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Dans les études littéraires québécoises, il est difficile d’aborder le sujet de la région autrement que par la suspicion. Ce sujet a connu son heure de gloire lors de l’institutionnalisation de la littérature canadienne-française à travers la mouvance du régionalisme ardemment promue et défendue par quelques influents premiers critiques littéraires, tel que l’a démontré Annette Hayward[1]. Cependant, la domination terroiriste, pendant plus d’un demi-siècle, a laissé une marque durable. Sans aller jusqu’à dire que la réalité et l’idéologie représentées par le régionalisme ont fait figure de traumatisme, il faut admettre qu’elles se sont peu à peu fossilisées dans l’histoire littéraire, jusqu’à devenir une sorte de squelette dans le placard, matière inconsciente refoulée qu’on s’efforçait d’oublier — du moins, qu’on se gardait bien de montrer. Avec l’entrée dans la modernité de la littérature québécoise et l’apparition d’une critique littéraire qui ne se prévalait pas d’édicter les valeurs que les auteurs devaient promouvoir dans leurs textes, l’histoire littéraire a eu tôt fait d’attribuer à la région des connotations négatives, au point qu’elle est pratiquement devenue synonyme de terroir et d’agriculturisme. De surcroît, cette schématisation a aussi eu pour effet d’estomper des différences pourtant évidentes entre les diverses régions, de sorte qu’elles se sont toutes trouvées ravalées dans la catégorie « région », étiquette assez vague et abstraite distinguant les réalités qu’elle recoupe de l’urbanité montréalaise ou du prestige historique de la capitale nationale. La région apparaît ainsi comme un signe surconnoté qui n’aurait pour seule signifiance qu’une idéologie passéiste et conservatrice. La modernité et la postmodernité littéraires pouvaient se décliner de bien des façons, que ce soit à travers la réécriture parodique (Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais) ou désenchantée du village traditionnel (La guerre, yes sir ! de Roch Carrier) ; d’autres imaginaires pouvaient les colorer, tels que la ville, l’américanité, les migrations, et bientôt les banlieues, mais endosser l’héritage littéraire de la littérature du terroir semblait un fardeau idéologique beaucoup trop lourd, poussiéreux et risqué.

Pourtant, à travers l’histoire littéraire québécoise, les noms de plusieurs localités régionales – réelles ou imaginaires – ont symbolisé, de différentes manières, la vie en région. Qu’il s’agisse du rang de Mainsal dans Menaud, maître-draveur[2] ou du Chenal du Moine où débarque inopinément Le Survenant[3], la littérature du terroir a contribué à ériger le village traditionnel en emblème d’un ensemble d’habitus qu’elle promouvait. Quelques années plus tard, dans un style bien différent, un autre nom bien connu émerge : Macklin, où se situe l’intrigue de Poussière sur la ville[4] d’André Langevin, est une ville fictive ; en l’absence de référent exact[5], son exemplarité, sa généricité frappe d’autant plus. Si Macklin est aussi prégnante du point de vue de l’imaginaire[6], c’est aussi parce que lors de la publication du roman en 1953, elle représente ce qui est alors l’environnement immédiat de milliers de familles de mineurs dans diverses régions, que ce soit en Abitibi ou dans les Cantons-de-l’Est. Dans une autre veine encore, le St-Joachin du Libraire[7] de Gérard Bessette pose explicitement la question de l’accès à la culture et à la littérature dans les petites villes à la même époque. Bien des oeuvres de Jacques Ferron[8] auscultent des espaces comparables en situant leurs intrigues dans des faubourgs où vie urbaine et vie de village ne sont pas encore bien démêlées. Plus tard, les romans Kamouraska[9] et Les fous de Bassan[10] d’Anne Hébert se situent de plain-pied dans des villages, et dans les deux cas l’intrigue romanesque repose sur des meurtres commis dans la communauté, dont la taille restreinte est un paramètre important. Le pan manitobain de l’oeuvre de Gabrielle Roy explore aussi cet imaginaire de la petite ville perdue au bout de sa route et dont les habitants sont paradoxalement prisonniers d’un espace trop grand et de distances très étendues. On pense par exemple ici à La petite poule d’eau[11] ou à certains des récits de La route d’Altamont[12] comme de Ces enfants de ma vie[13]. Ce sentiment d’habiter un espace trop grand au sein duquel la ville peine à s’inscrire se retrouve également dans le recueil Sudbury[14] de Patrice Desbiens. Si la plupart de ces oeuvres ont fait date dans l’histoire littéraire, il est frappant de remarquer à quel point elles restent peu intégrées au « grand récit » de l’histoire littéraire. Elles sont souvent présentées en marge des courants intellectuels et littéraires de leur époque, comme des oeuvres marquantes que les historiens de la littérature semblent quelque peu en peine de situer dans le récit qu’ils font émerger. Cette difficulté à intégrer à l’histoire littéraire ces oeuvres dont le récit se déroule en région, peut-elle être en partie attribuable au fait que l’accession de la littérature à la modernité, puis à la postmodernité s’est effectuée au Québec en symbiose avec la reconnaissance de Montréal comme ville littéraire (au double sens de ville représentée en littérature et ville où se concentrent les institutions littéraires[15]) ?

Il aura fallu attendre les années 1990, période correspondant au fameux « tournant “géographique” » identifié par Marcel Gauchet dans le dossier « Nouvelles géographies » de la revue Le Débat[16], pour que la critique s’attelle à réfléchir autrement sur la région, à développer de nouvelles perspectives théoriques la concernant. Fait intéressant à souligner, ce renouveau va provenir d’un critique légèrement en marge de l’institution littéraire québécoise. En 1993, René Dionne fait paraître La littérature régionale aux confins de l’histoire et de la géographie, où il s’intéresse non seulement aux régions du Québec, mais également à celles du Canada francophone. Le chercheur y aborde la région d’un point de vue à la fois historique, culturel et institutionnel. Dionne s’attache également à proposer des éléments de définition de la littérature régionale, qui serait « la somme des oeuvres produites par une région ou portant sur cette région[17] ». À sa suite, Micheline Cambron reprend à son compte la notion d’identité narrative de Paul Ricoeur pour approcher la littérature régionale, postulant que cette dernière « implique peut-être qu’on pourrait lire, pour chacune des régions, un récit commun régional […] auquel les divers corpus d’oeuvres pressenties comme régionales donneraient accès[18] ». À la même époque, Pamela Sing fait paraître l’ouvrage Villages imaginaires[19] qui, à partir des oeuvres d’Édouard Montpetit, de Jacques Ferron et de Jacques Poulin, propose de lire le village comme structure anthropologique à travers différentes périodes. Au tournant des années 2000, les essais de Pierre Nepveu Intérieurs du Nouveau Monde (1998) et Lectures des lieux (2004) situent la question de la région dans une réflexion beaucoup plus vaste interrogeant plusieurs tensions, entre continentalité et localité, espace et lieu, sentiment d’appartenance et d’étrangeté radicale. Plus encore, de la même façon que Pamela Sing ne parlait pas directement de la région mais s’intéressait au motif du village, Pierre Nepveu va proposer d’autres motifs, d’autres angles de recherche à défricher pour penser autrement la région : la petite ville, l’imaginaire interurbain, le quartier, etc. Dans ce sillage « géographique », plusieurs chercheurs ont entrepris d’explorer les nouvelles voies ainsi révélées, qu’il s’agisse de « l’écriture du territoire[20] » chez Pierre Perrault ou des banlieues[21] en littérature contemporaine pour Daniel Laforest, ou encore des confins[22] pour Élise Lepage.

Depuis quelque temps déjà, mais surtout depuis les années 2000, les régions ont repris une place de choix dans certaines oeuvres de la littérature québécoise. Plusieurs termes servent à décrire cette tendance, qui mettent en évidence ses différents traits : régionalité, néoterroir, ruralité trash. Dans le cadre de ce dossier, nous retiendrons principalement le terme de régionalité. Comme le proposait Francis Langevin en 2010, les écrits de la régionalité sont ceux qui entretiennent un « dialogue direct avec un héritage discursif “régional” ou folklorique, à moins qu’ils se donnent pour mission de décrire une réalité actuelle sociale ou individuelle, souvent liée à l’activité économique[23] ». Cette tendance se distingue en cela des réactualisations du terroir telles qu’on les trouve dans de nombreux textes de chansons du groupe Mes Aïeux ou la nouvelle mouture des Belles histoires des pays d’en haut — dont il ne sera pas question ici. L’écriture contemporaine de la région implique donc soit une convocation de la tradition, soit un traitement des conditions de vie immédiates dans les régions, notamment les régions ressources. La notion de néoterroir de Samuel Archibald, explicitée dans le numéro de la revue Liberté intitulé « Les régions à nos portes[24] », sous-tend de façon encore plus évidente la question de la filiation ; elle se décline en trois points : « la démontréalisation marquée de la littérature québécoise », « la revitalisation d’une certaine forme de lyrisme tellurique » et l’« intérêt renouvelé pour l’oralité et la langue vernaculaire[25] ». Dans ce même dossier consacré à la région, Mathieu Arsenault propose pour sa part la notion de ruralité trash ; en effet, selon lui, les

Marie-Josée Charest, Jocelyn Thouin, Naomi Fontaine ou Robin Aubert […] ont recours à certains éléments de l’esthétique trash ou s’en inspirent. Il émane de ces poètes une telle impression de cohésion esthétique qu’il ne serait pas farfelu d’évoquer l’émergence d’un mouvement littéraire, qu’on pourrait appeler la ruralité trash. […] L’écriture est très crue, dépourvue d’ornementation […] et révèle à quel point la modernité postindustrielle s’est construite à travers une marginalisation si radicale du terroir qu’elle en a provoqué l’oubli autant dans les politiques que dans l’imaginaire[26].

Cette fameuse ruralité trash figure parmi les trois constats sur la région en littérature québécoise contemporaine formulés par Martine-Emmanuelle Lapointe dans le dossier « Territoires imaginaires » de la revue Spirale, qu’elle codirige avec Samuel Mercier ; projet dans lequel ils se sont lancés dans le « doute[27] » et la « méfiance[28] » — on n’y échappe pas, le régionalisme continue à hanter :

D’une part, les régions mises en scène dans le roman québécois contemporain sont le plus souvent des territorialités de papier, « c’est l’éloignement qui l’emporte sur la singularité […] ». […] D’autre part, la ruralité des textes est souvent trash, pour reprendre l’idée de Mathieu Arsenault […]. Comme le note non sans ironie Benoît Melançon, « les écrivains de l’École de la tchén’ssâ, enfin, aiment faire entendre la langue populaire québécoise[29] ».

Cette tentative d’identification des principales caractéristiques de ce nouveau régionalisme est loin d’épuiser les possibles de la représentation de la région ; chose certaine, comme le note Lapointe, « [l]es réponses [des collaborateurs], elles, donnent à penser tant elles diffèrent dans leurs conclusions[30] ».

Enfin, la revue Nuit blanche a consacré son numéro du printemps 2018 à l’imaginaire du Saguenay–Lac-Saint-Jean[31]. François Ouellet, qui a piloté le dossier, souhaite d’entrée de jeu évacuer toute suspicion pouvant être attachée au terme « régionalisme » :

Parce qu’elle marque à sa manière le territoire, la littérature régionaliste existe. Elle n’est pas repliée sur elle-même : elle nomme ce qui l’entoure. Ce faisant, elle tend des ponts vers le monde. Le « régionalisme » n’est pas seulement une donnée culturelle consignée dans des almanachs périmés ou l’objet d’une promesse gouvernementale[32] !

Ouellet expose non seulement l’importance de la question régionale dans le portrait des lettres québécoises, il laisse également deviner l’une des tendances critiques à l’endroit de la région : appréhender les littératures des régions québécoises comme des corpus à part entière[33].

Si le terme de « région » revêt au Québec des épaisseurs de sens historique, identitaire et administratif particulièrement marquantes, on peut cependant se demander dans quelle mesure le faire côtoyer d’autres concepts, issus d’autres aires géographiques et reflétant diverses sensibilités, contribuerait à déplacer les problématiques qu’il soulève, à envisager encore différemment l’imaginaire qu’il suscite. On pense notamment au concept de biorégionalisme qui, s’il n’est pas nouveau dans certains domaines du savoir, commence à être mobilisé du côté des théoriciens anglophones, apportant d’autres perspectives sur les dynamiques à l’oeuvre en région[34]. Ainsi, le biorégionalisme invite à considérer et à promouvoir l’équilibre et l’harmonie entre environnement naturel, d’une part, et culture et activités humaines, d’autre part. La reviviscence des régions observée depuis quelques années en littérature québécoise, mais aussi dans les discours critiques et théoriques, n’en est peut-être qu’à un nouveau début qui ouvre bien des possibles pour les percevoir autrement.

Le présent dossier constitue le premier recueil d’études réunies dans les pages d’une revue savante qui portent sur ce renouveau de la région en littérature québécoise. Et c’est sur un meurtre qu’il s’ouvre, ce dossier — ou, plus précisément, sur la représentation du meurtre en contexte régional. David Bélanger et Cassie Bérard analysent trois romans contemporains et montrent comment le portrait du village d’antan y est indissociable de celui de ses meurtriers. Appréhender le criminel dans Le discours sur la tombe de l’idiot de Julie Mazzieri, Trois fois la bête de Zhanie Roy et Le chasseur inconnu de Jean-Michel Fortier revient ici à saisir la structure sociale sur laquelle repose l’ordre régional et les réflexes de pensée des petites communautés, ainsi que les structures narratives qui en permettent l’expression en littérature. Si, après avoir été en bonne partie évacuée de la littérature québécoise, la région revient dans le roman contemporain, les oeuvres étudiées par Bélanger et Bérard entretiennent une ironie qui la garde à distance, refusant la filiation avec une quelconque forme de terroir.

Prégnant chez les écrivains analysés par Bélanger et Bérard, le motif de la mort semble récurrent dans les représentations littéraires contemporaines de la région. Francis Langevin, dans son article, y voit un trope revenant non seulement en littérature, mais dans l’ensemble de la fiction québécoise, le chercheur se penchant sur le film Les affamés de Robin Aubert en plus d’analyser une panoplie de romans, s’attardant notamment sur les oeuvres de Christian Guay-Poliquin, Jean-François Caron et Kevin Lambert. Langevin précise la place thématique et narrative qu’occupe la mort dans les fictions de la région — et elle est centrale, nous montre l’auteur, car autour d’elle gravitent entre autres xénophobie, mémoire, filiation et héritage.

La mort se situe également au centre de Poets’ Corner de Marcel Labine, étudié par Élise Lepage. Tandis que les autres contributions à ce dossier portent sur des oeuvres romanesques, la chercheuse aborde pour sa part un recueil de poèmes, confirmant le caractère transgénérique de la région en littérature québécoise et permettant ainsi d’envisager le traitement de cette question dans des corpus moins attendus. Plus encore, Poets’ Corner dépeignant un village qui n’existe pas, le recueil conduit Lepage à dévoiler les spécificités de l’espace périphérique dans notre imaginaire — des caractéristiques qui ne sont conséquemment pas dépendantes d’attaches référentielles sur lesquelles s’appuient souvent l’écriture romanesque de la région.

En faisant dialoguer une auteure québécoise, Geneviève Pettersen (La déesse des mouches à feu), et une auteure innue, Naomi Fontaine (Kuessipan), Isabelle Kirouac Massicotte clôt le dossier sur une invitation : repenser les régions à partir de leur dimension périphérique. La chercheuse fait valoir que les oeuvres de Pettersen et de Fontaine permettent d’investir différentes périphéries ; revalorisant des lieux rendus insignifiants par les groupes occupant le centre, qu’il s’agisse des habitants des grands centres ou de la majorité dominante, les personnages des romans analysés aménagent de nouveaux espaces de liberté, en allant toujours plus vers le Nord, en marge de la marge pourrait-on dire. La région se départit du coup de son aspect binaire, fait d’une opposition entre le régional et l’urbain, afin de découvrir tout un spectre de périphéries multilocalisées.

En rassemblant des analyses critiques d’oeuvres récentes marquant un renouveau des régions en littérature québécoise, ce dossier ambitionne de montrer comment ces oeuvres déjouent avec bonheur certaines attentes. Les ambiguïtés qu’elles cultivent invitent à déplacer plusieurs problématiques et à aborder des questions existentielles. Ce faisant, il s’agit aussi de susciter des relectures d’oeuvres plus anciennes, qui n’ont pas été lues comme des oeuvres relatives aux régions, mais qui pourraient être réexaminées dans cette perspective. Si de telles relectures sont susceptibles de faire émerger d’autres dynamiques dans l’histoire de la littérature québécoise, il importera tout autant dans un proche avenir de rendre justice à la diversité régionale en proposant des études centrées sur des imaginaires régionaux spécifiques. Ce dossier ne prétend donc nullement être l’aboutissement d’une vaste étude sur le sujet, mais bien un jalon témoignant de l’avancement des recherches sur les régions dans ce que les auteurs perçoivent comme un champ de savoir dont certains axes restent à développer.