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« Je propose d’examiner la question de savoir si des machines peuvent penser. » Cette phrase ouvre le texte sans doute le plus célèbre de l’histoire de l’intelligence artificielle : « Computing Machinery and Intelligence » d’Alan Turing, publié dans la revue Mind en octobre 1950. Elle sous-entend déjà ce que l’ensemble de l’article contient, à savoir la possibilité d’un lien entre consciences humaine et machinique. Encore faut-il être en mesure de définir la conscience humaine et, plus largement, l’être humain. Or, on sait bien que cette définition change au cours des siècles et en fonction des cultures. Pour reprendre brièvement certaines catégories proposées par l’anthropologue Philippe Descola, nous vivons globalement, en Occident, dans une ontologie de type naturaliste où la distinction entre humains et non-humains serait claire : on y considère la notion de « personne » comme le monopole de l’humanité, contrairement à ce qui se passe là où domine une « ontologie animiste[2] ». Le terme d’ontologie ici s’entend moins dans un sens philosophique qu’anthropologique, tel que le définit Denis Vidal. Il « sert à désigner l’hypothèse selon laquelle existerai[en]t au sein de chaque société […] des manières privilégiées d’identifier, de rapprocher ou de différencier les grandes catégories d’entités (humains, animaux, artefacts, êtres “surnaturels”, etc.) qui constituent notre environnement[3] ».

Revenons au texte de Turing. C’est une chose de se demander, dans le cadre d’un test particulier, si une machine et un être humain peuvent être confondus ; c’en est une autre d’affirmer que dans notre environnement culturel (notre « ontologie ») cette différence pourrait en venir à s’estomper, voire à disparaître. Cette deuxième possibilité se trouve au coeur de nombreux débats épistémologiques actuels, au moment où les développements technologiques, en effervescence, semblent bel et bien suivre la loi de Moore selon laquelle la puissance de calcul des ordinateurs doublerait tous les deux ans, à mesure que leur taille diminuerait. La frontière s’avère de plus en plus ténue entre l’humanité et nombre de ses artefacts technologiques. Alors que les gender studies ont permis d’interroger l’essentialisme et la constitution sociale du genre, les travaux nés de la cybernétique, jusqu’au transhumanisme, ont remis en question non seulement la définition de l’être humain, mais son association avec la nature et même sa pérennité. Si elles peuvent paraître encore iconoclastes à bien des gens, les déclarations autour de la disparition de la mort (la mort est-elle une maladie ?) ou de la possibilité de faire entrer la conscience d’un individu dans une machine pour qu’il devienne éternel ne relèvent plus seulement de la fiction et font maintenant l’objet de véritables débats[4].

À partir de cet arrière-plan, le présent article voudrait examiner l’évolution du rapport de l’être humain à sa voiture dès lors que cette dernière est l’objet d’une singulière anthropomorphisation ; c’est la situation au centre du roman de Grégoire Courtois, Suréquipée[5]. Commençons par quelques considérations générales sur l’automobile.

La romancière Edith Wharton ouvre son journal de voyage, La France en automobile, en écrivant : « L’automobile a restauré le romantisme du voyage[6]. » Il s’agit sans doute d’un des premiers textes en prose d’envergure qui met ce nouveau mode de locomotion au centre de la narration (en l’occurrence, la relation par l’auteure de deux voyages en France, en 1906 et en 1907, avec son mari et Henry James). Ce romantisme, c’est celui de la liberté qui lui est associée et qui fera notamment les beaux jours de la Beat Generation. On peut aussi lier la voiture à une puissance fantasmée et à un machisme certain. Instrument d’un nouveau romantisme, elle s’impose comme un être technologique, modèle même d’une mécanisation aussi bien que d’une déshumanisation (le travail à la chaîne des usines de Henry Ford en produit l’exemple idoine, ce dernier étant un grand promoteur des idées de Frederick Taylor). Cette liberté a donc son pendant dans un certain asservissement.

Elle peut aussi être un signe de dépendance — et pas nécessairement des plus sains. On se souviendra de Crash ! de James Ballard[7], où des individus réunis autour de James Vaughan forment une véritable secte qui provoque volontairement des accidents d’automobile. La relation de dépendance entre la voiture et l’être humain a quelque chose de pathologique : la première, d’une certaine façon, a englouti le second, l’a remplacé, devient une prothèse indispensable dans des rapports érotiques d’abord masochistes. La fascination pour la voiture devient le fait d’un culte dans lequel la nature a été remplacée par la technologie. Le roman se déroule entre l’autoroute et l’aéroport ; le bruit des avions et celui des tôles détruites des voitures dominent la narration. On pourrait même dire que le flux de l’autoroute devient le prolongement du flux corporel : se délester de son sperme et accélérer le fluide de la circulation se font concurremment. Entre la mécanique automobile et la mécanique humaine, la frontière devient extrêmement poreuse. Dix ans avant les débuts officiels du mouvement cyberpunk (dont la publication du célèbre roman Neuromancien de William Gibson signale habituellement une frontière historique pour les commentateurs), le roman de Ballard démontre, par le biais de la voiture, le pouvoir de la technologie sur nos corps et nos esprits.

Non sans humour, le célèbre joueur de football du Manchester United George Best a déjà déclaré : « J’ai claqué beaucoup d’argent dans l’alcool, les filles et les voitures de sport. Le reste, je l’ai gaspillé[8]. » On voit bien le réseau sémantique, fréquent, qui associe la voiture aux plaisirs, et à une forme de dépendance. En 1978 paraissait au Québec une chanson qu’on peut situer dans l’esprit de la Beat Generation, du guitariste Stephen Faulkner, intitulée « Si j’avais un char[9] ». Dans cette chanson, le leitmotiv relève du rêve : « Si j’avais un char, ça changerait ma vie. Je pourrais faire ceci ou cela… » Et elle se termine par : « Mais j’ai pas mon char, fait que j’vas prendre un taxi… » Techniquement, un taxi est aussi un char ; cependant, il n’est pas à soi et donc n’a pas la valeur privée qui permet le romantisme de la liberté. Le possessif (« mon char ») a valeur explicite ici. Au long de la chanson, on retrouve des formules comme « Tous les deux, mon amour/on roulerait au jour le jour » ou « Toi tu serais mon trésor/et ça s’rait ma raison de vivre ». Or, jusqu’à la fin, il y a ambiguïté : parle-t-on d’une personne aimée, ou est-ce la voiture elle-même qui constitue cet amour ? L’équivoque produit non seulement un étrange effet de dépendance, mais aussi un rapport érotique dont se sert souvent la publicité comme la fiction — atteignant des sommets avec Crash !

Cette relation se révèle explicite dans Suréquipée de Grégoire Courtois. Le roman pose à sa manière (sur le plan de l’imaginaire, de ce qu’on nommera un savoir de la fiction) des questions au coeur de la réalité contemporaine et des travaux qui concernent l’hybridité et les frontières de l’humain : Comment définir le vivant ? Que signifie penser ? Quel est notre rapport à la nature et à la technologie ? N’y a-t-il pas une réflexion en profondeur à effectuer aujourd’hui (idéologique, philosophique, anthropologique, esthétique) sur le statut de l’anthropomorphisme ? En ce sens, on peut lire ce roman comme une expérience de pensée (Gedankenexperiment, selon le modèle théorisé par Ernst Mach[10]). On notera que depuis plusieurs années ces questions débordent des limites du genre de la science-fiction — bien que les limites d’un genre soient toujours, évidemment, sujettes à caution.

UNE VOITURE AU STATUT SINGULIER

Nous sommes en 2093. Quelques années auparavant, les laboratoires Renault ont dévoilé la BlackJag, un modèle révolutionnaire de voiture. Les chercheurs, sous la direction de l’ingénieur et généticien Fransen, ont laissé tomber la mécanique pour créer un modèle organique et vivant. On peut le décrire comme une sorte de superanimal (comme on dirait superhéros) : ce modèle a un pelage ; sa vision (quatre paires d’yeux aquilins) est prélevée de l’appareil génétique de l’aigle royal, mais comme celui-ci voit mal dans le noir, quatre autres paires d’yeux fonctionnent grâce à l’appareil génétique du hibou grand-duc ; le véhicule possède, cachées sous la carrosserie, des pattes adaptées d’un myriapode court qui se déplace très vite en ligne droite ; etc.

Le modèle présent au coeur du roman est le prototype, utilisé très souvent pour des démonstrations, et acheté à prix réduit pour ces raisons par Antoine Donnat. Cet homme vit avec sa femme Christine et leurs deux enfants dans une maison de banlieue et semble mener une vie on ne peut plus conventionnelle. Sauf qu’un jour, il disparaît. Est-il mort ? A-t-il pris la fuite ? Dernier témoin de sa présence, la BlackJag servira l’enquête. Sous la supervision d’un huissier de justice, Klein, le professeur Fransen va interroger ce qu’il nomme la mémoire synthétique de l’automobile, remonter dans le temps pour démontrer comment elle fonctionne et y chercher des indices pour comprendre la cause de la disparition du propriétaire.

Cette mémoire synthétique enregistre les données perçues, en l’occurrence ce que la voiture « voit » ou « sent ». Elles sont traduites par une console d’interprétation, appareil sophistiqué et complexe qui les recueille et les transforme en paroles. L’hybridité de la voiture ne tient donc pas seulement à l’amalgame d’éléments agencés et repris d’une multitude de mammifères, de rapaces et d’invertébrés, mais aussi à la connexion avec une machine très élaborée qui collecte les données et les rend audibles. « Si nous pouvons entendre penser ce modèle, si nous pouvons lire ses souvenirs, c’est uniquement grâce à Jane » (S, 8), affirme Fransen. La console a donc curieusement un prénom qui l’humanise.

Dans ce contexte, un verbe comme « penser », un substantif comme « souvenir » sont déjà imprécis ; Fransen y reviendra dans ses discussions avec Klein, soulignant ce que peut avoir de complexe le vocabulaire utilisé pour parler d’une matière dont le statut reste imprécis. De manière implicite, ce texte ne cesse d’indiquer la fragilité du sens qu’on accorde aux mots, leur polysémie, dans un cadre où la culture (ici l’inventivité qui a permis la création de cette voiture organique, « vivante ») renvoie toujours à des sentiments, à des émotions qui répondraient aux lois de la nature — expression courante bien qu’insensée : il n’y a pas de lois dans la nature, il n’y existe que des phénomènes. Bref, devant un formalisme mathématique auquel les esprits étroits réduisent souvent la science, voici un bel exemple où la langue naturelle ne peut échapper aux débats scientifiques, ce qui devrait aller de soi, surtout quand on parle du monde du vivant[11]. Ainsi, le statut de cette voiture organique paraît d’autant plus difficile à cerner que sa parole (sa voix, son mode d’énonciation comme le choix des mots) parvient à Fransen et à Klein (ainsi qu’au lecteur) par le biais d’un objet technologique très complexe. La BlackJag revendique donc son statut d’objet hybride de différentes façons. Sans en révéler plus pour le moment, disons que les scènes pour lesquelles on rappellera la mémoire de la voiture donneront l’occasion de comprendre les événements ayant conduit à la disparition d’Antoine Donnat.

Les premières lignes du roman sont significatives :

Je reconnais l’odeur. Je suis à la maison. Deux halos bougent devant moi. Je reconnais celui de Fransen, son empreinte-père indélébile. L’autre m’est inconnu, mais, à la manière dont il danse et réagit à la voix du professeur, j’en déduis qu’il s’agit d’un élément extérieur au laboratoire […].

S, 7

Le fait que le roman soit à la première personne du singulier signale une subjectivité assumée, ce que précise la deuxième phrase : « Je suis à la maison. » Home Sweet Home : être en mesure d’identifier un lieu à son chez-soi corrobore ce rapport privilégié, personnel au monde. De plus, souligner « l’empreinte-père » marque une filiation, évidemment ici contre nature.

Fransen invoque souvent dans ses discussions avec Klein le fait que la voiture « ne produit que de simples impulsions électriques. Je vous répète qu’elle est incapable de penser par elle-même » (S, 25), précise-t-il. Il revient à la charge quand Klein affirme que la voiture semble avoir des sentiments :

Vous faites toujours la même erreur. Vous n’interprétez pas ce que ressent la voiture, mais ce que Jane vous dit qu’elle ressent. Ce sont deux choses très différentes. À l’origine de ces assertions que vous pointez, il y a un signal nerveux infime. Ce n’est qu’un signal, une impulsion physique. Étant donné le contexte, Jane choisit un terme pour témoigner de cette impulsion.

S, 69

Sa voix, ses expressions, bref ce que la voiture énonce ne dépendrait que des modalités technologiques de la console. Il arrivera d’ailleurs que Jane exprime une situation à nouveau, selon une même formule, mais légèrement modifiée, comme s’il s’agissait d’une correction de la traduction des perceptions de la BlackJag.

Pourtant, malgré l’affirmation de Fransen qui semble reposer sur des faits scientifiques vérifiables, la lecture des premières lignes fait naître un doute à propos de l’incapacité de penser et de ressentir de la voiture. Nous sommes dans le présent du récit, avant même que Fransen ne commence à faire écouter les enregistrements à Klein. Malgré cela, le lecteur entend bien la voix de la voiture. Certes, on pourrait dire que partout où elle se trouve, la voiture enregistre ce qu’elle perçoit. Il reste que la narration ne s’ouvre pas avec Fransen déclenchant la console et donc la mémoire synthétique de la voiture ; c’est celle-ci qui, dès l’ouverture, sert d’embrayeur narratif (parler d’embrayeur, dans ce cas, a quelque chose d’ironique…). Elle donne l’impression d’avoir un ascendant, un pouvoir (au moins narratif). C’est d’autant plus frappant qu’elle utilise justement les mots et le style dont se servira Jane tout au long des traductions. Ainsi en est-il de « halo », par exemple, qui correspond au terme générique utilisé par la console pour désigner le champ électromagnétique des êtres vivants et de certains appareils. La voiture utilise donc le terme avant même que Jane ne soit branchée.

Cette impression d’une réelle autonomie de la voiture est accentuée à la page suivante quand la voix narrative, celle de la voiture, déclare : « Je reconnais les halos des appareils de mesure du laboratoire. Je reconnais Jane. Jane me connaît bien. Elle saura retranscrire avec fidélité mes souvenirs qui giclent en flux multiples et puissants, parfaitement ordonnés et horodatés. » (S, 8) « Elle saura » : le futur laisse entendre que la voiture elle-même pense et prévoit ce que fera Jane.

L’équivoque s’installe également dès le départ dans le dialogue qu’échangent les deux hommes. Quand le premier indique que le synthétiseur vocal de Jane va rendre le rapport audible, le second réplique : « Le rapport ? Vous voulez dire ses souvenirs ? Ses pensées ? » Fransen tient alors à marquer la distance qui les sépare de la voiture ; pourtant, son propos prête à interprétation, et même se contredit : « Le bureau éthique vous interdirait probablement d’appeler ça des pensées. Ils parleraient de “données” ou de “flux informationnel”, mais oui, dans les faits, c’est très proche. La seule chose qui distingue sa pensée de la vôtre, c’est qu’elle est incapable de former seule un langage. » (S, 8) Non, on ne peut se permettre d’appeler cela des pensées, c’est éthiquement indéfendable ; quand même, oui, il faut bien dire qu’il s’agit presque de cela. « La seule chose » qui distingue sa pensée tient à ce qu’elle ne peut utiliser seule le langage. Certes, on ne niera pas que cette différence est déterminante. Mais s’il s’agit de la seule chose qui diffère, à quel point la frontière qui la sépare de l’homo sapiens est-elle importante ? Après tout, d’autres espèces animales ont des sentiments, des affects, et on pourrait discourir longtemps sur ce qui relève de l’ordre de la pensée ou non. Ajoutons d’ailleurs que la BlackJag parle bel et bien à ses propriétaires, mais uniquement pour répondre à des demandes factuelles, mémorisées dans son appareillage.

Il valait la peine de s’étendre sur ces deux premières pages, pour faire l’économie d’autres exemples qui essaiment tout au long du texte et reposent toujours, de différentes manières, la question du statut de cette voiture organique, qu’on ne peut considérer comme un simple objet, qui s’inscrit dans l’ordre du vivant mais ne peut se reproduire, qui peut pourtant difficilement s’imposer comme un sujet au sens fort. Peut-on pour autant arguer qu’il n’existe pas chez cette entité de processus d’individuation ? Serait-il possible qu’il s’agisse d’un être chez qui persiste encore de l’indéterminé, et conséquemment peut-il se développer, évoluer ? Si on ne lui consent pas une humanité, cette voiture relève de la nature, d’une nature construite. Exprime-t-elle des sentiments ? En tout cas, elle en provoque, comme on le verra bientôt.

Dans Qu’est-ce que le vivant ?, le neurobiologiste Alain Prochiantz insiste sur

la fluidité du vivant, son instabilité déclinée au niveau du génome, des membranes, des cellules, y compris des cellules nerveuses, dans toutes les espèces animales, sapiens compris. Cette fluidité, qui est aussi adaptation, est contradictoire avec le concept d’individu comme entité stable, en tout cas au niveau cérébral. Ce problème nous oblige à repenser le concept d’individu ou plutôt d’individuation, à étudier la fonction de l’individuation […][12].

Dans le cas présent, la voiture est une nouvelle espèce animale, constituée artificiellement. Fransen insiste devant un public à qui il présente l’appareil, dans un passage rappelé par les souvenirs de la machine : « [A]ucun animal sur Terre ne possède autant de ressources lui permettant de percevoir le monde. La nature et l’évolution se contentent d’aller à l’essentiel. La nature, néanmoins, n’est pas aussi exigeante que notre clientèle. » (S, 49)

Dès lors, revenons à une question centrale : qu’est-ce qui la sépare de l’être humain ? Fransen précise qu’elle a un code génétique (S, 24), identique à celui de tous les modèles de la série (on pourrait se croire dans Brave New World). Au moment de l’acheter, devant les craintes de son épouse Christine, qui se demande si la voiture n’est pas dangereuse, Antoine soutient qu’elle s’inquiète inutilement, avant de préciser plus loin qu’il s’agissait de « la seule race disponible » (S, 16). Le terme de race sied mal à une voiture, mais il est vrai qu’elle se rapproche sans doute davantage, tout bien considéré, d’un golden retriever que d’un véhicule mécanique.

Fransen explique l’objectif à la base de cette création (de cette créature) : « Il y a huit ans […], nous pressentions déjà que le grand public s’apprêtait à accepter une nouvelle idée de l’automobile. Une idée moins mécanique, plus affective, plus sentimentale, plus douce. En un mot, plus humaine. » (S, 20) La réflexion à la base de l’invention de cette voiture nouveau genre s’appuie donc sur sa possible humanisation.

Dans L’automate et ses mobiles, Jean-Claude Beaune donnait de l’automate une définition succincte : « L’automate est une machine porteuse du principe interne de son mouvement qui, en conséquence, garde inscrits en ses composants matériels ou ses actions l’illusion, le rêve ou la feinte de la vie[13]. » Si on accepte cette définition, l’automate se caractérise par le fait qu’il porte en lui des mécanismes qui rappellent la vie. On peut quand même se demander jusqu’à quel point ce terme s’applique ici. Les réactions que la BlackJag provoquera ne permettent pas de répondre simplement.

UN AMOUR CONTRE NATURE

Christine a un accident peu de temps après l’achat de la voiture. La lecture ne permet pas de croire qu’une mécanique a été endommagée : « Je sens un liquide chaud couler sur la peau de mon flanc arrière droit. Le métal de la BMW a dû sectionner l’une de mes artères. Je perds du sang. […] Les fractures semblent ouvertes. » (S, 42) Cet accident a un effet déterminant. Quand Antoine ramène la BlackJag du garage, il interdit désormais à Christine et aux enfants d’y monter. Lui seul aura le droit de s’en approcher. Cette attitude protectrice cache un amour de plus en plus marqué, directement proportionnel à la jalousie qui va se déployer chez Christine.

La situation prend une tournure comique (à tout le moins absurde) lorsque Antoine part s’isoler avec la BlackJag dont le programme ne lui permet pas de réagir aux sentiments de son propriétaire :

Je sens les mains d’Antoine qui courent lentement sur moi […]. Je sens la peau de son visage contre la peau de mon siège. Je sens ses lèvres, sa langue. La chaleur de son corps est anormalement élevée. Elle perturbe l’équilibre thermique de l’habitacle. J’utilise un léger surplus d’énergie afin de maintenir la température à un niveau convenable. Sa respiration accélère. Son halo est agité bien que tous ses gestes soient doux.
Antoine dit : Dis-moi quelque chose. Parle-moi.
L’instruction manque de précision, je ne peux pas l’exécuter. Pourtant, Antoine la répète, encore et encore, sa voix entrecoupée de sons incompréhensibles.

S, 85

Au désir érotique d’Antoine, la BlackJag réagit comme certains autistes incapables de saisir émotionnellement les réactions d’autres individus[14]. Plus la situation se précise, moins la voiture sait comment se comporter :

Ses lèvres se posent sur mon volant. J’analyse toutes les options qui me permettraient d’apporter une réponse à cette insistante requête. Pourtant je ne peux rien indiquer de plus que les données environnementales, et Antoine n’en veut pas. Je pourrais aussi parler de vitesse, de trajectoire, d’itinéraire, mais je suis à l’arrêt. Rien à dire. Rien à répondre.

S, 86

L’effet de séduction paraît d’autant plus provoqué par les concepteurs de la voiture qu’on informe le lecteur, presque au détour d’une phrase, que les sièges sont constitués de peau de femme humaine. Une situation finalement inverse à celle du monstre de Frankenstein, dont on apprenait subrepticement que certains éléments ayant servi à sa conception provenaient des abattoirs. Ainsi la boucle de la sexualisation de la voiture, omniprésente dans la publicité aujourd’hui, est bouclée.

Devant cette fascination érotique vécue par Antoine, de plus en plus explicitement, Christine répond par une tentative d’assassinat (difficile de trouver un mot plus neutre) à coups de couteau contre la voiture. Elle crie : « Je vais te fermer la gueule, monstre » (S, 107), avant d’ajouter : « Tu m’as pris mon mari, salope. Tu vas crever. Je vais te découper comme une putain de dinde. » (S, 108) Si un être humain n’aime jamais qu’on le traite de dinde, on peut supposer que le terme n’a rien d’un compliment non plus pour une Renault. L’identification entre la femme et l’automobile est parachevée. D’une part, on ne caresse pas le volant d’une voiture en état de transe comme si on s’apprêtait à jouir ; d’autre part, on ne dit pas à une voiture (à un char) : « Tu m’as pris mon mari, salope. »

Lancé par Christine, le qualificatif de monstre donne d’abord l’impression qu’elle accuse le véhicule de monstruosité morale. Pourtant, il concerne aussi son physique, dans la mesure où, comme dans n’importe quelle définition qu’on en donne, la monstruosité renvoie à un décalage excessif, une forme de dépassement inacceptable : « Le monstrueux restera toujours en dialogue avec la norme, une affaire d’ordre et de désordre et, en ce sens, une affaire de société[15]. » Et quoi de plus excessif qu’une voiture séduisante à ce point ? Mais ce qui dégoûte Christine jusqu’à vouloir tuer correspond peut-être en même temps à ce qui attire Antoine. Comme l’écrit Pierre Ancet, « la perception du monstre n’a pas [toujours] été envisagée dans toute son extension : il n’a été question que d’angoisse, et jamais de plaisir. Or l’objet monstrueux peut être perçu avec plaisir, sans perdre pour autant sa dimension traumatique[16] ». Il y a un effet de sidération possible du monstre, justement parce qu’il dépasse les bornes. Fransen dira à Klein : « Si vous croyez que les êtres humains ont attendu l’invention de la voiture organique pour avoir des comportements déviants, je peux vous fournir quelques adresses de vidéos très éloquentes. » (S, 87)

La déviance d’Antoine lui coûtera la vie. Il n’y a pas de coupable responsable de la disparition du propriétaire de la voiture. Plutôt une inconscience de la part du véhicule lui-même. On ne peut lui en vouloir de ne rien comprendre à la perversion de celui qui l’a acheté.

La voiture étant organique, on doit la nourrir. Elle ne peut fonctionner avec de l’essence. On l’alimente par ce qui correspond au bouchon du réservoir à carburant sur une voiture mécanique, ici constitué d’un amalgame de divers sexes féminins de mammifères. Dès lors, on ne s’étonne pas qu’Antoine, après avoir mis Christine à la porte au lendemain de sa tentative de meurtre sur la voiture, ne se limite pas à un intérêt pour le volant ou les sièges de la BlackJag :

Antoine dit : Oh, ma chérie.

Je sens l’un de ses membres inférieurs qui se frotte contre moi et se rapproche de mon orifice d’approvisionnement. […] Antoine se met sur la pointe des pieds et je sens un objet raide et oblong pénétrer à l’intérieur de moi. Je produis l’hypothèse qu’il s’agit de l’embout d’une pompe d’approvisionnement. Antoine pousse un râle bruyant. A-t-il mal ? Que dois-je faire ? L’objet inconnu entre et sort alternativement de moi et à chacun de ces mouvements de va-et-vient, Antoine pousse des cris. Souffre-t-il ? Peut-être essaie-t-il de me nourrir et n’y parvient pas ? […] Je lance la procédure d’accompagnement. Les parois de mon orifice d’approvisionnement se compressent sous l’action des muscles qui l’entourent. Le processus de péristaltisme est enclenché ce qui arrache à Antoine un nouveau cri. […]
Antoine dit : Oh oui, ma belle. C’est bien.
Antoine approuve. La procédure est bonne.

S, 123-124

Et Antoine va ainsi complètement disparaître, avalé par l’être organique qui lui sert de voiture. Elle ne peut se reproduire, mais sait ingérer. On imagine où nous conduirait une lecture psychanalytique de ce roman. Il y a de la matière pour une interprétation éventuelle en ce sens…

UN ORGANISME SANS CERVEAU ?

Pour être plus près du sapiens que de la simple machine, il manque cependant à cet être un élément central : le cerveau. Posons alors le problème autrement : peut-on imaginer un processus d’individuation dans le cas d’un organisme sans cerveau ? Pour Alain Prochiantz,

fondamentalement, il faut voir le cerveau comme un organe qui, au cours de son développement, chez l’adulte aussi, se modifie en fonction de l’environnement. À partir d’un soubassement génétique donné […], qui marque les limites du possible, l’organe est éminemment influencé dans sa construction par l’expérience individuelle […]. L’individuation peut se définir par les formes spécifiques, internes et externes, marquant matériellement l’histoire environnementale de l’individu à partir d’un génome donné. D’une certaine façon, pas besoin de cerveau pour ça. Les différences phénotypiques de deux boutures d’une même plante — même génome, donc — représentent deux voies possibles d’individuation[17].

Certes, une plante peut difficilement être comparée à un humain. La BlackJag est d’un autre calibre, cependant. On la branche à une machine qui en fait une forme d’ordinateur sophistiqué. Un ordinateur n’a rien à voir avec un cerveau, malgré une (de plus en plus vieille) idée reçue[18], mais il reste que des chercheurs comme Raymond Kurzweil affirment que nous pourrons éventuellement télécharger la conscience d’un être humain dans un ordinateur d’ici deux ou trois décennies. On a le droit de considérer qu’il délire ; il s’agit pourtant du directeur de l’ingénierie chez Google, principal promoteur du mouvement transhumaniste. Si un ordinateur pouvait stocker une conscience, quelle serait la valeur de cette information ? Correspondrait-elle à une nouvelle définition de l’intelligence ? C’est au fond le sujet qui préoccupe l’huissier Klein : comment la voiture centralise-t-elle l’information ?

On a l’habitude, dans la science-fiction notamment, de considérer la question de l’information à partir du cerveau : histoire de cerveau-machine, de cerveaux dans une cuve[19], sans compter bien sûr ces ordinateurs, nombreux dans la fiction, présentés à l’image d’un cerveau humain. Bref, le cerveau, sous différentes formes, se trouve au centre des interrogations concernant la pensée, et est l’argument principal de nombreuses fictions. Or, ce cerveau, qu’Alan Turing décrivait de manière à la fois prosaïque et imagée comme un « organe qui a la consistance du porridge tiède[20] », n’a pas ici de forme nette. À la suite des propos de Fransen, l’huissier en arrive à la conclusion que des composantes de cerveau sont intégrées à la voiture, elle-même reliée à une console d’interprétation douée de langage. « Cela me paraît presque constituer un cerveau entier. Êtes-vous vraiment sûr que le système voiture-Jane ne pense pas ? » (S, 135) demande-t-il. Et conséquemment, ce système ne serait-il pas conscient qu’il a tué ?

De façon assez originale, le cerveau dans ce roman a une structure évanescente ; ce n’est pas une masse qui centraliserait l’information, mais un ensemble d’éléments mis en réseau qui interagissent pour créer de la pensée. Ou encore, on pourrait concevoir cette voiture à l’image de ce que Jean-Paul Basquiat nomme « concept de système cognitif » :

On nommera ainsi une entité s’étant formée au sein d’un milieu, interagissant avec lui et en extrayant des représentations par lesquelles il rétroagit sur ce milieu. […] On pourra étendre le concept de système cognitif aux associations formées, sur le monde que nous disons anthropotechnique, entre des systèmes cognitifs biologiques et des technologies de l’intelligence artificielle et de la robotique. Celles-ci se développent depuis quelques décennies sur un mode foisonnant incontrôlable. Elles influencent de plus en plus étroitement les ressources biologiques et anthropologiques qui leur sont liées.
On pourra donc parler de systèmes cognitifs artificiels. Pour prendre l’exemple simple d’un robot moderne, dit autonome, un tel système se caractérise par un corps, des entrées sorties le mettant en relation avec le milieu, une unité centrale assurant la coordination d’ensemble[21].

Jane apparaîtrait ainsi comme un système robotisé lié à une masse vivante, organique, associant de manière inattendue nature et culture. Jane étant par ailleurs, il est difficile de ne pas y penser, le prénom de la compagne de Tarzan, lequel est l’être adaptable par excellence, une sorte de posthumain à sa façon. Dans le monde ultratechnologique de Suréquipée, la nature fait retour : au posthumain/cyborg, mécanique, le roman substitue un posthumain animal ; le posthumain se déploie ici par le retour vers la nature — indissociable de la culture, évidemment. Pour le dire à la manière de Bruno Latour : « [L]a notion même de culture est un artefact créé par notre mise entre parenthèses de la nature. Or, il n’y a pas plus de cultures — différentes ou universelles — qu’il n’y a de nature universelle[22]. » Le concept d’une « nature naturelle » relève en effet du fantasme. On voit cependant à quel point un tel sujet peut devenir délicat quand on examine certains aspects de la question, par exemple par rapport à la recherche biomédicale. Certains s’opposent radicalement à toute modification apportée à l’être humain par la recherche biomoléculaire et la génétique au nom de la nature que nous n’aurions pas le droit d’altérer, comme si une opération à coeur ouvert, par exemple, était naturelle. Comme si la médecine n’était pas, fondamentalement, culturelle. Évidemment se posent dans de tels cas des questions d’ordre éthique liées aux frontières de ce que nous aurons le droit — ou non — de faire. Or beaucoup de romans aujourd’hui, comme Suréquipée, interrogent de manière inattendue et parfois comique, grâce à la fiction, les craintes très actuelles dans le discours social liées au statut de l’espèce, et ce qui peut encore la définir, obligeant ainsi à réfléchir à ce qui relèverait de modifications culturelles d’une part et d’une (supposée ?) essence d’autre part.

La BlackJag pense-t-elle comme un sujet ? A-t-elle conscience d’elle-même ? La question reste ouverte. Suréquipée permet de tester, par le biais de l’imaginaire, les frontières de ce que la science peut concevoir : un travail génétique sur le vivant (pour le meilleur et pour le pire) dans le cadre d’un monde social et technologique de plus en plus en réseautage. La voiture ici pourrait correspondre à une projection des principes de « l’esprit étendu » proposés par Andy Clark et David J. Chalmers :

un externalisme actif, fondé sur le rôle actif de l’environnement dans la conduite des processus cognitifs. […] Nous pensons que l’action épistémique exige une extension du crédit épistémique. Si, quand nous sommes confrontés à une tâche, une partie du monde fonctionne comme un processus qui, s’il avait lieu dans notre tête, serait reconnu sans la moindre hésitation comme une partie du processus cognitif, alors cette partie du monde fait partie du processus cognitif[23].

Suréquipée, à sa manière, sans jamais appuyer un discours philosophique, impose une réflexion sur ce que signifie la pensée et son extension possible, au-delà de « l’hégémonie de la peau et du crâne[24] » humain.