rapide contraste avec la lenteur habituelle du roman de Major et révèle ainsi, par la négative en quelque sorte, tout ce que son roman refuse, c’est-à-dire l’intensité dramatique, la mise en place d’une intrigue linéaire qui donnerait une unité aux différents chapitres, comme celle que l’on trouve dans les romans « efficaces » d’un Simenon. Le plus « réaliste » des romans québécois des années 1970 n’est finalement pas si éloigné du « roman à l’imparfait » dont parle Gilles Marcotte. Il emprunte la forme la plus romanesque qui soit, celle du roman policier, mais s’en détache comme d’un vêtement trop encombrant pour se donner la liberté d’une comédie humaine discontinue, de moins en moins romanesque au fur et à mesure qu’on progresse dans la trilogie. L’adieu au roman dont parlera Major dans ses carnets est déjà lisible dans cette oeuvre de transition.

Il est symptomatique qu’un des rares écrivains à faire écho au roman de Major ne soit pas un romancier, mais un essayiste, Pierre Vadeboncoeur. Ce dernier parle des Histoires de déserteurs dans Les deux royaumes[21], autre oeuvre de transition dans laquelle l’auteur de La ligne du risque tourne le dos, presque au même moment que Major, à l’héritage de la Révolution tranquille. Vadeboncoeur consacre plusieurs pages au personnage de Momo, qu’il présente comme une figure aussi inactuelle qu’inoubliable :

[I]l est un peu un démon, au sens antique du mot, qui nous accompagne par des régions ténébreuses qui ne sont que par fable les chemins d’un miséreux engagé dans ce qu’on est convenu d’appeler un roman ou dans ce qu’on tiendrait, si son existence était réelle, pour une vie de chien[22]

Cet irrécupérable « démon » a peu à voir avec les personnages sympathiques qui vont apparaître bientôt dans les romans montréalais de Michel Tremblay, de Francine Noël ou d’Yves Beauchemin. Il ne fait pas souche, il n’annonce pas un quelconque renouveau romanesque. Il se contente d’être.