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1. La répétition

Dans la vie d’un homme, la répétition est à la fois le mystère et la clé du mystère. Je ne sais pas pour les femmes, mais pour les hommes, c’est comme pour la poésie, ça se fonde sur la répétition nécessaire au rythme et rien d’autre. On goûte le poème avec cette attention aux sons qui reviennent. On comprend le sens d’une vie en s’attardant aux répétitions.

Ma première expérience de la répétition remonte à l’hiver de 1959. Je parle ici d’une répétition en regard du rythme. Dehors, la neige bien tassée tapissait la rue Fontainebleau à Ville Jacques-Cartier. La nuit était calme et le froid sec feutrait les bruits. Les voisins ont entendu le claquement d’une portière de taxi, le crissement d’escarpins dans la neige, des pas saccadés, l’éternuement flûté d’une jeune femme qui a fêté et qui rentre tard. Son pouffement avant d’ouvrir la porte. Il n’était pas minuit, il était presque onze heures et quart.

À l’intérieur l’attendait mon père. Au son du taxi, dans une de ses rages noires qui le rendaient sourd, il a lancé l’escabeau sous la trappe du grenier et l’a grimpé pour chercher une arme. Il y en avait remisé plusieurs, le jour où il avait décidé de ne plus faire de hold-ups. Il est descendu avec une carabine qu’il a chargée de deux cartouches devant ma mère qui, dans ses escarpins vacillants, se tenait à l’autre bout du corridor. Sans hésiter, elle est allée me chercher dans mon lit et elle est revenue devant lui, en me tenant à bout de bras. Papa la visait pendant qu’elle me tenait par le tronc dans les airs en suivant le mouvement du canon de façon à ce que je fasse écran. J’avais quelques mois. J’étais tout nu, les pattes dans le vide et, mu par une pulsion bien archaïque, j’ai imité ses hurlements. Elle hurlait « Tire ! Enwouèye, tire ! » et moi je criais des voyelles. Notre chant a eu l’effet d’une douche froide sur la furie de mon père, qui a toujours réagi fortement à la musique. Ma mère, avec un sens de la saga qui lui venait de ses ancêtres celtiques, m’a souvent raconté comment elle était juste sortie prendre un verre avec ma tante Flo et comment, par la suite, pendant toute une année, la nuit, à onze heures et quart pile, je me mettais à pleurer.

Pas onze heures. Pas minuit. Onze heures et quart pile. Réglé comme l’heure des nouvelles. Et au bout d’un an, je me suis tu.

Un corridor obscur.

À l’ouest, mon père armé.

À l’est, ma mère éméchée.

Moi suspendu entre les deux.

C’est l’épisode le plus ancien de mon histoire. Je ne sais rien d’avant ces chants de onze heures et quart qui ont duré un an. Cette nuit est la nuit de mon histoire. Au fil des ans, il y a eu diverses versions :

  • une où ma mère est agenouillée, nue, et supplie qu’on l’épargne en expliquant qu’elle était avec sa soeur Flo tout le temps ;

  • une où ma mère en robe cocktail empeste le parfum, le dessous de bras et le gin Collins (dans cette version, elle garde la tête haute et envoie paître mon père) ;

  • une autre où la porte d’entrée s’ouvre magiquement pour laisser entrer un courant d’air glacial qui tire mon père de sa transe meurtrière.

Au fil des ans, j’ai fini par me fabriquer une version zéro :

ma mère, dont la grande beauté à l’adolescence lui avait permis d’espérer mieux que mon frère et moi comme avenir, a appelé une gardienne pour aller montrer au monde son allure de star dans un bar-motel du boulevard Taschereau. Mon père est rentré plus tôt que prévu, étonné de trouver une gardienne. Quand ma mère est rentrée pompette, mon père l’a visée avec une arme de chasse en la sommant de lui dire avec qui elle avait couché. Devant le fusil armé, elle est allée me chercher pour servir de bouclier. J’ai pleuré un an et quand j’ai cessé de pleurer, tout est rentré dans l’ordre.

C’est comme ça que l’ordre a commencé. Avec mon silence.

L’ordre a duré jusqu’au début de mes souvenirs. L’ordre avait l’air de ça : mon père se fait rare et ma mère, résignée à son sort, prend ses médicaments, maigrit jusqu’à l’os.

Le silence en poésie, c’est un poète japonais qui me l’a montré bien des années plus tard en m’offrant du thé. Quand il a lu ses vers devant moi, sa voix, ordinairement hésitante, presque bègue, est devenue sûre et belle. Je ne me souviens pas si sa main rythmait ses vers mais il avait une façon de faire ses pauses qui rendait le silence riche et prégnant. C’est une magie que j’aurais dû connaître à force d’en ânonner la définition dans mes examens de solfège : quart de soupir, demi-pause, point d’arrêt… mais rien ne m’était rentré dans la tête avant cet après-midi où Shikatani était assis devant moi — deux chaises droites qui se faisaient face — à lire son poème qui parlait de saumons sauvages. Ses pauses étaient émouvantes. Porteuses d’une tension qui montrait la précarité de la voix humaine. Quand il a eu fini son poème, il s’est tu et c’est devenu inquiétant comme la mort.

7. L’inspiration

Le poème est icône. Le poème est oiseau. Le poème est fruit. La poésie a de particulier qu’elle peut se définir par n’importe quoi pour autant que le lecteur ait la compétence de faire parler la définition.

Il en va pareillement de l’inspiration. Qu’elle soit épiphanie ou surchauffe neurologique, ses manifestations dépendent d’un fond d’instruction ou, à défaut, d’un tempérament.

Deux exemples.

Mon père a toujours aimé chanter. Il avait une voix basse très vibrante et dès qu’il commençait une chanson (souvent Nat King Cole, souvent Ramblin’ Rose) on lui disait qu’il massacrait la musique et il se taisait. L’empêcher de chanter était un jeu que nous adorions. Vers la fin, la fin de mon père tel qu’on le connaissait, il ne chantait plus. Je n’y voyais pas encore, depuis mes onze ans, le signe d’un coeur fermé, d’une peine qui fermente.

Il a recommencé à s’intéresser à la musique avec le gospel. Mais je saute une transition : entre Nat King Cole et Mahalia Jackson, il y a une journée particulière où il rencontre un tueur à gage le matin, puis un lettreur en fin de journée.

Ma mère a pris ses cliques et ses claques pour suivre son étoile et faire sa vie de fille en ville ; mon frère et moi n’avions pas de place dans son rattrapage. Nous avons passé l’été seuls, apercevant quelquefois notre père en train de ruminer. Notre maison se taudifiait à vue d’oeil.

Vers la fin de juillet, il a reçu la visite d’un dénommé Mongeon [nom fictif] qui, sympathisant, lui a proposé de casser les jambes de ma mère gratuitement. Si mon père préférait qu’il la descende, il y aurait un tarif d’ami. Orgueilleux, mon père a décidé de s’occuper de l’affaire lui-même. Il a levé les yeux au plafond où, sous les combles du toit, croupissaient des armes et des munitions, et il a marmonné pour lui-même : « Il doit me rester des morceaux. » Après avoir tout préparé, il a laissé une dernière chance au sort. Peut-être par superstition. Il irait prendre une marche, il irait s’asseoir sur un banc quelque part, un arrêt d’autobus ou un parc, et il attendrait un signe. Si aucun signe ne se présentait, il passerait à l’action.

Il s’est assis à un arrêt d’autobus et il a attendu. Au bout d’un moment la fourgonnette d’un lettreur s’est arrêtée devant lui. Mon père connaissait l’homme, un charismatique un peu prosélyte mais inoffensif. Au terme d’un brin de jasette, il a remis à mon père un tract avec une adresse où il y avait prêche le soir-même. Le pasteur invité était une sorte de star dans son domaine ; au dire du lettreur, il ne fallait pas manquer ça. Il est reparti tout sourire, épanoui. Intrigué par la paix intérieure de cet homme, mon père a glissé le papier dans sa poche et il est rentré à la maison, songeur.

Il s’est présenté à la mission, croyant n’avoir rien à perdre. C’était un local des plus quelconques. Des chaises. Du café.

L’illumination a eu lieu. Le blanchiment par la grâce. Il est ressorti de la mission lavé de son passé. La haine, l’orgueil, la passion, les projets d’avenir, tout a fondu en larmes. Il était libre. Il a enterré ses armes dans la cour (il ne pouvait quand même pas les mettre au chemin le jour des vidanges). Dans les semaines qui ont suivi, il s’est acheté un tourne-disque et des albums de Mahalia Jackson. Il passait ses journées à sangloter, à prier, à hurler Praise the Lord ou à lâcher sans prévenir, comme un tic de la Tourette, des alléluias. Pour mon frère et moi qui cuvions déjà le désarroi d’un divorce à venir, ce numéro de cirque était pénible.

Mon frère ne parlait pas. Il restait bourru, me trouvait téteux et me frappait dès que j’approchais de lui. Je retournais me coller, comme pour en redemander. J’aimais ses coups de poing sur mon épaule.

De son côté, mon père faisait des gestes. Comme prendre un pinceau large et taguer les murs du sous-sol de propagande chrétienne. Ou, ce qui nous faisait mourir de honte, déclarer « Jésus vous aime » à de purs étrangers.

Bien sûr, j’ai été forcé de participer à sa nouvelle vie. Deux fois par semaine, je devais le suivre dans ses missions et me taper des prêches charismatiques. Quand les indiens s’en mêlaient, ça virait au freak-show. J’ai fait longtemps le cauchemar d’une Mohawk qui avance vers moi, le pas zombie, les yeux révulsés, les joues luisantes, les bras au ciel, au milieu des lamentations. Les missions se terminaient en général par des beuglements, du braillage et du dandinement. J’avais onze ans et assez de fierté pour ne pas suivre le mouvement. Quand je l’ai vu pleurer avec les convulsionnaires, ç’a été la fin pour moi. J’étais nostalgique de ses années de pègre avec mon oncle Léo quand il était toujours élégant, tiré à quatre épingles, bien mis. Cool. L’oeil malicieux. Maintenant il morvait en braillant des cantiques et son bas de pantalon était trop court. Ma honte est restée cristalline.

Autre souvenir précis de ces soirées, une blonde aux cheveux raides, folk mais boutonnée jusqu’au menton, traîne sa guitare sur l’estrade et chante une « ballade de la crucifixion » dont le refrain va ainsi : He could have called ten thousand angels, but He prefered to die for you and me. Je me souviens mot pour mot du refrain d’une chanson entendue une seule fois dans un contexte que j’ai viscéralement abhorré. J’ai mis ce vers de côté pour l’avenir, comme une clé pour rouvrir un vieux coffre. Si mon père n’avait pas choisi de faire « mourir le vieil homme », je ne serais peut-être pas en train d’écrire cette phrase.

Sur le chemin du retour, nous avons roulé dans un parc de sapinage interminable. Le ciel était noir et les étoiles étaient fortes, presque nettes. Il m’a dit : « Ton coeur se durcit, Mike. » C’est tout.

Il avait donc recommencé à chanter. Il lisait la Bible et il nous avait laissé la vie sauve. Comment dire à quel point nous l’avons haï.

Du côté de maman, l’inspiration s’est manifestée à l’autre pôle. On ne pouvait soupçonner, à la voir attendre l’autobus avec ses crayons aiguisés et son cahier spirale sous le bras dans un sac de Reitmans froissé, qu’un cours du soir changerait sa vie. Le professeur Manolesco donnait des cours d’astrologie dans un espace loué dans un centre commercial.

C’était un local des plus quelconques. Des chaises. Du café.

Elle a mémorisé le zodiaque, appris à tracer des cartes du ciel, à y découper douze maisons, à relier les astres en triangles (bon aspect), en carrés (mauvais aspect). Elle achetait des livres, passait des heures à annoter le Sun Signs de Linda Goodman, à barbouiller des éphémérides. Le professeur trouvait qu’elle avait du potentiel et lui demandait souvent de rester après les cours. Elle a tant progressé qu’au terme de la session, il l’engageait comme assistante pour son émission de radio. Elle montait le thème astral d’une personnalité (souvent une vedette maison de CFCF) et le professeur l’interprétait en ondes. C’est ainsi qu’elle a rencontré des vedettes comme Magic Tom, Edith Serei et le colonel Sanders.

Du thème qu’elle a concocté pour moi, elle n’avait que deux choses à me dire : plus vieux, je serais toujours attaché à ma mère et j’aurais de grosses fesses. L’oracle m’a laissé pantois. Mon frère avait devant lui un avenir de chasseur ou de savant émérite, selon des choix cruciaux qui se présenteraient à lui.

De fil en aiguille, avec les connaissances, les voyagements à Montréal, les payes et le regard des hommes, maman a fini par trouver le monde extérieur excitant. Un jour qu’elle contemplait une carte du ciel étrange, un horoscope carré tracé par une Indienne qui avait calculé l’âge de sa mort, elle a résolument claqué la porte de notre domicile, rue Fontainebleau.

Elle parlait désormais en termes de transit saturnien et d’attraction plutonienne, alors que papa était édifié par un ciel tout autre.

Mon frère et moi soupions de chips Duchess et de palettes de chocolat avec de l’argent qu’on nous donnait. Chacun dans sa chambre.

Dans ma solitude, je découvrais une nouvelle sorte de silence. Comme une attente sans avenir. Une réalité sans souffle.