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Synthèses et analyses[Notice]

  • Krzysztof Jarosz

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  • Krzysztof Jarosz
    Université de Silésie

L’Ukraine coule en flammes au milieu de la veulerie générale des ruminants qui attendent leur tour d’être avalés, pendant que je glisse dans ma tour d’ivoire, en m’adonnant au sublime et décadent plaisir de côtoyer une pensée qui a le privilège de jouir du délai de la gratuité. Même dans le paysage littéraire québécois, fertile en esprits originaux, il est rare de voir apparaître une oeuvre aussi forte que L’autre modernité  de Simon Nadeau, essai incandescent et visionnaire qui propose une revalorisation de l’histoire littéraire de son pays  tout en offrant une solution aux dilemmes qu’apportent d’un côté un passé renié et, de l’autre, une modernité excessivement unificatrice. La thèse de l’auteur est qu’au lieu de chercher à accomplir une mission sociale en mettant son talent au service de la communauté nationale, l’écrivain du pays de Québec  devrait cheminer seul à la recherche d’une souveraineté personnelle, autrement plus précieuse que l’indépendance nationale dont la génération des baby-boomers avait fait son fétiche. Autrement dit, la construction intellectuelle proposée par Nadeau, en privilégiant l’individu qui se cherche et se crée dans la solitude de son atelier d’écriture, déprécie par le fait même le grégarisme et l’engagement qui caractériseraient les partisans de la Révolution tranquille — lesquels, au sortir de l’ère de la foi religieuse, auraient remplacé cette dernière par la foi en un Québec libre, ce qui revient, pour l’essayiste, à changer tout simplement d’eschatologie sans vraiment quitter l’aspiration vers un au-delà paradisiaque. À travers une réflexion brillante qui porte tant sur les oeuvres des auteurs canadiens-français un peu oubliés (Jean-Charles Harvey, Paul Toupin, Pierre de Grandpré, François Hertel…) ou réinterprétés (Ringuet, Hector de Saint-Denys Garneau…) que sur celles des grands acteurs de la culture mondiale (Goethe, Nietzsche, Rousseau, Hesse…), Nadeau présente sa vision d’une « autre modernité » qui dépasse la dichotomie classique entre tradition et modernité, dichotomie qui s’exprimerait, en sol québécois, par le repli sur soi, d’une part, et par la volonté de se fondre dans une universalité factice, d’autre part. Il préconise donc une troisième voie en proposant à son écrivain idéal, qu’il appelle l’« arpenteur de l’autre modernité », de « façonner à sa manière son propre “territoire imaginaire de la culture”, […] concept mis de l’avant en 1979 par les philosophes Michel Morin et Claude Bertrand dans leur livre Le territoire imaginaire de la culture  » (232). Est-ce à cause du choix des auteurs canadiens-français auxquels il se réfère ? Toujours est-il que la thèse de Nadeau est à la fois anhistorique et « souchiste ». Afin de désigner les auteurs de son pays qui lui servent de balises pour présenter l’idée principale de l’essai, il se sert, comme de raison, du terme d’usage, c’est-à-dire « canadiens-français ». Or, de temps en temps, d’ailleurs conformément à son argument, il les oppose aux « Québécois » de la génération qui a fait la Révolution tranquille, ceux dont il fustige l’esprit grégaire et le culte de la souveraineté politique, les partisans de la « Grande Liquidation tranquille » (98) du patrimoine intellectuel de la société canadienne-française, réalisée au nom du « Grand Rattrapage historique » (98) . Les « Canadiens-français » ainsi (implicitement) définis seraient donc tant les ancêtres des « Québécois » d’aujourd’hui qu’un modèle à suivre pour les futurs « modernes-archaïques » (170), des intellectuels (dont l’exemple est ici le Jean-Jacques des Rêveries du promeneur solitaire ) appelés à créer un réseau de « monastère[s] fantôme[s] disséminés dans les interstices du monde marchand et technologique » (171). L’idéalisme de l’essayiste lui épargnera sans doute le reproche de restreindre le groupe de « Canadiens-français », dont il …

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