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Entre 1893 et 1899, soit entre l’âge de 13 et de 19 ans, Émile Nelligan ne manque pas une occasion de réciter ses poèmes privément ou publiquement, dans des soirées musicales, littéraires ou dramatiques, lors de soupers ou de réceptions pour fêter la Noël, dans des séances de travail ou des soirées officielles de l’École littéraire de Montréal [1]. Parmi les dizaines de prestations qu’il a offertes pendant cette période, la déclamation de « La romance du vin » au soir du 26 mai 1899, lors de la quatrième séance publique de l’École littéraire, est sans contredit la plus célèbre :

J’ai vu un soir Nelligan en pleine gloire. C’était au Château Ramesay [sic], à l’une des dernières séances publiques de l’École littéraire. Je ne froisserai, j’espère, aucun rival en disant que le jeune éphèbe eut les honneurs de cette soirée. Quand l’oeil flambant, le geste élargi par l’effort intime, il clama d’une voix passionnée sa Romance du vin, une émotion vraie étreignit la salle, et les applaudissements prirent la fureur d’une ovation. Hélas ! six mois après, le triomphateur subissait la suprême défaite, et l’École littéraire elle-même s’en allait, désorganisée et expirante [2].

Peu d’événements poétiques ont, dans notre histoire littéraire, suscité autant de commentaires que cette déclamation de « La romance du vin ». L’un d’entre eux, publié par Michel Biron en 1991, montre que le poème de Nelligan est traversé par l’intertexte libéral qui imprègne le discours de la grande cité moderne, Montréal, au tournant du siècle. Le succès du poète récitant (ces applaudissements prenant la tournure d’une ovation furieuse, selon le récit qu’en fait Louis Dantin en 1902) serait attribuable au fait que Nelligan aurait ce soir-là parlé le langage de la ville, celui qui circulait un peu partout en ces années de libéralisme économique et politique, et qu’à travers ce poème disant l’aspiration à la gloire et à la réussite de son auteur, Nelligan aurait, mieux qu’aucun autre membre de l’École littéraire, joué le jeu et participé « à la fête du progrès [3] ».

Que Nelligan ait réellement remporté le succès que lui attribue Louis Dantin, il est permis d’en douter. Comme l’ont montré François Couture et Pierre Rajotte, les comptes rendus journalistiques publiés dans les jours qui suivent l’événement ne disent à peu près rien de la « performance » de Nelligan, mais parlent abondamment de celle des membres aînés de l’École, tels Gonzalve Desaulniers, Charles Gill, Wilfrid Larose et Édouard-Zotique Massicotte [4]. L’idée de Jean Larose voulant que Louis Dantin ait accordé au poète, après coup, un « triomphe » à la hauteur de la « suprême défaite » pour répondre à la logique mythificatrice de la « chute du sommet », est toujours de saison : plus haut le poète, plus belle la chute [5]. Ce que le critique ne dit cependant pas, c’est que l’histoire se poursuit et que les succès déclamatoires de Nelligan ne s’arrêtent pas là. Le poète continuera de débiter des vers par-delà le tombeau symbolique que lui érige Louis Dantin en 1902 [6], et si la scène de récitation du 26 mai 1899 méritait bien de passer à la postérité, celles qui ont lieu en milieu asilaire ne sont pas banales non plus et posent un certain nombre de questions à l’histoire de la poésie.

Une visite au grand écrivain déchu

La première de ces scènes est rapportée le 24 décembre 1909 dans le quotidien libéral Le Canada [7], le jour du trentième anniversaire de Nelligan [8]. L’auteur de l’article, Ernest Choquette (1862-1941), a publié quelques romans de la terre [9] et collabore régulièrement à différents journaux d’obédience libérale, tels La Presse, La Patrie et Les Débats. Docteur en médecine, il est également membre du Bureau des inspecteurs des asiles et prisons et c’est à ce titre qu’il se rend, entre le 15 et le 17 décembre, à la retraite Saint-Benoît-Joseph-Labre. Son compte rendu prend la forme d’un récit à la première personne et fait se succéder les réflexions personnelles (état d’esprit du médecin, commentaires sur ce qu’il voit et entend) et les dialogues (avec un collègue qui le guide dans les dédales de l’espace asilaire, et avec Nelligan). Olivier Nora, dans l’analyse qu’il fait de la « scène de la visite au grand écrivain », avance que la plupart des comptes rendus de visite tendent soit à la fétichisation de tout ce qui touche de près au grand écrivain et à la confirmation, chez l’homme rencontré, du génie perçu dans ses oeuvres, soit, dans les récits à vocation satirique, au voyeurisme et à la réfutation du caractère exceptionnel de l’écrivain visité [10]. Le récit que propose le Dr Choquette de sa visite à Nelligan, qui participe pourtant bien des topiques spécifiques du genre (anticipation de la rencontre, apparition et importance du premier regard, description des lieux, du physique et de la voix, etc.), hésite profondément entre deux options : l’adulation et l’iconoclastie. Le visiteur trouve à la fois moins et plus que ce qu’il s’attendait à trouver : Nelligan n’est plus le génie célébré par Dantin ni le poète maître de ses moyens créateurs, mais il n’est pas non plus tout à fait un fou comme les autres. Il s’agit donc d’une visite étonnante à tous points de vue.

La première surprise du visiteur est de ne pas reconnaître, à son entrée dans la salle où se trouve Nelligan, l’homme qui, dans son esprit, aurait dû avoir un « éclair spécial à l’oeil, quelque rayon au front, ce quelque chose d’intraduisible et d’indélébile que le génie ne saurait jamais se laisser entièrement arracher [11] » :

— Tenez, c’est lui.
— Qui lui ?
— Mais votre Nelligan, vous désirez le voir ?
— Où est-il, repris-je, me hâtant afin de devancer sa réponse, de parcourir toutes les physionomies étranges que je voyais distribuées devant moi.
— Ici, sur le banc, qu’il me dit.
Et il m’indiquait en même temps un jeune homme à figure hirsute, affalé comme sans vie, sur un banc de bois fruste, à trois pas de moi.
— Lui, repris-je tout bas, l’esprit et le coeur tout-à-coup étreints par la plus bizarre des émotions.
Lui… Non, le pauvre garçon, je ne l’aurais pas deviné ; je sentis bien que jamais je ne l’aurais deviné [12].

La reconnaissance spontanée et mutuelle du visiteur et du visité n’a donc pas lieu. L’oeil du poète n’est pas assez éclairé ; son front, pas assez rayonnant ; son corps, pas assez vigoureux ; tout son être, pas assez digne. Rien ne se passe comme prévu. Devant le visiteur se trouve un aliéné, apparemment absent à la vie de l’esprit comme « tout ce tas de cerveaux en bouillie qui nous examinaient avec des yeux de morts [13] ». Le premier dialogue où s’empêtre Nelligan et que rapporte, après le passage cité, le Dr Choquette, paraît d’ailleurs confirmer cette première impression (Nelligan croit que le collègue médecin qui accompagne son interlocuteur est l’écrivain Heinrich Heine), mais la situation change progressivement lorsque l’inspecteur des asiles demande au poète de réciter « quelques beaux alexandrins » dont il se souviendrait. Après quelques insuccès, le patient Nelligan se met à débiter, sans en oublier un vers, « pas un, donnant à chacun d’eux l’intonation juste, surtout ce mouvement berceur et un peu monotone [14] », le long poème « Le naufragé » de François Coppée. Comment le « pauvre garçon » a-t-il pu faire rouler cette « machine d’assez longue haleine [15] » sans jamais dérailler ? Le Dr Choquette l’ignore, mais il est saisi par l’étonnante mémoire du malade, par cette voix poétique, si juste, sortie tout droit de la nuit où l’intelligence du poète est plongée. Incapable de commenter la scène, il la résume et la « donne à voir » en une belle hypotypose [16] :

Vous représentez-vous bien le tableau ?
Cette triste salle d’hôpital, ces physionomies atones, ces aliénés autour de nous, ces autres qui hurlent, qui pleurent ou qui rient dans les coins et ce poète éteint qui leur jette quand même aux oreilles des vers comme ceux-ci :
— Et je ne pleurais plus, tant j’avais de chagrin.
…………………………………………………………
— Dieu, nous y croyons tous, en mer il le faut bien.
…………………………………………………………
Et qui finit par terminer doucement la pièce dans un accent de prière :
« Garçon un second grog, et parlons d’autre chose [17]. »

Il emprunte finalement à Heinrich Heine (qu’il condamne plus tôt comme ayant, à l’instar des autres poètes maudits, transmis le germe de la folie à Nelligan) le mot de la fin, la récitation appelant la récitation et le visiteur ne pouvant décidément résister à l’envie de participer vocalement à la scène :

J’empoignai mon confrère […] et l’entraînant par la main hors la salle, je lui murmurai le cri si poignant et si lugubrement plaintif par lequel le vrai Heinrich Heine termine sa pièce MORPHINE : « Le sommeil est bon, la mort est meilleure, mais le meilleur encore serait de n’être jamais né [18]. »

Le Dr Choquette n’est pas le premier curieux à visiter un grand écrivain tombé dans la folie, ni le premier à prendre la plume pour en faire le récit. Le modèle du genre se trouve dans le deuxième livre des Essais de Montaigne. L’essayiste, réfléchissant alors aux inconvénients de l’activité intellectuelle sur la vigueur physique, se souvient de la visite qu’il aurait faite [19] à l’auteur de La Jérusalem délivrée, le Tasse, à l’hôpital Sainte-Anne de Ferrare :

Quel saut vient de prendre, de sa propre agitation et allegresse, l’un des plus judicieux, ingenieux et plus formés à l’air de cette antique et pure poisie, qu’autre poëte Italien aye de long temps esté ? N’a il pas dequoy sçavoir gré à cette sienne vivacité meurtrière ? à cette clarté qui l’a aveuglé ? à cette exacte et tendue apprehension de la raison qui l’a mis sans raison ? à la curieuse et laborieuse queste des sciences qui l’a conduit à la bestise ? à cette rare aptitude aux exercices de l’ame, qui l’a rendu sans exercice et sans ame ? J’eus plus de despit encore que de compassion, de le voir à Ferrare en si piteux estat, survivant à soy-mesmes, mesconnoissant et soy et ses ouvrages, lesquels, sans son sçeu, et toutesfois à sa veuë, on a mis en lumiere incorrigez et informes [20].

En dépit du fossé historique et culturel qui les sépare, le compte rendu journalistique (Dr Choquette) et l’essai philosophique (Montaigne) interrogent tous deux le rapprochement entre le génie et la folie et manifestent une égale tristesse du locuteur devant le spectacle de la déchéance intellectuelle. Les deux textes ne disent évidemment pas tout à fait la même chose : le sage humaniste, au contraire du médecin canadien, ne prétend pas détenir la clé du mystère ni expliquer les raisons de la déchéance du poète de génie ; il tient également son quant-à-soi et réfléchit à distance, là où le médecin, fort de sa science, de sa pleine raison et de sa solide mémoire, engage la conversation, teste les limites intellectuelles du patient et l’incite à se livrer à l’activité poétique de la récitation, activité qui lui permet d’apercevoir, en fin de compte, qu’un reste de lumière brille encore au fond du cerveau du fou. Mais, dans l’un et l’autre cas, le visiteur domine par sa lucidité et par ses saines aptitudes à l’écriture le visité, tombé au-dessous du niveau de la bête, perdu pour la production poétique et la vie sociale.

Un mort qui récite, un vivant qui raconte, un lecteur qui met en voix

Un compte rendu de visite très différent de celui-ci paraît le 18 septembre 1937 dans le quotidien La Patrie [21]. Son auteur est le journaliste Hervé de Saint-Georges (1897- ?), qui publia une dizaine d’années après son entrevue avec Nelligan un recueil de Contes canadiens passé à peu près inaperçu [22]. Depuis que Jean Charbonneau, en 1932, avait fait une émission radiophonique sur Nelligan au cours de laquelle il précisait que le poète était toujours vivant, de nombreux visiteurs, professeurs, étudiants, médecins, curieux et anciens camarades avaient défilé au parloir de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, où Nelligan avait été transféré en 1925, pour le voir, lui parler et l’entendre réciter ses vers [23]. En dépit de ce qu’avait dit Dantin en ouverture de sa célèbre étude de 1902 (« Émile Nelligan est mort »), le poète n’était donc pas mort. Pour en témoigner, le père Lamarche, qui signe les « Notes pour la troisième édition » d’Émile Nelligan et son oeuvre (1932), rapporte les bribes d’une conversation qu’il a eue avec le poète à l’asile. Le portrait qu’il trace du Nelligan de 1932 est celui d’un homme fatigué, mais pas d’un fou incohérent, non plus que d’un fou génial. Les paroles rapportées par le père Lamarche sont assez banales [24] et Nelligan ne se livre pas, devant lui, au numéro de récitation qui avait créé une si vive impression chez le Dr Choquette. L’objectif du père Lamarche paraît être surtout d’attester la survie de Nelligan et de son oeuvre. L’un parle encore, l’autre est lue par ces « jeunes lettrés » qui « récitent par coeur ses vers faciles [25] ». Preuve est faite de la vie (oeuvre et auteur confondus) par la parole vive.

Le compte rendu de visite de Hervé de Saint-Georges publié dans La Patrie en 1937 fusionne le « Émile Nelligan est mort » de Dantin et le « Émile Nelligan n’est pas mort » du père Lamarche, ce qui donne (apprécions la variation sur l’incipit) : « J’ai causé avec un mort [26]… » Cette entrée en matière place tout l’entretien qui va suivre sous le signe de la mort-vivance, le journaliste se faisant le relais entre le monde des vivants et celui des trépassés. Le texte de la causerie s’accompagne d’un péritexte qui atteste qu’elle a bien eu lieu : photographie montrant Nelligan en compagnie du journaliste et d’un médecin, reproduction en fac-similé du dernier tercet, daté et signé, du « Vaisseau d’or » écrit de la main de son auteur. L’ensemble du texte se présente clairement comme une interview, c’est-à-dire, pour reprendre les éléments de définition qu’en donnent Dorothy E. Spears et Marie-Ève Thérenty, un reportage fait par un journaliste de terrain construit sur un mode dialogique et qui est généralement accompagné d’une mise en scène codifiée, avec introduction narrativisée permettant de placer le cadre de l’entretien et de définir l’état d’esprit dans lequel le dialogue qui suit doit être lu [27]. Voici pour le cadre :

Une pluie fine et glacée coule en larmes abondantes sur les hautes murailles grises et gicle par rafales dans les fenêtres embuées. Les nuages gris et lourds traînent presque à la cime des arbres et du sol montent des écharpes de brouillard qui enveloppent de leur suaire les arbustes. Dans l’hôpital, c’est le remue-ménage quotidien du matin. Des médecins en tablier blanc passent, affairés ; infirmières et religieuses vaquent silencieusement à leurs occupations. Les murs sonores répercutent les échos qui montent de tous les étages par les vastes escaliers aux marches de pierre, mais le visiteur se sent malgré lui le coeur étreint par l’atmosphère lugubre de cet immense édifice où 5 775 malades y reçoivent les soins attentifs des quelque 800 membres du personnel [28].

Cette entrée en matière de l’interview, où la nature se met au diapason d’une subjectivité mélancolique et se colore des signes du deuil, convoque tout un intertexte romantique et s’offre comme un rappel peu équivoque de ces « musiques funèbres/Des vents d’automne au loin passant dans le brouillard » chantées naguère par Nelligan, à une époque où, comme il le dit au début de sa « Romance du vin », sa « croisée » était « ouverte » — sur la grande ville des vivants et des échanges sociaux, ajouterait Michel Biron. Cette fenêtre du poète autrefois ouverte sur le monde est désormais fermée, et le Nelligan de 1937 est prisonnier, comme ses 5 774 compères, de ces murs immenses, de cette véritable cité intérieure qu’est l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, cité populeuse et inquiétante où nous introduit le journaliste de La Patrie.

Après cette présentation du lieu de la scène vient celle du personnage principal : le poète. La description physique et vestimentaire qui en est fournie n’est nullement celle d’un mort, à moins qu’elle soit celle d’un mort qui a conservé et sa dignité et le sens des conventions : « Il est vêtu d’un complet gris très propre. » On apprend qu’il est grand, grisonnant, qu’il se tient très droit, qu’il a des « yeux bleus admirablement beaux [29] » et que sa « voix est chaude et très calme [30] ». Il ne tarde d’ailleurs pas à mettre en valeur ce bel organe, puisque c’est par la récitation pleinement maîtrisée du « Vaisseau d’or » que commence à proprement parler l’interview :

Nelligan récite ses vers

Il se souvient parfaitement bien du « Vaisseau d’or », ce poème magnifique qu’il composait alors qu’il n’était qu’un adolescent. À ma demande, il en récite les strophes, mieux que bien des artistes ne pourraient le faire. Sa voix vibre sourdement et rien n’est plus pathétique que le tableau de ce « mort vivant » qui évoque par des mots magiques le naufrage de ses facultés mentales [31].

Suit une retranscription du « Vaisseau d’or », comme une invitation lancée au lecteur à se mettre à l’écoute du poète récitant et à entendre cette voix à la fois vivante et éteinte. Il convient de prendre la mesure de l’activité médiatrice à laquelle se prête ici le journal. Le texte de Hervé de Saint-Georges ne se contente pas de reproduire le contenu d’une causerie extraordinaire ; il fixe dans la lettre et dans le temps un événement oral et éphémère, l’interview du 14 septembre 1937, que le lecteur, grâce à une multitude d’informations touchant les lieux, l’atmosphère, l’attitude et la voix des personnages, peut reconstituer en pensée et rejouer en lui-même. Il ne s’agit pas seulement de la retranscription d’une conversation privilégiée, mais également d’une incitation à sentir et à entendre le poème faisant corps avec son auteur, transitant par lui et par sa voix particulière, la voix d’un écrivain [32]. Peut-être nous incite-t-il également à y mêler la nôtre et à soutenir le poète de notre propre souffle, comme le fait justement et si exemplairement le journaliste lorsqu’il souffle à Nelligan ses propres vers :

— Vous souvenez-vous de ces autres vers, les derniers que vous avez composés ? lui ai-je demandé. Lentement, je lui cite :
Je sens voler en moi les oiseaux du génie,
Mais j’ai si mal tendu mon piège qu’ils ont pris
Dans l’azur cérébral leurs vols blancs, bruns et gris,
Et que mon coeur brisé râle son agonie…
Nelligan lève les yeux et répond, à voix basse : — oui… je me souviens [33]

Ce passage appelle plusieurs commentaires. Tout d’abord, le verbe utilisé par le journaliste pour introduire la mise en voix du poème est « je lui cite », et non pas « je récite ». Ce choix met l’accent sur la lettre et la fidélité au texte original, non sur le processus de mise en voix, sa spectacularisation et les qualités de son exécution. On remarque ensuite que la citation vocale est directement liée à la fonction mémorielle. De Saint-Georges ne « teste » pas la mémoire du poète, à l’instar du Dr Choquette lors de sa visite à Nelligan, il ne cherche pas à le prendre en faute ; il aide le malade à retrouver le fil de son passé et de ses oeuvres, et tout particulièrement de ses poèmes qui racontent l’histoire de son « naufrage » intellectuel. Les deux seuls poèmes cités dans ce reportage sont « Le vaisseau d’or » et le quatrain ci-dessus, « Je sens voler en moi… », et on se gardera de voir là le résultat du hasard. Les poèmes cités sont en effet chargés de signaler l’échec d’une vie et d’une quête poétique, fût-ce, paradoxalement, par le recours à des vers qui témoignent d’une ancienne maîtrise des codes poétiques. La récitation de ces poèmes fait coïncider le passé et le présent, la quête et l’échec, le génie et la folie, la vie et la mort, l’écriture et l’oralité. Ils sont, au moment de leur performance médiatisée par le journal, le lieu de rencontre d’une multitude de phénomènes qui paraissent s’exclure, mais qui s’appellent en réalité et qui forment un véritable récit en miniature, parfaitement cohérent, avec un passé et un présent, une quête et un échec, etc.

Il n’est peut-être pas sans intérêt de noter que cette interview, qui se présente si clairement comme un événement — « J’ai causé avec un mort… » —, a fait l’objet, le 6 mai 2010, d’une lecture enregistrée et diffusée sur le site www.litteratureaudio.com. L’enregistrement est d’une durée de treize minutes et s’ouvre par L’adieu au piano de Beethoven — adieu au piano, adieu au poète : il y a là comme un fil rouge. Tout indique que le « donneur de voix » (c’est le titre qu’on donne au lecteur du texte), Gilles-Claude Thériault, est l’ancien journaliste de Radio-Canada qui a travaillé pendant de nombreuses années au magazine d’information religieuse Second regard. Ce dernier cumule huit enregistrements sur le seul site litteratureaudio.com (dont trois poèmes de Nelligan), mais les amateurs de lectures retrouveront ailleurs sur la Toile sa voix basse et posée [34]. Que le texte de Hervé de Saint-Georges réapparaisse dans l’espace public sous la forme d’un enregistrement vocal est révélateur de la fonction et de la symbolique attribuées à la voix dans nos sociétés de longue tradition écrite [35]. D’une légitimité très faible, la parole vive n’en est pas moins fortement associée, dans notre imaginaire, à la mémoire, au souffle, à la vie collective (ce dont, notamment, les Nuits de la poésie de 1970 et de 1980 témoignent admirablement [36]). Dans le cas qui nous occupe, le passage de l’oralité initiale de l’entrevue (14 septembre 1937) à l’écrit journalistique (publié le 18 septembre 1937) est complété par un retour du texte journalistique à l’oralité diffusée sur Internet (6 mai 2010). Il n’y a pas opposition entre oralité et écriture, mais complémentarité des supports et métissage des codes et des traditions [37]. La voix de Nelligan est tout d’abord l’objet de descriptions textuelles, lesquelles sont lues à voix haute par un lecteur dont la texture vocale a des qualités similaires à celles qui sont attribuées à la voix de Nelligan (basse et chaude). La boucle est bouclée.

De la récitation au calepin

On ne reviendra pas ici sur le roman publié par François Hertel en 1939, qui fait passer Nelligan du côté de la fiction romanesque [38]. On laissera également de côté, même si elles présentent un véritable intérêt du point de vue du métissage de l’oral et de l’écrit, les chansons composées sur la vie du poète par des paroliers au cours des années 1970 (Luc Plamondon, Félix Leclerc, Claude Beausoleil [39]). On proposera plutôt quelques commentaires au sujet d’un scénario publié en 1992 par les coscénaristes du film Nelligan (réalisation de Robert Favreau, 1991), Aude Nantais et Jean-Joseph Tremblay [40]. Ce Portrait déchiré de Nelligan paru à l’Hexagone a été sévèrement critiqué par Réjean Robidoux dans Connaissance de Nelligan, qui met en doute la donnée fondamentale sur laquelle il repose. Les auteurs-scénaristes ont en effet eu accès au dossier médical du poète à Saint-Jean-de-Dieu et y ont trouvé, en date du 26 octobre 1926 (soit quelque temps après l’admission de Nelligan à l’hôpital), une inscription singulière et énigmatique qui leur a donné à penser — en fait : qui les a persuadés — que Nelligan avait été châtré : « Cas de chloroforme. Enlever les principales [41] ». De la castration de l’homme à l’émasculation de l’oeuvre par Louis Dantin, il n’y a qu’un pas que les scénaristes ont vite franchi dans leur propos, la voie leur ayant été ouverte par l’iconoclaste Bernard Courteau en 1986 [42]. Il n’est pas question ici de rouvrir le débat sur cette question d’interprétation biographique ni de prendre parti dans une querelle que Réjean Robidoux a peut-être eu le tort d’envisager trop sérieusement. Le scénario de Nantais-Tremblay n’est pas moins ou plus fictif que le compte rendu de visite du Dr Choquette ou que l’interview d’Hervé de Saint-Georges, lesquels, même s’ils appellent une lecture non fictionnelle des faits qu’ils rapportent, participent bel et bien d’une mise en fiction et de règles d’écriture obvies. Le littéraire ne s’oppose pas, en l’occurrence, au journalistique, comme la fiction à la non-fiction : il le traverse de part en part [43]. On laissera donc aux biographes de Nelligan le soin de départager la fiction et la vérité historique et on se demandera ce que devient le personnage du poète récitant dans l’un des textes clés du corpus produit dans la foulée du cinquantième anniversaire de la mort de Nelligan.

La première remarque qui, à cet égard, s’impose au lecteur du scénario de Nantais-Tremblay concerne le nombre impressionnant de scènes de récitation qui s’y trouve. Une vingtaine de poèmes ou de fragments de poèmes sont lus, récités ou improvisés, dont un peu moins de la moitié (neuf, pour être exact) le sont par Nelligan. Les autres personnages récitants sont Jean Charbonneau et Joseph Melançon, qui se taillent dans le scénario la part des faux amis du poète, ainsi que Gonzalve Desaulniers et Arthur de Bussières. Seize des poèmes mis en voix sont de Nelligan et quatre sont tirés des oeuvres de poètes réputés maudits (Heine, Poe et Baudelaire). Il faut ajouter à ces poèmes quelques répliques du drame Véronica de Louis Fréchette, lues par son auteur lors d’un événement mondain qui se tient, au temps de la jeunesse de Nelligan, chez Robertine Barry, et deux chansons de marins, dont l’une est même entonnée par le jeune Émile et son ami Bussières. Pour comprendre quelque chose à la présence de ces nombreuses scènes de performance vocale, il n’est peut-être pas inutile de préciser que l’histoire se déroule dans des lieux et dans des temps multiples. Le scénario, comme l’opéra Nelligan créé en 1991 [44], s’ouvre et se ferme sur le temps asilaire (vers 1935, précisent les didascalies, mais il s’agit d’une temporalité élastique qui s’étire jusqu’à la mort du poète, soit 1941), mais il donne accès, par analepses, à différentes époques de la vie de Nelligan, dont le temps de l’adolescence (les didascalies indiquent 1897, mais, là encore, le temps s’étire jusqu’à l’internement du poète, soit 1899). Les scènes de récitation, de lecture et d’improvisation poétique prennent exclusivement place dans les deux principales temporalités (1897 et 1935). La superposition des temps et des lieux [45] transmet l’idée que le Montréal de 1897 dans lequel le génie de Nelligan naît et se développe tant bien que mal n’est pas foncièrement différent du milieu asilaire de 1935, où ce même génie est dénié, étouffé, empêché de se déployer librement. Dans ces deux espaces dramatiques étouffants, Nelligan a des alliés (Arthur de Bussières, Gonzalve Desaulniers, le Dr Lahaise), mais aucun qui soit de taille à le protéger contre les institutions (la famille, la littérature, l’asile), sur lesquelles l’Église a la main haute. Ce sont un abbé et un curé qui, au temps de l’adolescence, supervisent la destruction des manuscrits d’Émile par la mère du poète, Émilie (PO, 103), et c’est une religieuse, la Supérieure, qui, à l’asile, veille à ce que le poète ne puisse se livrer en toute liberté à sa recherche poétique et à la transmission des fameux carnets d’hôpital (PO, 49). Le père Eugène Seers, alias Louis Dantin, est à peu près absent du scénario [46], mais les notes liminaires ou les didascalies évoquent sa présence et son intervention profanatrice dans les manuscrits de Nelligan : « L’image se fixe sur la dernière phrase : “Enlever les principales” (châtrer), et, au-dessus d’elle, surgit l’image de Louis Dantin penché sur les manuscrits d’Émile, qu’il trie, qu’il corrige. » (PO, 14)

L’Église est donc partout et intervient pour empêcher le développement et l’épanouissement des facultés créatrices du poète. Ce que veut montrer par ailleurs le scénario de Nantais-Tremblay est que Nelligan, véritable rebelle with a great cause, n’a jamais tout à fait abdiqué devant cet ennemi. Cela est particulièrement clair dans la scène de récitation de « La romance du vin » (PO, 75-81) qui se déroule au temps de l’adolescence. Le poème est en effet déclamé par un Nelligan alcoolisé devant la bonne société montréalaise réunie non pas au château Ramezay, comme le veut l’histoire officielle et documentée, mais dans le salon de Robertine Barry à l’occasion d’une lecture du drame de Fréchette, Véronica. Le poète impose alors sa parole sans y être invité (il ne respecte pas la première règle qui régit ce type d’événement) et oppose de la sorte la voix de la vraie poésie à celle du poète sans vocation (Fréchette) et du drame en prose. La déclamation se clôt par un geste d’éclat, Nelligan jetant par terre « un grand samovar » trônant au centre d’une belle table. Loin d’être euphorique et de marquer l’ultime union du poète avec un public enthousiaste (comme le raconte Louis Dantin dans son article célèbre, repris par les historiens de l’École littéraire), la mise en voix de « La romance du vin » signe, dans le scénario, la séparation définitive et volontaire de Nelligan d’avec les représentants influents des milieux littéraire et mondain.

La résistance de Nelligan se poursuit dans les murs de l’asile, mais elle se fait plus discrète et doit transiter par l’écrit. Le poète vole des calepins dans la buanderie, y inscrit ses géniales trouvailles et il les donne au seul être qui, dans les murs de l’institution, aime et pratique la poésie, et est à même de comprendre son « travail », le Dr Lahaise (PO, 57). Il continue certes de déclamer devant ses visiteurs, toujours le même poème du « Vaisseau d’or » (cinq occurrences) qu’il récite avec quelques variantes ; mais ces récitations, répétitives, entamées parfois de façon monotone et à voix basse, n’ont plus rien des récitations véhémentes auxquelles le jeune Nelligan se livrait au temps de l’adolescence. Moyen d’affirmation des facultés créatrices et d’exploration des possibles poétiques pendant la jeunesse, la récitation n’est plus, dans l’espace asilaire, qu’un mode de transmission des poèmes connus marquant davantage l’aliénation du patient que sa liberté créatrice. C’est l’écrit qui, à ce stade, se met véritablement au service de la recherche poétique et les fameux « calepins », dont certains ont été publiés par Jacques Michon en 1991 [47], qui s’imposent comme le centre d’intérêt et la voix de l’avenir.

Nelligan, entre oralité et écriture

Quelles conclusions tirer de tout cela ? Il appert tout d’abord qu’on a décidément du mal à imaginer Nelligan ailleurs que là, devant un public, en train de réciter des vers. Vivant, fou, mort, mort-vivant, à l’École littéraire, dans un salon, dans le port ou dans les rues de Montréal, à l’asile, en costume bohème ou dans un complet présentable, avec une flamme dans les yeux ou un regard éteint et une voix monotone : la mise en discours de Nelligan paraît impliquer une mise en voix de ses poèmes ; la figuration [48] du poète semble à peu près inséparable de l’activité médiatrice de la récitation poétique. Nelligan a une oeuvre et un visage, éternisé par le portrait de Laprés & Lavergne de 1899 [49] dont plus d’un ont remarqué qu’il avait joué un rôle important dans la constitution de son mythe [50] ; il a également une voix qu’il fit entendre après que Louis Dantin lui eut décerné un certificat de décès en 1902, et que font entendre, après sa dernière mort de 1941, les comédiens qui rejouent son rôle sur scène ou au cinéma, qui mettent ses poèmes en voix sur le Web, sur CD-ROM ou dans des spectacles de lecture [51], ou encore les romanciers qui intègrent son personnage à leurs fictions. La scène de vocalisation poétique apparaît donc comme un lieu essentiel du discours nelliganien et comme une autre pièce importante de l’édification de son mythe.

Jusqu’aux années 1930, c’est-à-dire tant que l’article de Louis Dantin paru dans Les Débats en 1902 (repris en guise de préface dans les éditions de 1904, de 1925 et de 1932) reste la porte d’entrée officielle de l’oeuvre et de la vie du poète, ce topos de la récitation poétique est lié à la figure séculaire du « poète mourant », qui est réputé livrer son plus beau chant au moment de mourir, rempli d’une inspiration divine alors qu’il expire [52]. C’est le rapprochement par Dantin du triomphe oratoire du 26 mai 1899 et de la « suprême défaite » du 9 août 1899 qui confine Nelligan à la mort, au silence, et qui l’inscrit, du même coup, dans la lignée des Gilbert et autres poètes fauchés dans la fleur de l’âge [53]. Le compte rendu de visite du Dr Choquette ouvre un nouveau filon dans les représentations de Nelligan, celle du poète d’hôpital, mais, pour des raisons qui tiennent à la brièveté du compte rendu, au ton qu’adopte son auteur, à la distance paternaliste et condescendante qu’il manifeste à l’endroit du poète, il ne fait pas le poids devant la grandiose analyse de Louis Dantin. La diffusion dans les années 1930 de nouveaux comptes rendus de visite renforce cependant cette représentation du poète d’hôpital et impose une variante importante à l’image du poète récitant. L’opposition qui la sous-tend est celle qui conduit non plus de la « voix » (du 26 mai 1899) au « silence » (du 9 août 1899), mais de la voix vive (jeunesse) à la voix sépulcrale (temps asilaire), de la « voix passionnée » (Dantin) à la voix qui « vibre sourdement » (de Saint-Georges). La voix ne s’éteint pas : elle a un autre son et une autre portée. Le portrait déchiré de Nelligan de Nantais-Tremblay renforce en même temps qu’il le gauchit ce paradigme de lecture de la vie du poète. Dans ce scénario, le poète d’asile continue bel et bien à réciter des vers par-delà son tombeau, mais l’essentiel est peut-être ailleurs, dans ces écrits qu’il cache aux autorités asilaires et qu’il cherche à transmettre à des gens de confiance. Le duo Nantais-Tremblay montre que la récitation d’hôpital, souvent mécanique, témoigne moins de la vivacité intellectuelle du poète que ne le font ces fameux carnets d’hôpital. Pas fou du tout, Nelligan a trouvé dans l’activité de récitation le moyen d’améliorer ses conditions de détention (respect des religieuses, impressionnées par le nombre et par la qualité des visiteurs, obtention d’une chambre privée pour l’accueil de ces visiteurs) et dans l’activité scripturaire (secrète) le moyen de poursuivre son travail d’exploration poétique, utilisant ainsi, d’une autre manière qu’au temps de sa jeunesse, les ressources de la voix et de la plume.

À quoi tend cette insistance à montrer le poète du « Vaisseau d’or » récitant ses poèmes en public ? Le corpus analysé ici est un peu mince pour fournir une réponse à cette question, mais on est en droit de se demander si ces représentations ne visent pas deux objectifs complémentaires. Le poète en voix, qui chante comme il respire, qui souffle ses vers comme l’oiseau siffle au printemps — Dantin disait : « il fit de la poésie comme le rossignol fait des trilles [54] » —, n’est-ce pas le poète qui a la poésie en lui, qui l’a reçue comme un don, nascuntur poetae, génie inné ? La représentation de Nelligan en poète récitant tendrait ainsi vers la confirmation du caractère vocationnel de sa quête ; elle serait une manière de donner à voir et à entendre ces choses invisibles que sont le génie inné et la vocation. Par ailleurs, cette représentation impliquant, dans les discours qui la réactivent, celle d’un public à l’écoute du récitant, la topique du poète en voix tendrait également vers l’inscription de ce génie — fût-il moqué, nié, bafoué, interné — au sein de la collectivité qui se donne à elle-même le spectacle du poète chantant ses vers en public. Nelligan ne serait jamais plus à la poésie, et en même temps à nous, que lorsqu’il dit ses poèmes. Son destin est de chanter, où qu’il soit, et le nôtre, d’entendre la poésie à travers lui. Lui, nous, la Poésie. Le scénario de Nantais-Tremblay, qui met si évidemment en parallèle l’activité de récitation et le travail d’écriture (par le biais des carnets) ne contredit pas cette interprétation. À ses contemporains qui le visitent, le poème en voix ; à la postérité qui saura comprendre sa « recherche poétique », le carnet d’hôpital.

Posons donc comme hypothèse que le souffle et la voix vont simultanément dans deux directions opposées : celles de l’individuel et du collectif. Donner à voir ou à entendre le poète déclamant ses poèmes devant un public conduit à le montrer dans son rapport intime et unique avec la poésie, mais également comme le médiateur entre celle-ci et la communauté. L’écriture isole, mais la récitation rassemble et, pour cette raison, la scène de déclamation est un espace de socialisation privilégié de la littérature où se rencontrent le singulier et le pluriel, que cette rencontre révèle des tensions entre le poète et la collectivité ou qu’elle signale au contraire leur réconciliation, voire leur fusion. La configuration qui s’instaure par le biais de cette scène entre le poétique et le social dépend d’une multitude de facteurs : l’acteur qui prend en charge la récitation, l’auditoire qui peut réagir diversement à cette prise de parole, les circonstances de la performance (temps, lieu, contexte), mais également les enjeux propres à l’inscription de cette performance au sein d’un discours donné. Qui décrit l’événement performatif et les réactions des acteurs impliqués ? À quelle distance, selon quelles perspectives et pour qui ? Parce qu’elle condense deux opérations essentielles de la production littéraire, soit la diffusion du texte poétique et sa réception par l’auditoire, la scène de récitation constitue un élément clé de la qualification du personnage poète. Celui-ci peut être encensé, telle la Corinne de Madame de Staël improvisant triomphalement un poème à la gloire de l’Italie devant le peuple romain rassemblé au Capitole, ou tel Nelligan lors de la quatrième séance publique de l’École littéraire de Montréal, mais il peut provoquer l’ennui ou l’envie [55], le doute ou l’incompréhension [56], l’indifférence ou le délire laudatif : « C’est le colosse mesuré à sa hauteur ! — C’est le passé qui se lève ! C’est l’avenir qui se dévoile ! — C’est le monde ! — C’est l’univers ! — C’est Dieu [57] ! » Un tel déluge de métaphores est-il en soi la preuve d’une qualification réussie ? Rien n’est moins certain : un silence ému peut être, en contexte discursif, nettement plus significatif qu’une pluie d’hyperboles. Chose certaine, comme le romancier fictif naguère étudié par André Belleau [58], le poète performeur est un « singulier personnage » intégré à une scène aussi complexe qu’étrange, pleine d’intérêt non seulement pour la sociocritique et pour l’étude des fictions de la vie littéraire [59], mais également pour l’histoire de la poésie qui n’a guère montré, jusqu’ici, une grande ouverture vis-à-vis des phénomènes d’oralité et de leurs figurations discursives [60].

Vers une histoire de l’oralité poétique moderne

Cette histoire de la poésie eût-elle pris en compte des récits comme ceux qu’on vient de lire, elle aurait dû admettre que la poésie moderne n’est pas moins dépendante de l’oralité que l’ancienne culture de la rhétorique qui faisait de la littérature une « manifestation du bien dire et du beau langage [61] », même si cette dépendance s’exprime différemment. Il semble bien qu’entre la pratique moderne de la poésie et la recherche savante un fossé se soit creusé, la critique universitaire ayant eu tendance, depuis 1960, à fétichiser le texte au détriment de son entour et de la mise en scène de la poésie. Il convient de rappeler que, même si l’époque romantique coïncide avec le triomphe de l’imprimé et que la lecture solitaire et silencieuse est progressivement devenue l’un des modes d’appropriation du texte littéraire, la littérature et, tout particulièrement, la poésie modernes sont traversées de part en part d’oralité, que le « sacre de l’écrivain » (Bénichou) a entraîné non seulement le sacre de l’Oeuvre écrite, mais également celui de la Voix du poète ; qu’en plus du développement des arts de la scène et de la performance qui a complètement renouvelé, au xxe siècle, l’ancien genre de la chanson, les poètes les plus légitimes se sont prêtés au rituel de la lecture poétique et ont voulu éterniser leur voix par le biais des techniques d’enregistrement sonore [62], depuis Apollinaire jusqu’à Bonnefoy en passant par Claudel, Aragon, Ponge et bien entendu Miron [63]. Conséquemment, une histoire de la poésie moderne qui fait abstraction des phénomènes d’oralité est une histoire tronquée qui passe à côté de ce que la modernité a justement fait de la poésie : non seulement un objet destiné à la lecture privée et silencieuse, mais un objet fait pour être consommé tantôt publiquement, tantôt en groupe, tantôt de façon spectaculaire, tantôt de façon interactive. Tous ces phénomènes qu’on peut observer de nos jours : festivals de spoken word, happenings, spectacles de récitations, soirées et nuits de poésies, interventions poétiques, concours de slam, s’inscrivent dans une histoire de l’oralité poétique qui reste encore largement à penser et à faire [64], même si certains travaux ont été menés, depuis les années 1990, sur le genre spécifique de la chanson [65] et sur les genres hybrides nés de la rencontre de la poésie et de la performance [66].

Des récitations auxquelles s’est livré l’auteur du « Vaisseau d’or » tout au long de sa vie à la scène contemporaine du spoken word, la distance paraît incommensurable, et, de fait, un Nelligan et un Ivy [67] ne chantent pas Montréal avec les mêmes images, ne scandent pas leurs vers de la même façon et, entre 1900 et aujourd’hui, la poésie écrite a perdu au profit du roman et de l’essai le capital de prestige que lui accordait spontanément tout nouvel entrant dans le champ littéraire. En gros, bien des choses ont changé depuis les soirées organisées par l’École littéraire de Montréal au château Ramezay. Cependant, ces soirées et les concours contemporains de slam participent d’un même mouvement historique qui converge vers la spectacularisation toujours plus grande de la poésie. L’intérêt suscité par Nelligan récitant et le nombre croissant de figurations dont il fait l’objet depuis les années 1930 montrent que nous avons de plus en plus de mal à imaginer la poésie ailleurs que sur la scène, établissant un lien, dans l’ici et maintenant de la performance ou dans le récit de cette performance, entre l’individu créateur et sa collectivité.