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Le messianisme naît le plus souvent d’une frustration historique.

Il apparaît dans la conscience collective comme la réparation d’une perte,

comme la promesse utopique destinée à compenser le malheur actuel [2].

En 1966 est publié chez Gallimard L’avalée des avalés de Réjean Ducharme, un auteur québécois, inconnu, jeune de surcroît, que le Québec découvre avec stupéfaction par les articles dithyrambiques que lui consacre la presse française et qui sont très vite cités, commentés, discutés par les journalistes d’ici. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre et explose à la une d’un grand nombre de quotidiens québécois, au point où Jean Basile, du Devoir, se permettra un soupçon d’ironie à propos du Montréal-Matin, ce journal « peu “littéraire” (généralement ce n’est pas un défaut) » qui fait de l’événement « sa manchette de première page [3] ». D’une part, le mot de « génie » est sur toutes les lèvres, alors que l’oeuvre devient emblématique [4] du grand mouvement de révolte et de renouveau qui anime la société d’alors. D’autre part, l’oeuvre suscite le doute et la méfiance chez plusieurs. Commence à se propager un bruit, « répandu dans certains milieux littéraires de Montréal, selon lequel L’avalée des avalés aurait été refait par les “rewriters” [5] » de Gallimard. Le malaise s’amplifie à mesure que le silence de Ducharme, qui refuse de prendre la parole publiquement pour dissiper les brumes qui l’entourent, devient manifeste. En ces années où « jamais [comme] auparavant l’écrivain québécois n’avait participé avec autant de visibilité aux débats proprement politiques », où « la littérature se présente comme un projet urgent qui est tout à la fois le reflet et le vecteur des aspirations collectives à la base de la Révolution tranquille [6] », le mutisme de Ducharme passe aux yeux de plusieurs pour une véritable désertion, voire pour la trahison de cette grande entreprise collective. La méfiance s’en trouve redoublée ; on devient sceptique quant à l’existence même de Ducharme, un nom derrière lequel se cacherait, selon certains, Naïm Kattan ou Raymond Queneau, Dominique Aury ou Gérald Godin. De plus, on critique ouvertement l’auteur de L’avalée des avalés dans les journaux et les revues, on l’interpelle même avec hostilité à quelques reprises dans des lettres ouvertes. L’opinion publique en vient ainsi à se diviser en deux camps plus ou moins distincts, les défenseurs et les accusateurs de Réjean Ducharme, donnant en quelque sorte une valeur prophétique aux mots de Jean Basile, qui écrivait en 1966 : « l’affaire Réjean Ducharme prend une allure de petite bataille nationale et les insultes vont d’une bouche à l’autre [7] ».

Ce que l’on a maintenant pris l’habitude d’appeler, à la suite des journalistes de l’époque, « l’affaire Ducharme [8] », et que je circonscrirai pour les besoins de cette étude aux quatre dernières années de la décennie 1960, se présente donc comme un phénomène médiatique probablement sans précédent pour un écrivain québécois. Il faudra se questionner sur les raisons d’une telle envergure discursive en tenant compte à la fois du contexte sociopolitique de l’époque et de la posture de retrait qu’a occupée Réjean Ducharme à l’égard de la sphère publique. Les grandes orientations sociales des années 1960 constituent une piste de départ essentielle pour la compréhension de l’affaire Ducharme et de ses mécanismes : la réception des oeuvres du jeune auteur a assurément été affectée par le climat de la Révolution tranquille, et plus précisément par le « véritable consensus idéologique [9] » qui émerge autour des valeurs clés de cette période. Dans le milieu littéraire, comme on le sait, ce processus entraîne autant la politisation du rôle de l’écrivain, dont l’une des tâches est désormais de donner voix aux aspirations de la collectivité, que le désir d’assister de façon incontestable à l’acte de naissance de la littérature québécoise, situation qui donne lieu à des lectures volontiers « nationales » des oeuvres, moins attentives à ce qui fonde leur singularité et leur originalité qu’à ce qui les ancre dans la nouvelle identité québécoise [10]. Pourrait-on alors expliquer l’ampleur de l’affaire Ducharme, de même que la violence des réactions qu’elle a suscitées, par l’écart qui s’est creusé entre les attentes provenant du « consensus social » et le silence dans lequel s’est tenu le jeune et « génial » écrivain ? Il semble en tout cas qu’une tribune aussi vide dans une agora aussi pleine ait provoqué un malaise dont les journaux de l’époque ne cessaient de témoigner. Si l’affaire Ducharme a atteint de telles dimensions, c’est vraisemblablement parce qu’elle cristallisait l’un des grands espoirs de la Révolution tranquille, mais pour finalement le décevoir avec fracas. On destinait Ducharme à un rôle de premier plan, un rôle de porte-parole littéraire, culturel, identitaire — mais c’est un rôle qu’il a décliné, alors que son nom, son visage et son oeuvre jouissaient pourtant déjà d’une renommée nationale.

Or, cette place qu’on cherchait à lui assigner, de quels rêves était-elle le fruit ? De quels scénarios imaginaires, de quelles projections ? Il me semble qu’une réponse partielle à ces questions pourrait être proposée si l’on voulait bien admettre l’existence d’une sorte de messianisme dans le milieu des lettres québécoises de l’époque, comme si le désir de changement était pressant, urgeait à un tel point qu’il cherchait à s’incarner dans la chair et à « descendre » parmi les hommes. Du reste, on verra que les investissements idéologiques du temps ne se limitaient pas à la personnification du nouveau et débordaient, en nombre ainsi qu’en variété, le cadre de ce messianisme littéraire, qu’ils ont préparé ou accompagné.

Il faudrait d’ailleurs faire une place de choix, parmi les principaux phénomènes avant-coureurs du messianisme littéraire qui émerge lors de la Révolution tranquille, à ce que certains chercheurs ont appelé le « messianisme canadien-français », une idéologie d’origine catholique qui domina le panorama des idées durant la seconde moitié du xixe siècle au Canada français [11]. Au-delà des différences profondes qui séparent les deux mouvements — religieux et traditionaliste pour le premier, séculier et moderniste pour le second —, plusieurs caractéristiques communes permettent de les apparenter sur la base d’un même recours à l’utopie, dont le propre serait ici de tracer au futur la voie de la rédemption ou de la réparation à une nation minoritaire en péril. Cet espoir des temps nouveaux, renforcé par la « perte originelle » de la Conquête qui appelait implicitement une restauration historicosociale, a favorisé une effervescence de l’imagination et des représentations utopiques, auxquelles la littérature a pu donner forme de façon privilégiée. Ce n’est sans doute pas le moindre des hasards que chacun de ces deux messianismes soit contemporain de l’émergence d’une nouvelle littérature nationale, à savoir le « mouvement littéraire au Canada », qui s’est développé vers 1860 autour de l’abbé Henri-Raymond Casgrain [12], et la littérature non plus canadienne-française mais bien québécoise qui prend son essor durant la décennie 1960. La parenté entre les deux phénomènes viendrait ainsi confirmer ou du moins appuyer l’hypothèse selon laquelle une certaine forme de messianisme sécularisé serait consubstantielle à l’apparition de la nouvelle littérature québécoise durant les années de la Révolution tranquille [13]. La suite de cet article tentera de montrer en quoi l’affaire Ducharme est symptomatique d’une telle configuration sociale, politique et imaginaire par l’analyse des différents discours qui, dans la seconde moitié des années 1960, ont pu considérer Réjean Ducharme comme une figure messianique qui annonçait ou accréditait la naissance de cette nouvelle littérature. Mais avant d’en arriver là, il faudra d’abord brosser un portrait plus général du cadre dans lequel la réception des premiers romans de Ducharme trouve à s’inscrire.

Imaginaire du temps et personnification des discontinuités temporelles

Le passé devra être dénoncé au nom de l’avenir. On projettera de l’avenir

une image immense et admirablement mythique, ce qui fera dans notre ciel

qui n’en contient aucune une saisissante apparition [14].

La période historique entourant la Révolution tranquille déploie un imaginaire du temps extrêmement riche. Elle aime particulièrement à se peindre à la lisière d’un grand changement, d’un grand bouleversement passé ou à venir. C’est pourquoi elle multiplie les seuils, les cassures nettes et profondes dans le flot du temps, avec une logique qui n’est pas celle de la raison, mais de l’imagination. Elle se représente elle-même en rupture avec une période antérieure, au traditionalisme et à l’immobilisme de laquelle elle oppose sa modernité et son désir de mouvement. À l’injonction de Maria Chapdelaine, selon laquelle « au pays de Québec rien ne doit mourir et rien ne doit changer [15] », il semble que l’on se soit mis d’accord pour répondre sur un autre ton : « moi je fonce à vive allure entêté d’avenir [16] », écrira Gaston Miron dans « La marche à l’amour ». De même, les esprits s’accordent pour dire que la « grande noirceur » est enfin terminée et que les lumières d’un nouvel âge lui succèdent. Ces images de clarté qui remplace l’obscurité, de matin qui prend le relais de la nuit trouvent un terreau plus que fertile dans la poésie du pays. Jacques Brault, par exemple, chantera « l’annonciation d’un monde qui commence à peine/le geste du matin au coin de la rue/qui reprend à la rôdeuse un instant de lumière [17] ». Dans l’histoire du Québec, c’est probablement l’année 1960 qui incarne avec le plus de force toutes ces idéologies de rupture et de renouveau. Cette date, comme l’indique Martine-Emmanuelle Lapointe, agit à la manière d’un véritable renversement que l’on observe moins dans les faits historiques eux-mêmes que dans les mentalités qui président à leur lecture :

Qu’il s’agisse de l’analyse du « récit commun », lieu de convergence des discours culturels, présentée par Micheline Cambron dans Une société, un récit, de la relecture de la littérature contemporaine proposée par Pierre Nepveu dans L’écologie du réel, de l’étude du discours des revues savantes (1965-1975) menée par Nicole Fortin dans Une littérature inventée ou des réflexions de Lise Gauvin sur le mineur, les différents travaux […] montrent […] qu’au sein du récit canonique de la littérature québécoise, la date de 1960 et la période qu’elle inaugure, la Révolution tranquille, occupent une place de choix, donnant même lieu à une « véritable création historique qui transcende tout constat supposément objectif ». Charnière au sens propre, dans la mesure où elle aurait permis le passage d’un seuil historique, la date emblématique de 1960 désigne l’avènement d’une modernité à la fois culturelle, sociale et politique [18].

Alors que le temps est a priori une notion abstraite et une valeur continue, il devient sous la poussée des discours qui se l’approprient et l’idéologisent une valeur discontinue, qui se polarise en différentes périodes dotées de philosophies et d’idéaux distincts, qui s’émaille d’événements diversement valorisés. La durée se morcelle, le continuum se disloque ; le temps en vient à être vécu, pensé et représenté sous la forme de l’ancien et du nouveau, de la mort et de la naissance, de la fin et du recommencement, chacun de ces deux pôles ainsi que leur jointure pouvant se condenser dans un objet symbolique ou emblématique, comme l’année 1960 dans le cas de l’histoire québécoise. Il semble bien que le temps proprement humain ne puisse se penser autrement que dans la discontinuité. Il atteint même parfois un tel degré d’« humanité » que l’une de ses composantes (une période, une jointure) est susceptible de prendre visage humain, en particulier lorsque dans une société donnée les appropriations axiologiques du temps sont manifestes et fortement chargées. Ce fut le cas pendant la Révolution tranquille ; l’heure y était au changement et à ses incarnations. Aussi ne suis-je pas certain que le « ciel de Québec [19] », dans les années où Vadeboncoeur écrivait le texte placé en exergue à cette section, ne contenait aucune image mythique du futur… Je crois au contraire qu’il en était gros, qu’il était lourd de ces nuages que l’on observe en attendant de savoir si l’orage éclatera ou non. Afin d’esquisser un portrait de ce « ciel » où se déploient diverses manifestations d’un même imaginaire du temps, il sera nécessaire, avant d’aborder le messianisme littéraire proprement dit, de s’intéresser rapidement à quelques autres cas de personnification des discontinuités temporelles, qui sont tous typiques de la décennie 1960.

Un an avant la date emblématique de 1960, un événement d’envergure ébranle le Québec : le premier ministre Maurice Duplessis meurt dans l’exercice de ses fonctions. Comme le rappelle Fernand Dumont, la figure de Duplessis, avant même sa mort, avait déjà pris une dimension symbolique qui en faisait le porte-parole de l’idéologie traditionnelle en même temps que la cible des appels au changement :

Il faut le voir d’abord comme un homme qui prolonge le passé. […] C’est pour cela qu’il nous est apparu comme un mythe, je dirais un mythe négatif ; nous avons tous tendance, moi le premier, lorsque nous rejetons certaines choses dans le passé et même dans le présent de la société québécoise, nous avons tous tendance à faire de Duplessis une sorte d’incarnation globale de ce que nous rejetons, alors qu’en réalité — et je pense que ce serait utile de s’en souvenir — il ne représente qu’un système, un système beaucoup plus ancien, dont d’ailleurs beaucoup d’éléments persistent dans la société où nous sommes. Mais il est devenu une sorte de mythe parce qu’il a représenté, je dirais, la fin du système […] [20].

« La fin du système » : lorsque le « mythe » opère, le décès de Duplessis s’impose dans les esprits à la manière d’une borne séparant deux moments résolument distincts. « C’est lui qui a partagé mon histoire en un avant et un après [21] », dira le protagoniste d’une nouvelle de Gilles Marcotte. La mort de l’homme Duplessis devient ainsi symbolique de la fin d’un monde désuet et de son idéologie passéiste, autrement dit de toute une époque qu’elle entraîne avec elle dans la tombe. Cette disparition s’accompagne de l’émergence d’une ère radicalement différente qui se caractériserait, toujours selon le même mythe (que Dumont s’emploie d’ailleurs à démystifier), par le « cliché » suivant : « Après la mort de Duplessis, la “modernité” serait advenue au Québec [22]. »

Dans son essai « La ligne du risque », Pierre Vadeboncoeur investit un imaginaire du temps assez semblable. On y retrouvera la figure du « Chef », parée encore une fois de la fonction d’emblème historique : « Duplessis est l’aboutissement, le point culminant, bien qu’enfin anachronique, d’une période commencée dès la défaite de la Rébellion. Duplessis, sans s’en douter, résume dans son régime la somme des conséquences de la défaite de Saint-Charles et de Saint-Eustache [23]. » Toutefois, la véritable cristallisation des images temporelles s’opère autour du personnage de Paul-Émile Borduas. Cette fois-ci, à la différence du phénomène étudié plus tôt avec Duplessis, ce n’est plus la mort d’un homme qui entraîne avec elle la mort d’une époque, mais, pourrait-on dire, l’existence d’un homme qui permet l’existence d’une nouvelle époque :

Mais il y a eu un maître, dont tout le mouvement actuel pourrait relever. C’est Paul-Émile Borduas. Borduas fut le premier à rompre radicalement. Sa rupture fut totale. […] Notre histoire spirituelle recommence avec lui. […] En fait, il a brisé notre paralysie organisée. Il l’a anéantie d’un seul coup, par son refus global. Il fut le premier, que je sache, à faire cela. […] Le Canada français moderne commence avec lui. […] Borduas est la vivante condamnation d’à peu près tout ce qui l’a précédé et la justification du mouvement qui le suit. Il juge notre culture en même temps qu’il donne la clef de sa libération [24].

Il y a quelque chose de messianique et même de christique dans la figure de Borduas, qui dut « assumer son vrai dénuement » et « tout abandonner » pour nous ouvrir la voie, pour nous faire entrer dans une période de liberté et nous « débloquer d’un seul coup de notre perplexité séculaire [25] ». Encore une fois, mais à une époque différente, et grâce à un personnage différent, « le monde tourne sur ses gonds [26] ».

Je profite de l’ouverture créée par ce vers de Gaston Miron pour dire quelques mots au sujet de la poésie du pays. Plusieurs poèmes associés à ce courant développent des réseaux d’images autour de l’association entre la femme aimée et le pays — au point où Jacques Brault s’en prendra à ce « fameux thème du pays, devenu la marie-couche-toi-là des écrivains en mal de succès rapide [27] »… Cette femme, en général plus absente que présente, et que le poète s’emploie à rechercher ou à rencontrer, devient celle par qui adviendra le pays nouveau. On trouve un bon exemple du topos de la femme-pays dans cet extrait de Jean-Guy Pilon :

Tu es là comme la colère d’un disparu ou l’espérance de la moisson. Je n’ai jamais vu les gestes de tes bras, ni le repos sur ton visage. Tu es ombre et absence, tu es pays à enfanter [28].

Il structure également plusieurs poèmes de Jacques Brault et de Gaston Miron, ce dont les deux passages suivants offrent un aperçu :

J’ai dans ma bouche le miel de ta bouche et de mon corps dans ton corps

Ô l’étrange pays ma belle étrangère de cet amour le nom que je ne connais pas de tes

Autour de mon cou comme la nuit pleine de femmes souveraines en cet étrange pays

[…]

Tu n’existes plus je n’existe plus nous sommes et d’une seule venue à notre

nouveauté [29]

si c’est ton visage au loin posé comme un phare

me voici avec mon sang de falaise et d’oriflammes […]

déjà le monde tourne sur ses gonds

la porte tournera sur ses fables

et j’entends ton rire de bijoux consumés

dans le lit où déferlent les printemps du plaisir [30]

On aura peut-être remarqué, dans les extraits cités, que la femme n’est pas le seul actant du renouvellement temporel ; le je des différents poèmes y joue lui aussi un rôle actif. C’est à lui, « marcheur d’un pays d’haleine/à bout de misères et à bout de démesures [31] », qu’incombe la tâche de trouver la femme-pays, voire de s’unir avec elle pour donner naissance à une nouvelle époque (« pays à enfanter », « bijoux consumés », « lit où déferlent les printemps de plaisir »). Le je du poète remplit ainsi une fonction similaire à celle de Borduas chez Vadeboncoeur : il est le « père » de la nouvelle époque, et c’est par son action que la collectivité sera délivrée. Comme l’écrit Miron lui-même : « les poètes de ce temps montent la garde du monde [32] », d’un monde qui reste cependant à transformer et à faire advenir.

Le messianisme littéraire des années 1960

Ces poèmes sont une humble contribution en vue d’étendre un climat ;

de ce terrain où plusieurs travaillent, sans doute verrons-nous surgir de grands poètes,

le grand écrivain-maître qu’on promet à nos lettres depuis trois décades [33].

Le milieu littéraire n’échappera pas à l’influence des idéologies de changement et de renouveau ; il y participera même activement, que ce soit par le biais de l’engagement chez les écrivains ou de l’établissement chez les critiques d’une tradition de lecture procédant à la « mise en oeuvre d’une histoire littéraire fondée sur des filiations spécifiquement québécoises [34] ». Dans le ciel du Québec post-duplessiste, les astres sont donc alignés : en littérature aussi bien qu’ailleurs, le changement devra prendre forme, devra répondre à l’appel pressant qu’on lui lance en s’incarnant dans une figure emblématique. À cet égard, les auteurs de l’Histoire de la littérature québécoise rappellent que,

au cours des années 1960, tandis que l’institution littéraire québécoise est encore en élaboration, la critique des nouveaux livres dans les journaux est souvent l’occasion de définir ce que les lecteurs attendent alors de la littérature d’ici. Il n’est pas rare que dans les recensions s’exprime le souhait de voir advenir le « chef-d’oeuvre » capable de donner à la littérature québécoise un rayonnement qui lui aurait fait défaut jusque-là [35].

Non seulement le chef-d’oeuvre, mais aussi, pourrions-nous ajouter, le « grand écrivain-maître », selon les mots de Gaston Miron, celui dont l’avènement serait la preuve vivante qu’il existe bien une littérature moderne au Québec. Gilles Marcotte, dans l’« Avertissement » d’Une littérature qui se fait (1962), prend position par rapport à ce climat général d’expectative, en prouvant du même coup la prépondérance :

Je laisse à d’autres d’attendre le grand livre, le chef-d’oeuvre indiscutable, avant d’admettre l’existence possible d’une littérature canadienne-française. Pour moi, je n’ai pas le loisir d’attendre. Des livres, des oeuvres existent […] avec lesquelles je veux engager maintenant le dialogue [36].

Et pourtant, malgré ses réserves, Marcotte n’échappe pas totalement à cette posture d’attente qui traverse les lettres québécoises. Dans les mêmes pages, il écrira que « nos livres […] n’expriment pas encore l’achèvement d’une parfaite incarnation », que les meilleures oeuvres d’ici s’arrêtent « au seuil de la grandeur », que « le roman canadien-français ne compte pas encore d’oeuvres finies [37] ». Le cas du roman est particulièrement intéressant, car il donne lieu à une idéologisation du temps bien visible : « Il approche de sa maturité, dit Marcotte, dans la mesure où la société canadienne-française se structure et se diversifie [38] […]. » La première moisson de romans véritablement mûrs est ainsi à venir, projetée dans un futur hypothétique qui ne s’ouvrira pas avant que la société québécoise ait généreusement entamé, sinon terminé, son processus de modernisation. On peut ainsi dire qu’aux alentours de 1962, le milieu littéraire est bien dans une situation d’attente, comme aux aguets d’un signe qui officialiserait son plein épanouissement, si ce n’est sa simple existence.

Il semble donc qu’avant même la publication de L’avalée des avalés, en 1966, toutes les circonstances soient réunies pour provoquer un événement de l’envergure de l’affaire Ducharme. Celle-ci était latente, elle couvait depuis quelques années déjà dans les journaux, les conversations politiques, les essais à caractère sociohistorique, la poésie du pays, les ouvrages de critique littéraire. Les amorces étaient posées, et il ne manquait à l’explosion que la flammèche initiale.

Plusieurs indices montrent que Ducharme, dès L’avalée des avalés, a été perçu comme un auteur-borne et comme le représentant d’un courant idéologique qui le dépasse. Aux yeux de plusieurs, ses premiers romans, auxquels on accorde « le statut d’oeuvres emblématiques de la désaliénation collective [39] », expriment à la fois la modernité littéraire et la modernité sociale, ces deux critères se recoupant par ailleurs assez naturellement dans l’esprit de l’époque :

Depuis une décade, la littérature québécoise annonce de nouvelles oeuvres, de nouveaux thèmes et surtout une volonté de rompre avec les auteurs qu’on nomme nos « classiques » : Ringuet, Roy, Lemelin et Guèvremont. […] Par rapport à nos classiques, Ducharme poursuit la tradition de la littérature, peinture de la société. Mais comme la société a changé de façon radicale, l’oeuvre de Ducharme ne peut se comparer à celle de ses devanciers. […] Ne sommes-nous pas à la recherche d’un régime politique plus valable ? Ne cherchons-nous pas une nouvelle définition de l’esthétique ? Ne cherchons-nous pas une nouvelle morale de la vie [40] ?

Politique et esthétique : pour l’auteur de cet article, l’une ne va pas sans l’autre. Si l’oeuvre de Ducharme participe d’un renouveau esthétique, c’est précisément parce qu’elle s’inscrit dans un renouveau politique, et vice versa. C’est d’une façon assez semblable que Ducharme sera reçu par certains critiques français, c’est-à-dire comme l’une des voix dominantes d’un dégel culturel et d’un bouleversement social en cours (qui n’est pas d’ailleurs sans entretenir de rapport avec le vent de contestation qui souffle à la même époque sur la France et qui aboutira aux événements de mai 1968) :

Une langue aussi neuve, et drue, et succulente, ne pouvait nous venir que du Canada où des forces retenues longtemps prisonnières et accumulées éclatent enfin, libérant d’un coup une puissante réserve d’énergie. Réjean Ducharme est né et a été élevé dans ce pays, aux refus et à la révolte duquel il prête sa voix — et quelle voix [41].

La rupture est brutale, nous apprend-on : elle produit « d’un coup » une violente déflagration. On retrouve dans cet extrait des mots aux accents familiers, qui rappellent l’imaginaire du temps de la Révolution tranquille, ce qui montre bien en quoi, même à l’étranger, Ducharme apparaît emblématique d’un changement. Et au Québec, reconnaît-on en lui le grand écrivain rendant manifeste le renouveau de la littérature québécoise ? On peut trouver à cet effet quelques témoignages éclairants ; en voici un premier :

Dans notre aurore littéraire, son astre jette des feux de toute première grandeur. Avec l’apparition de Ducharme, nos fabricants de manuels d’histoire de la littérature au Québec devront réviser leurs critères et leurs classifications ; car s’il doit jamais y avoir ici une littérature autochtone, c’est manifestement avec le prestigieux Ducharme qu’il faudra la commencer [42].

Le ton sentencieux de cet article trouve son efficace dans quelques métaphores bien gonflées : dans notre matin culturel, Ducharme est un soleil levant qui dissipe les brumes de la nuit — on aurait presque envie de dire : de la « grande noirceur ». Avec son apparition dans le ciel du Québec commence le jour de notre littérature « autochtone ».

On trouve des avis semblables, mais exprimés plus modérément, dans le champ des études littéraires. Dans Emblèmes d’une littérature, Martine-Emmanuelle Lapointe mentionne que Ducharme fait figure de « passeur » auprès de deux critiques : André Brochu, pour qui « L’avalée des avalés représente un passage », et Adrien Thério, qui consacre dans Livres et auteurs québécois 1969 un article au même roman : « Vint Réjean Ducharme. La parole ivre de liberté, prête à tout accepter des débordements de l’âme et du coeur [43]. » Les deux points de vue se rejoignent dans leur appréciation de la langue ducharmienne, jugée ludique et décomplexée en comparaison du joual, cet « idiome de l’indigence quotidienne [44] ».

Ces avis sont représentatifs d’une certaine opinion générale, mais on ne saurait évidemment les tenir pour consensuels. Ducharme est au coeur d’une polémique, d’une « petite bataille nationale [45] » qui suscite des réactions parfois hostiles autant envers son oeuvre qu’envers ceux qui l’apprécient. Ces réactions ont ceci de profitable (dans le cadre de notre analyse) qu’elles valident la faveur et la popularité des avis contre lesquels elles s’érigent, tout en soulignant certains de leurs traits mythiques ou utopiques, comme nous le voyons ici :

[…] nos lecteurs bourgeois qui, par définition, lisent et voient petit, ont cru que le messie littéraire du Québec, dûment revu et corrigé par un éditeur prestigieux, allait être le générateur de tous les jeunes auteurs qui écriraient après lui. Il y aurait donc deux sortes d’écrivains : les ducharmants et les autres, ceux qui ont reçu l’évangile et ceux qui n’ont pas su, les malheureux, le comprendre. Les uns et les autres étaient de toute façon condamnés au statut de sous-écrivains [46].

Le mot est lancé, qui me paraît toucher assez juste : « le messie littéraire du Québec », le « libérateur » attendu par le peuple qui instaurera le nouveau royaume des lettres. Ce messianisme était dans l’air des années 1960 ; qu’il ait pu se cristalliser autour d’un auteur qualifié de génie par la critique française et québécoise, et qui a joui au surplus d’une couverture médiatique sans précédent, cela ne semble pas étranger à un certain ordre des choses : celui de l’imaginaire social de l’époque. Dans cette perspective, il paraît secondaire de savoir si l’on a véritablement reconnu ou non en Réjean Ducharme le « grand auteur-maître » des lettres québécoises. En revanche, s’il y avait un constat général à tirer de la réception de ses premiers romans, ce serait que le désir de voir s’incarner le changement dans la figure d’un auteur a profondément influencé l’idée que l’on s’est faite de lui et de son oeuvre.

Mais que se passe-t-il lorsque le point focal des rêves, des obsessions, des fantasmes d’une nation s’esquive et refuse de devenir un emblème vivant ? Ducharme n’écrivait-il pas, dans un texte d’autoprésentation : « Je veux mourir verticalement, la tête en bas et les pieds en haut [47] » ? Je me plais à penser qu’en cela il évoquait saint Pierre, l’apôtre qui, pour ne pas connaître le même sort que le Messie, a demandé à être crucifié à l’envers !

Silence et âge de la parole

Nous sommes d’une époque où le silence n’a plus valeur de témoignage.

Disons, avec Roland Giguère, que nous sommes entrés dans « l’âge de la parole » [48].

Les proportions excessives qu’a prises l’affaire Ducharme et l’accueil souvent hostile qui a été réservé à l’auteur sont impossibles à comprendre si l’on ne garde pas à l’esprit que la décennie 1960 appartient à un « âge de la parole ». L’écrivain moderne est celui dont la voix résonne dans la cité et qui parle au nom du groupe. Il participe à une configuration sociale cherchant à reléguer derrière elle le mutisme de l’aliénation, « l’ère du silence », selon l’expression de Vachon. Pour éradiquer les déficiences d’une société, il faut d’abord pouvoir les nommer. L’écrivain, celui qui possède les mots pour s’exprimer, agit ainsi comme le porte-parole des aspirations collectives de la Révolution tranquille :

Tout le long de la décennie, il y a quasi-unanimité autour de la nécessité de l’indépendance et du besoin de changement. En fait, les intellectuels semblent sollicités par un social qui ne leur laisse pas le choix : ils doivent s’engager. Ils croient en l’efficacité de la parole : il faut dire le monde pour le transformer, du moins pour le faire advenir. En ce sens l’activité intellectuelle est bien une activité révolutionnaire, une forme d’engagement [49].

On comprend mieux, peut-être, à la lumière de ces faits, pourquoi le mutisme de Ducharme constitue pour plusieurs un problème de taille, voire une trahison, un désaveu des espoirs de transformation sociale. Le malaise s’en trouve d’autant plus accentué que l’écrivain devient dès la publication de son premier roman une figure largement médiatisée. À l’âge de la parole, ce sont les silences qui font le plus grand bruit.

Il est frappant de constater à quel point la publication de L’avalée des avalés fait ressortir la volonté de « démarginaliser » les jeunes talents littéraires, dont Ducharme passe pour le modèle le plus accompli. On veut favoriser leur prise de parole et s’assurer par la même occasion que le potentiel littéraire du Québec est exploité de la façon la plus fructueuse. C’est un élément qui retient l’attention lorsqu’est annoncé que l’éditeur montréalais Pierre Tisseyre a refusé un manuscrit soumis par Ducharme :

Il est facile […] de prétendre que les éditeurs montréalais ne connaissent pas leur travail puisqu’ils ont laissé échapper un livre « génial » (selon Claude Mauriac, Alain Bosquet, Alain Pontaut, le Toronto Star, par ordre chronologique) et que cette méconnaissance de leur travail risquait par conséquent de laisser croupir des jeunes auteurs talentueux [50].

Si Ducharme, cet écrivain de génie, a essuyé un refus de la part d’un éditeur québécois, combien d’autres auteurs de talent décourage-t-on d’écrire et de publier ? De son côté, Jean Éthier-Blais, pour qui l’auteur de L’avalée des avalés n’a pas encore atteint son plein potentiel, n’est pas loin de le considérer comme un bien commun que l’État québécois doit s’approprier et faire fructifier :

L’élan vital et la sensibilité de M. Réjean Ducharme sont des objets précieux. Il faut qu’il s’enrichisse. Le gouvernement du Québec devrait aujourd’hui même l’envoyer à Paris pour trois ans, vivre, lire, penser, écouter parler les gens. […] Ce qu’il représente, avec ses vingt ans, c’est nous-mêmes en équilibre sur la fine pointe de nous-mêmes [51].

La société québécoise s’occupera de ses écrivains, que ça leur plaise ou non ! Et malgré l’abstention de Ducharme, on considère tout compte fait la révélation de ce jeune auteur d’un oeil positif : si on l’a « laissé échapper » à Montréal, en revanche il a été rattrapé à Paris, de sorte que son génie est désormais reconnu et sa voix, entendue.

À cette célébration de la parole se superpose le souvenir d’une époque ancienne, de cette « ère du silence » où l’on laissait à l’abandon ceux qui représentaient pourtant les forces vives de notre littérature :

L’oeuvre est lancée, avec un fracas inhabituel. […] L’on a pris soin, aussi, de publier l’extraordinaire notice biographique envoyée par l’auteur : la légende est vite créée et il n’est lecteur tant soit peu cultivé qui ne songe aussitôt aux génies précoces du passé… et qui ne se réjouisse secrètement de ce que — ô progrès ! — notre époque découvre à temps ces êtres jadis voués à la seule gloire posthume [52].

Avec la publication et la reconnaissance de Ducharme, comment ne pas penser, en effet, à ces autres « génies précoces » qui, par le passé, se sont butés à l’indifférence de leur société ? Viennent immédiatement à l’esprit les noms de Saint-Denys Garneau, peut-être d’Octave Crémazie, et surtout d’Émile Nelligan. Le souvenir de celui-ci devait d’autant plus s’imposer que l’année 1966 fut non seulement celle de la publication de L’avalée des avalés, mais aussi celle du vingt-cinquième anniversaire de la mort du poète. La proximité des deux figures, dont la seconde est censée rejouer sur le mode de la réussite l’histoire tragique de la première, se double d’une proximité d’événements :

En 1966, Nelligan est véritablement mort depuis vingt-cinq ans. C’est alors qu’un consensus s’établit entre les écrivains, les journalistes, les critiques et les autres littérateurs pour le faire revivre. […] Il ne fait aucun doute, lorsque l’on considère « l’engouement de l’année 1966 » pour Nelligan, la création de l’« Association des amis d’Émile Nelligan », la tenue du Colloque Nelligan à l’Université McGill, le nombre de textes écrits à son sujet et le ton général des commémorations qui marquent le vingt-cinquième anniversaire de sa mort, que le texte-Nelligan est définitivement l’un de ceux dont on veut se souvenir et qu’on veut comprendre. À travers Nelligan, c’est une société qui interroge ses « lacunes », ses « manques », ses « complexes », pour mieux les dépasser et « rattraper » le temps perdu [53].

Dans la logique de rupture propre à la Révolution tranquille, la célébration de Nelligan est le complément nécessaire de la reconnaissance de Ducharme : on se rappelle l’empêchement et l’impossibilité auxquels s’est heurté le poète, son silence et son internement. Représentant la paralysie et l’aliénation d’une époque révolue, Nelligan est le frère malheureux de Ducharme : l’écart qui les sépare sert de mesure au progrès et à l’avancement de la société. Que la commémoration de Nelligan et l’affaire Ducharme se produisent au même moment ne saurait ainsi être une pure coïncidence. Les deux événements témoignent d’une même sensibilité à l’égard du passé, du présent et du futur, d’un même imaginaire du changement et de la discontinuité. Leur contiguïté semble d’ailleurs donner lieu à une sorte de mimétisme discursif qui vient homologuer la représentation des deux écrivains. Leur jeune âge et leur talent les font tous deux passer pour des « génies précoces » apparus spontanément dans le paysage littéraire :

[…] la critique parisienne n’hésite pas à prononcer à son sujet le mot de génie [54].

Un jeune Canadien français […] a soudain fait irruption sur la scène littéraire parisienne [55].

Survient Nelligan. Par la vertu sans doute de fortuites lectures, presque par miracle, il avait su capter les courants qui agitaient le vaste monde [56].

De même, les textes des années 1960 au sujet de Nelligan multiplient « les métaphores du feu (“étoile”, “étoile filante”, “météore”, “trait de flamme”, “majesté du feu”, “épée de feu”) qui confèrent à l’acte poétique un caractère titanesque et au poète l’étoffe d’un Prométhée [57] ». Certaines de ces images se retrouvent dans les articles de la même époque consacrés à Ducharme :

Surgi comme un météore dans la vie littéraire parisienne, Réjean Ducharme […] voit son premier roman, L’avalée des avalés, lancé avec fracas par Gallimard [58].

Et quant à moi, j’y vois [dans la légende de Réjean Ducharme] une masse imprécise, dense et sombre : mais cette masse est une nébuleuse qui rayonne et, parfois, sème des étoiles [59].

[…] [I]l n’est plus permis de douter de l’authentique, de la considérable présence de Réjean Ducharme, cette nébuleuse que, du haut même de sa terrible solitude, Jean-Cléo Godin voit entrer dans nos lettres pour rayonner, pour fulgurer et pour y semer des étoiles [60].

Dans notre aurore littéraire, son astre jette des feux de toute première grandeur [61].

Enfin, cette dernière citation, où Ducharme est présenté comme le premier d’une nouvelle tradition littéraire, fait pendant à ce passage, dans lequel Nelligan figure pour l’ultime écrivain d’une tradition antérieure :

Dans les lettres canadiennes, la mort de Nelligan clôt le cycle de l’aliénation. […] L’ère des poètes maudits, des Crémazie et des Nelligan, est révolue. Âge de la parole poétique, qui fait le monde, l’époque actuelle devait être aussi l’âge de la révolte [62].

La similitude entre les deux écrivains ne s’arrête pas là. Bien au contraire, elle se prolonge au-delà de la ligne de démarcation tracée par l’opinion de l’époque. Pour célébrer le progrès et les transformations de la société, pour chasser définitivement l’obscurantisme des temps anciens, il est nécessaire de maintenir une distance entre le mythe de Nelligan et l’image de Ducharme. Mais celui-ci transgresse la limite instaurée en reconduisant les schèmes de l’isolement et de la marginalité associés au poète, ceux précisément que devait dissiper l’âge de la parole. En refusant de devenir une personnalité publique et d’abattre la cloison du silence médiatique, il contrarie non seulement le mythe de Nelligan, mais également celui de la modernisation et du rattrapage.

Les premiers romans de Ducharme témoignent d’ailleurs d’un amour inconditionnel pour Nelligan, auquel les personnages principaux s’identifient ; ils « vivent en Nelligan, pour Nelligan, qui de la sorte constitue leur scène onirique référentielle [63] ». Il devient un modèle pour les Bérénice, Mille Milles et Chateaugué qui souhaitent conserver leur pureté et vivre à l’écart du monde des adultes, voire mourir ou sombrer dans quelque folie avant que la magie de l’enfance ne se soit irrémédiablement dissipée. Il existe également un « témoignage d’écrivain [64] » — qui semble avoir été oublié de la critique ducharmienne des dernières années — par lequel Ducharme participe à la commémoration de Nelligan, qu’il n’essaie pas cependant d’ériger en mythe ou en gloire nationale. Contrairement à d’autres témoins qui s’expriment au « nous » et confèrent à l’auteur du « Vaisseau d’or » une valeur emblématique pour la collectivité [65], Ducharme partage une expérience intime et personnelle où le poète est présenté comme un frère qui l’accompagne dans son vécu quotidien : « J’éprouve pour Émile Nelligan une grande affection fraternelle », dira-t-il. Il racontera par exemple comment il a passé tout un hiver « à ne faire qu’apprendre par coeur ses poèmes » et se rappellera « en avoir récité, en silence s’entend, dans les autobus Berthier-Joliette et Berthier-Montréal [66] ». L’appropriation de l’oeuvre de Nelligan se fait dans la solitude du coeur, dans la discrétion et le murmure. Elle ne cherche pas à résonner dans toutes les oreilles ni à rendre compte d’une sensibilité collective. En outre, le dépouillement, l’absence d’emphase et le refus de l’hyperbole rendent le témoignage difficilement récupérable par le mythe de Nelligan qui se forme durant les années 1960. C’est dans la même logique que Ducharme dira, au sujet de la tombe du poète :

Il y a un mois, je suis allé voir sa pierre tombale au cimetière de la Côte-des-Neiges. Elle est plus grande que les autres, blanche, plate, toute neuve et ornée d’un médaillon ; je ne l’ai pas aimée du tout. Je m’attendais à une croix haute comme trois pommes [67].

L’aversion pour cette nouvelle pierre tombale, dont l’installation s’inscrit probablement dans le cadre des commémorations de 1966, montre bien comment Ducharme refuse de nationaliser et d’héroïser la figure de Nelligan. Toutes proportions gardées, cette position concerne aussi bien sa propre image d’écrivain, un peu comme si la sépulture du poète le renvoyait au piédestal symbolique sur lequel on cherchait à le faire monter et que son refus de devenir un emblème vivant était reporté sur la figure de Nelligan. D’une certaine façon, cette tombe « haute comme trois pommes », qui frôle l’anonymat, ne s’apparente-t-elle pas à l’étrange mort que l’auteur de L’avalée des avalés prétend désirer, « verticalement, la tête en bas et les pieds en haut » ? On pourrait effectivement croire qu’à travers son témoignage sur Nelligan, c’est en bonne partie de lui-même et de son propre malaise devant la consécration que parle Ducharme. Nous ne le saurons sans doute jamais, mais s’il avait un jour à s’expliquer ouvertement sur les raisons de son retrait, peut-être Ducharme, qui est après tout un pillard de littérature émérite, ne ferait-il pas autre chose que reprendre à son compte les célèbres mots de Jacques Vaché : « Rien ne vous tue un homme comme d’être obligé de représenter un pays [68]. »