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« Je me souviens » : de la devise du Québec au mélancolique roman Nos échoueries[1] de Jean-François Caron, la nostalgie apparaît comme un thème récurrent de la littérature québécoise. D’aucuns le diraient fondateur, le reconnaissant déjà dans le patriotisme glorieux des Anciens Canadiens[2] de Philippe Aubert de Gaspé ou dans le traditionalisme de Maria Chapdelaine[3] de Louis Hémon. Définissable comme le regret mélancolique du passé, la nostalgie constitue à l’échelle littéraire un instrument privilégié de la critique sociale. Dans les premières oeuvres de la littérature québécoise, elle oppose ainsi aux incertitudes du présent l’assurance d’un avoir-été perçu non pas particulièrement comme meilleur (le monde des Anciens Canadiens et de Maria Chapdelaine ne peut être qualifié de paradisiaque), mais comme plus propice à la conservation et à l’épanouissement des communautés décrites — que ces communautés soient définies par l’usage d’une même langue, la reconnaissance d’une même histoire ou le respect d’un même mode de vie. Si la nostalgie parle du passé, c’est afin de mieux faire rêver le présent.

Contre toute attente, la nostalgie ne s’est pas inclinée devant la postmodernité et la grande « crise des récits[4] » décrite dès 1979 par Jean-François Lyotard. Dans un contexte caractéristique des grandes sociétés postindustrielles, marquées par la relativisation des discours et la coexistence de codes sociaux et moraux incompatibles, des auteurs aussi divers que Ying Chen, Ook Chung, Abla Farhoud, Sergio Kokis, Dany Laferrière, Lucie Lachapelle, Virginia Pésémapéo Bordeleau, Kim Thúy ou Lise Tremblay continuent de faire la part belle à ce sentiment[5]. Dans les oeuvres de tous ces écrivains, cependant, la nostalgie tend à revêtir un visage bien différent de celui qu’on lui donnait au commencement de la littérature québécoise. Comme ravivée par le contexte de la mondialisation et de la migration, fortifiée aussi par le sentiment de la disparition des appartenances ou celui de leur multiplication, la nostalgie ne peut plus être décrite comme un simple regret du passé aux accents conservateurs, l’apologie d’un idéal auquel chacun se devrait d’aspirer. Dans la littérature québécoise contemporaine, la nostalgie s’impose plutôt comme une mise en question du discours identitaire auquel elle est essentiellement rattachée et comme le témoin privilégié d’une aspiration au changement de la communauté.

L’oeuvre de Lise Tremblay illustre parfaitement cette valeur particulière donnée à la nostalgie par la littérature québécoise contemporaine. Née à Chicoutimi en 1957, Lise Tremblay est à ce jour l’auteure de cinq ouvrages : les romans L’hiver de pluie[6], La pêche blanche[7], La danse juive[8] (Prix du Gouverneur général en 1999) et La soeur de Judith[9], ainsi que le recueil de nouvelles La héronnière[10]. La nostalgie laisse sur plusieurs de ces textes une empreinte bien palpable, sans qu’il soit jamais possible de les qualifier de nostalgiques : d’eux n’émane en effet aucune mélancolie à l’égard du passé, aucun conservatisme. Plutôt qu’une atmosphère ou un parti pris, la nostalgie constitue chez Lise Tremblay un objet de représentation, au même titre que l’échec et la solitude, qui font également partie de ses thèmes de prédilection. Autrement dit, la nostalgie n’est dans son oeuvre ni le moteur ni le produit du discours littéraire (comme on peut l’interpréter, par exemple, dans le roman du terroir) : elle serait plutôt sa matière, son objet, sa proie, sur laquelle ce dernier pose un regard étrangement dénué de tendresse. Évidente dans La pêche blanche, qui constitue avant tout le récit d’un retour au pays natal, la nostalgie est aussi représentée dans La danse juive, qui évoque les tourments d’une jeune femme obèse vivant à Montréal, et dans La héronnière, qui décrit les drames d’un village moribond — on la retrouve notamment dans l’ultime nouvelle de ce recueil. Si la nostalgie est un élément fondamental de ces trois textes, c’est qu’elle participe activement à l’univers sombre qu’ils dépeignent et qui opprime les personnages ; paradoxalement, la nostalgie constitue pour ces mêmes personnages une partie intégrante de leur monde intérieur, celle-là même qui leur permet de résister à l’oppression dont ils sont victimes. C’est à cette ambivalence, caractéristique de la nostalgie dans l’oeuvre de Lise Tremblay, que nous nous intéresserons ici, ainsi qu’à ce qu’elle nous donne à voir du monde contemporain. Face à la postmodernité et aux écueils de son corollaire, la surmodernité, la nostalgie se pose dans l’oeuvre de l’écrivaine québécoise comme une authentique force de résistance, un appel au renouvellement du vivre-ensemble, un élan vers l’utopie au sens d’une « construction sociale idéale » : une utopie qui ne pourrait se réaliser que dans le refus de toute prédétermination identitaire, ainsi que dans la prise en main par chaque individu tant de ses propres valeurs que de son propre destin.

Une nostalgie surmoderne

Construit sur le modèle de notre contemporanéité, le monde décrit par Lise Tremblay dans La pêche blanche, La danse juive et La héronnière se trouve profondément marqué par les phénomènes de la mondialisation et de l’exode, sinon de l’exil — autant de thèmes aujourd’hui fréquemment rencontrés dans la littérature canadienne francophone. Dans l’oeuvre de l’écrivaine québécoise, cependant, ces phénomènes ne sont pas directement rattachés à ceux de la rencontre des cultures, comme c’est le cas par exemple chez des écrivains dits « migrants » tels que Dany Laferrière et Abla Farhoud ; singulièrement, ils sont plutôt associés à la permanence, voire à l’exacerbation du sentiment de la localité, perçue comme menacée. Cette menace se manifeste notamment par la désertion des villages, au coeur de La héronnière, et par l’uniformisation des paysages, sur laquelle insistent les romans La pêche blanche et La danse juive : dans les campagnes québécoises, les champs laissent peu à peu la place à des centres commerciaux et à des lotissements aux maisons toutes identiques ; d’un bout à l’autre de l’Amérique du Nord, une banlieue sans limites unifie des paysages qui « donne[nt] le vertige tellement c’est pareil » (PB, 21). Les communautés occupant ces lieux sans âme semblent en proie à un véritable processus de désintégration, dont témoignent bien l’isolement des personnages et la récurrence d’événements violents tels que le meurtre (La danse juive, La héronnière) ou le suicide (La pêche blanche). Abandonnées aux dieux de la consommation, apparemment vidées de tout projet social, les communautés décrites par Lise Tremblay ne semblent plus tenir que par la grâce du message racoleur diffusé par la télévision dans toutes les cuisines. Amour, sexualité, violence, toute passion y est annihilée par sa mise en spectacle, brisée par sa réduction au cliché ; la voici soumise au regard désabusé d’un peuple résigné, dont les médias vont jusqu’à lui aliéner l’identité et l’histoire. C’est cette dépossession que constate l’un des deux principaux personnages de La pêche blanche, Robert, dans ce passage où il se retient de commenter, devant son épouse pusillanime, un documentaire vu à la télévision :

Surtout, ne pas en parler à Louise, elle n’aimait pas ses histoires et ça tournait toujours mal. Surtout ne pas commencer, ne pas se mettre à reparler du reportage, ne pas dire que le reportage était faux, que ce n’était qu’un effort pour sauvegarder un folklore imaginaire avec des images choisies pour cela : le petit vieux du coin avec le plus fort accent. Le vieil homme cherchait ses mots et essayait de « bien parler ». Son malaise l’avait fait souffrir.

PB, 36

Ce qui est ici reproché aux médias par Robert, professeur d’université dans son Saguenay natal, c’est leur usurpation de la tradition, dénaturée puis embaumée sous prétexte de conservation, et dans laquelle il ne parvient pas à se reconnaître. Devant les efforts du « petit vieux du coin » pour bien s’exprimer, Robert éprouve une souffrance qui témoigne non pas tant d’une forme de solidarité que de la conscience qu’il possède de sa propre aliénation, ainsi que de celle de sa communauté tout entière. Interdit d’exprimer ses sentiments devant son épouse qu’obsèdent les conventions, incapable de transmettre son indignation à ses étudiants claquemurés dans leur « mentalité de banlieusards » (PB, 36), Robert vit cette conscience dans une profonde solitude.

L’univers sombre décrit par Lise Tremblay pourrait être qualifié, en reprenant le concept élaboré par l’anthropologue Marc Augé, de surmoderne[11] : il est de fait marqué par un triple excès de l’ego, de l’espace et du temps, que suscitent notamment la rapidité des transports et l’omniprésence des médias. Cet état de surmodernité se cristallise dans les différents non-lieux que fréquentent les personnages : avions et centres commerciaux anonymes, attractions touristiques où l’identité locale est exploitée à des fins commerciales — autant d’espaces dédiés à la consommation et possédant un caractère à la fois non identitaire, non relationnel et non historique, puisque n’étant habités par aucune communauté définie et n’accordant à l’histoire que le rang de spectacle. C’est le cas, dans le roman La pêche blanche, du village du vieux San Diego que visite le frère de Robert, Simon, qui, pendant toute la première partie du roman, séjourne en Californie. Reconstitution de la ville à l’époque de la conquête de l’Ouest, le vieux San Diego cache des boutiques de souvenirs et des restaurants derrière les devantures anciennes de ses échoppes. Il témoigne, en même temps que de la condition surmoderne des touristes qui s’y massent, de la profonde nostalgie qui anime ces visiteurs quant aux promesses d’un passé révolu.

La nostalgie occupe dans la surmodernité un rôle fondamental qu’éclaire bien l’histoire de ce concept aux origines précises. Néologisme formé à partir des termes grecs νόστος (le retour) et άλγος (la souffrance), il serait, selon Jean Starobinski[12], né en 1688 dans la thèse de médecine du Suisse Johannes Hofer[13]. Par le terme « nostalgie », Hofer désignait une pathologie souvent observée chez les soldats en service à l’étranger, à savoir un mal du pays si violent qu’il pouvait en devenir mortel. Générant une profonde mélancolie, la nostalgie ne pouvait être guérie que par le retour du malade dans sa patrie d’origine. Les successeurs de Johannes Hofer lièrent les souffrances du nostalgique à la mémoire, estimant qu’elles étaient suscitées par le jeu des associations d’idées : une image, une chanson, une odeur, un goût, voire une texture (et l’on pense ici à la madeleine de Proust), toute sensation pouvait rappeler au sujet sain la patrie perdue et le plonger dans la maladie. Dès lors, l’idée de nostalgie s’attacha non plus simplement à un territoire, mais au souvenir de ce territoire, c’est-à-dire à un objet aussi imprécis que fuyant. Dans son Anthropologie[14], Emmanuel Kant considère ainsi le nostalgique comme n’aspirant pas réellement à retrouver l’endroit où il a passé son enfance, mais plutôt son enfance elle-même : une époque définitivement hors de portée, et qui rappelle à certains égards l’idéal platonicien dont l’homme aurait été séparé. Aujourd’hui absent des manuels de médecine, le terme « nostalgie » conserve en français courant les deux grandes acceptions qui ont marqué son histoire : synonyme de « mal du pays », il renvoie également, selon les dictionnaires, à un « regret attendri ou [à un] désir vague accompagné de mélancolie[15] ».

En raison du « désir vague » dont elle relève dans le langage courant, la nostalgie se voit aisément octroyer un caractère insignifiant, stérile, voire débilitant : elle serait la poursuite, parfaitement inutile, d’une chimère qui détournerait ses acteurs du présent et les empêcherait de se projeter dans l’avenir. Aux yeux de la poétesse américaine Susan Stewart, cependant, la nature de la nostalgie s’avère sensiblement plus complexe. Celle-ci ne constituerait pas simplement la recherche d’un lieu ou d’un temps que l’on sait irrémédiablement disparus. La nostalgie ne s’inscrirait pas dans l’expérience vécue, mais dans le grandissement, l’idéalisation de cette expérience, c’est-à-dire dans sa mise en récit :

The past it [nostalgia] seeks has never existed except as narrative, and hence, always absent, that past continually threatens to reproduce itself as a felt lack. Hostile to history and its invisible origins, and yet longing for an impossibly pure context of lived experience at a place of origin, nostalgia wears a distinctly utopian face, a face that turns toward a future-past, a past which has only ideological reality[16].

De nature essentiellement idéologique, puisque fondée sur la narration, la nostalgie constituerait avant tout l’aspiration à un passé idéalisé qui, par son inexistence même, s’inscrirait en creux dans le présent — un présent que la nostalgie viendrait juger de manière aussi implacable qu’arbitraire. Ce dont rêve finalement le nostalgique, selon Susan Stewart, c’est d’une présence absolue au monde, d’une expérience parfaitement authentique, c’est-à-dire vécue de manière directe, sans aucun intermédiaire : une expérience qui ne peut précisément prendre forme sans la médiation de la parole, et dans laquelle le nostalgique devine se cacher le secret de l’origine.

La contribution théorique de Susan Stewart permet de mieux saisir la place qu’occupe la nostalgie dans l’univers surmoderne de Lise Tremblay, qui apparaît à la fois comme l’une de ses caractéristiques et l’un de ses antidotes. Si la nostalgie caractérise la surmodernité, c’est que cette dernière constitue, selon les termes de Marc Augé, un débordement de la narration sur un univers postmoderne justement privé de grands récits fondateurs[17]. La nostalgie intégrerait ainsi la surmodernité par sa propre mise en récit d’un passé présenté comme originel, mais qui se trouve détaché du présent par son inauthenticité affichée, son caractère « plus vrai que nature ». La reconstitution du vieux San Diego et le documentaire sur le folklore du Saguenay décrits dans La pêche blanche n’en sont pas les seuls exemples. Dans le recueil de nouvelles La héronnière, le passé est une époque occasionnellement mise en scène par la communauté villageoise afin de soutirer leur argent aux touristes — à l’occasion de la fête des moissons, par exemple, ou de l’exposition de photos anciennes : autant d’événements censés exorciser le spectre de la mort du village, mais qui lui donnent plutôt de la force en aliénant aux habitants leur propre mémoire. Dans le roman La danse juive, la nostalgie est directement perceptible dans la description de non-lieux. La danse juive évoque à la première personne le mal-être d’une jeune femme obèse, et qui tente de composer avec la médiocrité de son univers : son travail de pianiste dans une école de danse, le dégoût de son père à son égard, le désarroi de son amant gras, instable et alcoolique, l’incompréhension de sa mère et de son frère. C’est en compagnie de ces deux derniers qu’au milieu du roman, elle se rend dans un buffet, sorte de « all you can eat de banlieue américaine » (DJ, 69). Dans ce restaurant « insignifiant, conçu pour plaire au plus grand nombre » (DJ, 68) et où le « bruit assourdissant » (DJ, 70) étouffe la moindre conversation, la propreté méticuleuse des installations s’oppose à la désignation, au-dessus des différents plats, des lieux géographiques dont ils sont censés tirer provenance. C’est ainsi « vers l’Italie » (DJ, 69) que se dirige la narratrice afin de se servir. Plus tard, alors qu’elle plonge sa fourchette dans un plat de lasagne, ce n’est cependant pas l’exotisme de la botte que la jeune femme rencontre : à travers cette « cuisine de banlieue saturée de colorants et de produits chimiques », c’est plutôt « [son] enfance » (DJ, 69) qu’elle retrouve, et qui la condamne à l’impossibilité de l’ailleurs. La mise en récit des identités nationales proposée par le restaurant se réduit à de véritables clichés culinaires, que seule une posture nostalgique permet de considérer comme authentiques — tristement, c’est dans cette inauthenticité même que la narratrice découvre ses racines.

Arme de la surmodernité, la nostalgie se révèle paradoxalement chez Lise Tremblay un remède à cet état précis du monde, et plus particulièrement au profond sentiment d’inauthenticité qu’il génère chez ses personnages. La nostalgie les renvoie en effet au fantasme d’une expérience authentique qui leur serait propre, et dans laquelle ils trouveraient leur véritable origine — ou plutôt, leur essence. Le passé idéalisé auquel ils se réfèrent par ce sentiment n’est pas prétexte à un divertissement quelconque : il témoigne plutôt d’un manque ressenti dans le présent, d’un vide impossible à combler. Ainsi, la narratrice de La danse juive, alors qu’elle consomme son plat de lasagne et s’interroge sur la raison d’être de son obésité, s’échappe en pensée vers la maison de sa famille paternelle où elle se rendait quand elle était enfant : une « petite maison remplie de gros » (DJ, 70) où son surpoids constitue la norme, et qu’elle évoque à de nombreux endroits du roman. De même, dans la dernière nouvelle de La héronnière, intitulée « Le dernier couronnement » (DJ, 97-116), les photos anciennes exposées aux touristes sont à l’origine collectionnées par un veuf meurtri, revenu au village avec son épouse (qui y était également née) peu de temps avant qu’elle ne meure d’un cancer. Par l’intermédiaire de ses photos anciennes, ce veuf cherche à remédier au désenchantement qui a marqué son retour :

Après ma crise cardiaque, explique-t-il, je n’ai pensé qu’à moi. Je n’avais que le village et la chasse en tête.

H, 108

Il y aurait le grand lac, la montagne et les longues journées de chasse. Tout ce dont j’avais été privé me serait rendu. Je n’ai pensé à rien d’autre, surtout pas que le village était peuplé de vieillards et d’étrangers et que les familles qui y étaient restées n’avaient aucune vie sociale. Il n’y avait même plus d’école. Les adolescents allaient tous dans des écoles à l’extérieur et ils y étaient marginalisés. La fin de semaine, ils se défonçaient à la dope et prenaient plaisir à détruire tout ce qu’ils trouvaient. Ils voyaient leurs parents dépendre de ces étrangers arrogants et ça les rendait violents. Ils finissaient tous par décrocher.

H, 108-109

Ayant réalisé que le village de ses souvenirs a bel et bien disparu, le narrateur du « Dernier couronnement » voit sa nostalgie se préciser, se déplacer plutôt ; elle vient se poser non plus sur le village lui-même, mais sur le passé de ce village, passé grâce auquel il parvient à retrouver le sentiment de complicité autrefois partagé avec sa femme. Les photographies anciennes du village — images figées d’un autrefois perçu comme aussi fondateur qu’inaccessible — sont recherchées par le narrateur de manière répétée, comme une échappatoire aux souffrances du présent. La nostalgie constitue pour ce personnage, tout comme pour celui de La danse juive, un moyen d’évasion en même temps que l’une des composantes de l’univers surmoderne qui l’oppresse ; grâce à elle, il parvient à maintenir l’espoir d’une authenticité de l’expérience vécue — un espoir qui le place toujours plus en porte à faux avec le reste de l’univers.

Images nostalgiques, univers utopique

L’analyse des images nostalgiques décrites dans l’oeuvre de Lise Tremblay montre que celles-ci constituent pour ses personnages bien plus qu’un refuge devant les aléas de la surmodernité : elles s’imposent comme l’affirmation d’un désir de changement à l’échelle tant individuelle que communautaire. Dans La héronnière, La danse juive et surtout La pêche blanche, la nostalgie s’affirme comme une énergie créatrice et porteuse d’utopie ; elle constitue une force capable de renouveler les conditions du vivre-ensemble et de s’opposer au danger de désintégration qui menace ostensiblement la communauté. Ce caractère de force, d’énergie, s’exprime dans la répétitivité des images nostalgiques — une répétitivité qui permet de les distinguer aisément dans le récit, et qui amoindrit toute résistance des personnages à leur égard : la nostalgie s’impose à eux comme une idée fixe, une inquiétude. L’image nostalgique fonctionne selon une logique que l’on pourrait qualifier de spectrale, quasi au sens derridien du terme ; elle se rapproche ainsi de la hantise, sorte d’obsession liée à des souvenirs difficiles. La hantise, comme la nostalgie, est très présente dans les textes de Lise Tremblay ; elle se distingue cependant d’elle par le déplaisir qu’elle procure, et par les procédures d’évitement que ses victimes mettent en place pour lui échapper. Dans le roman La danse juive, par exemple, l’image du père mal-aimant de la narratrice, vedette du petit-écran au sourire de papier glacé, s’impose à cette dernière avec autant d’obstination que celle de la « petite maison remplie de gros » vers laquelle elle se tourne dans sa tristesse ; elle génère cependant dans son esprit plus de détresse et de rancoeur que de curiosité et de plaisir. Adulte, la narratrice garde une conscience aiguë du regard méprisant que son géniteur a toujours posé sur elle, et qui l’empêche encore, dans le présent, de s’accepter. C’est ce que l’on peut observer dans ce passage où elle se trouve harcelée par un douloureux souvenir d’adolescence :

C’est encore le souvenir de la réception au sous-sol qui revient. Il y a le regard de mon père posé sur moi, mon père qui ne peut pas me cacher. Je revois la pièce remplie d’inconnus et une grosse adolescente qui fait le tour des petits groupes et parle à des gens embarrassés de découvrir que mon père a une fille comme cela ; ils n’en reviennent pas. […] C’est toute l’adolescence dans le sous-sol qui me revient. J’en ai la nausée.

DJ, 97

La conscience obsédante du regard paternel, dans le récit de La danse juive, s’associe pour l’héroïne à celle de sa propre obésité, aux difficultés du présent et du passé, à son isolement et à sa solitude. L’image de la maison familiale représente au contraire pour elle le lieu de l’origine, vers lequel un retour permettrait d’expliquer le dégoût paternel à son égard, et qui suscite chez elle une très forte curiosité. On retrouve une même présence conjointe de la hantise et de la nostalgie dans la nouvelle « Le dernier couronnement », où le narrateur ressasse, en même temps qu’il contemple ses photographies anciennes, le douloureux souvenir de la mort de sa femme. C’est cependant dans le roman La pêche blanche que ces deux sentiments sont à la fois les plus manifestes et les plus complexes. Comme dans La danse juive, la hantise y est généralement associée à l’image du père, être terrorisant au point de ne pouvoir être décrit autrement que comme un revenant : apparemment dénué de toute matérialité, il est une simple « tach[e] blanch[e] dans la cuisine » (PB, 31), nimbée de lumière au néon. Cette image fantomatique du père vient régulièrement plonger dans l’angoisse le personnage de Simon, qui est le narrateur d’un chapitre sur deux[18]. Âgé d’une quarantaine d’années, Simon a fui la malveillance de son géniteur, qui a toujours regardé ce fils cadet avec dégoût — non pas du fait d’un quelconque surpoids, comme c’est le cas dans La danse juive, mais à cause d’une légère difformité qui le fait boiter. Échappant à l’étroitesse de sa communauté du Saguenay, Simon est parti vivre sur la route : chaque automne, il quitte les chantiers de l’Ouest canadien pour séjourner au sud de la Californie où, comme nous l’avons vu, il se trouve au début du roman. Dans l’esprit de Simon, l’image traumatisante du père s’oppose régulièrement à celle, semblablement spectrale mais profondément nostalgique, des promenades qu’il faisait enfant près de la rivière, en compagnie de son frère Robert :

Je ne sais plus. Je suis certain du paysage, du souvenir de la lumière, de la hauteur des caps qui bordent la rivière. Je me souviens de la force du paysage, une force si grande que cela écrase tout. Je me souviens de la chaleur durant l’été, de la douceur que cela créait. Je me souviens de deux enfants qui descendaient les pentes à côté de leur bicyclette pour ne pas risquer de tomber et de se faire interdire la promenade qu’ils préféraient. Je me souviens de ces enfants qui, arrivés sur le belvédère, savaient que leur monde s’arrêtait là, devant cette rivière : personne ne l’avait jamais vaincue et personne non plus ne saurait jamais la vraie profondeur de l’eau. Personne ne connaîtrait sa force. Personne. Les enfants étaient silencieux. De tout le reste, la mère, leur père, la nouvelle maison derrière le centre commercial où je n’allais pas souvent, la lumière éternelle dans la cuisine, je n’étais plus certain.

PB, 70

Dans ce passage, le personnage de Simon est habité par une image très nette, marquée par l’anaphore « Je me souviens », et qui tranche avec le flou général du souvenir (« Je ne sais plus » ; « je n’étais plus certain »). Cette image génère chez lui un certain plaisir : il y est en effet question de lumière, de chaleur et de douceur ; elle suscite cependant aussi une profonde mélancolie, bien perceptible dans la distance existant entre le « je » du narrateur et la troisième personne qu’il emploie dans son récit. Le lecteur sait pourtant bien que ce « ils » est en réalité un « nous », puisqu’il renvoie à Simon lui-même et à son frère Robert. Revenu au pays natal tout de suite après ses études, ayant accepté à contrecoeur les conventions sociales qui l’étouffent, Robert est pour sa part littéralement obsédé par le Saguenay, qu’il va contempler tous les jours en secret. Dans la première partie du roman, c’est exactement la même image des enfants montant au belvédère qui est attribuée à ce personnage par le deuxième narrateur hétérodiégétique :

Il n’était plus un enfant suivi de son frère qui pousse une bicyclette dans une côte pour monter jusqu’à un belvédère interdit, mais un vieil homme inquiétant sur un chemin de terre. Un vieil homme inquiétant. À rester ainsi près de la rivière et à s’y coller, il était peut-être resté un enfant poussant une bicyclette dans une côte. C’était de cela qu’il se sentait le plus près, c’était cette image-là qui lui venait. Lui et son frère debout, à côté de leurs bicyclettes, montant et descendant les côtes trop abruptes parce qu’il ne fallait pas tomber ; s’ils étaient tombés, ils auraient passé des semaines prisonniers dans la cour et cela aurait été la pire des punitions : ne pas aller au Saguenay.

PB, 46

Pour Robert, l’image des enfants montant et descendant des côtes leur vélo à la main signale et, paradoxalement, annule le passage du temps : contrairement à son frère Simon, Robert ne se distancie pas de l’enfant qu’il était, et dans lequel il lui semble entrevoir sa véritable nature (« C’était de cela qu’il se sentait le plus près »). Cette différence mise à part, le souvenir de la rivière que les deux frères partagent les unit dans un même regret attendri et mélancolique à l’égard du passé — dans une même nostalgie.

La place qu’occupe le Saguenay dans l’image des deux enfants montant au belvédère pourrait inciter à associer cette nostalgie à son sens originel de « mal du pays » ; La pêche blanche évoque de fait l’histoire d’un retour au pays natal. Cependant, au cours du roman, aucun des deux principaux personnages n’exprime jamais le désir concret du retour. La chose va de soi pour Robert, qui vit sur les lieux mêmes de son enfance. Quant à son frère Simon, l’exilé, il déclare justement au début du récit ne pas se décider à revenir au Canada pour la saison des chantiers, comme il en a pourtant l’habitude[19] ; seule la mort de son père, au début de la deuxième partie du roman, le décidera à faire le voyage. Plutôt qu’un regret mélancolique, c’est la haine et le désespoir que suscite chez Simon l’évocation du pays natal : dans le neuvième chapitre, alors qu’il évoque pour un compagnon de voyage les lieux de son enfance, le Saguenay lui « remont[e] à la gorge » (PB, 71) — comme une nausée, mais aussi comme un sanglot. Apprenant dans une lettre que son frère a découvert le cadavre d’un collègue suicidé, Simon s’emporte : « Je les connais : ils vont tous longer les murs en attendant que ça passe, ils vont faire comme si tout était pareil. Je les connais et c’est cela le pire. Mon frère va être seul, puni jusqu’à tant qu’il fasse comme eux, comme si rien ne s’était jamais passé. » (PB, 67) Simon éprouve un profond sentiment de révolte au souvenir de sa communauté d’origine : il a fui son hypocrisie et son silence, et sait ne rien avoir à en attendre. Sa nostalgie, tout comme celle de Robert, n’est donc pas directement liée au désir concret du retour : elle s’enracine nécessairement au-delà des lieux de l’enfance — peut-être, justement, dans l’enfance elle-même. Robert, notamment, se sent encore proche de l’enfant de sa mémoire. Cependant, du fait de l’autorité terrorisante imposée par le père, qui est rappelée à plusieurs endroits du roman, l’enfance est un moment de l’existence que ni Robert ni Simon ne voudraient revivre. L’un et l’autre sont bien plutôt les prisonniers de cette époque dont ils voudraient se détacher.

Quel est donc l’objet, présent dans l’image figée de deux enfants marchant à côté de leur bicyclette, qui suscite la nostalgie de Simon et Robert ? Le cadre théorique proposé par la poétesse Susan Stewart, que nous avons évoqué plus haut, nous permet de distinguer dans leur souvenir commun une même idéalisation de l’expérience vécue : à travers l’image a priori insignifiante d’une promenade faite dans l’enfance, les deux frères entrevoient la possibilité d’une expérience authentique, c’est-à-dire d’un rapport fusionnel avec le monde. De manière notable, la parole n’est pas mentionnée dans leurs récits : Simon, en particulier, décrit les deux enfants comme silencieux. La beauté du Saguenay s’impose dans sa mémoire comme une évidence qui rend la parole inutile. À travers les hyperboles du récit nostalgique, la vision du Saguenay (et plus encore l’espérance de cette vision, contenue dans le mouvement qui conduit les enfants au belvédère) s’impose comme une porte ouverte vers l’infini. C’est ce que vient confirmer la réflexion proposée par Vladimir Jankélévitch dans son essai L’irréversible et la nostalgie[20]. Précédant Susan Stewart dans sa description d’une nostalgie grandissant l’expérience vécue, le philosophe français perçoit dans le souvenir nostalgique celui d’un moment qui, malgré sa profonde insignifiance, s’avère unique au regard de l’éternité. Pour Vladimir Jankélévitch, c’est la passéité même des faits remémorés, leur caractère d’avoir-été, qui est au coeur de la nostalgie. Dans leur singularité, et en raison de leur caractère irrévocable, les événements passés deviennent le symbole de l’éternité même. Ils renverraient à un paradis originel qui appartiendrait non seulement aux temps révolus, mais aussi et surtout à l’avenir : il s’agit bien en effet, pour le nostalgique, de revenir vers ce passé idéalisé, c’est-à-dire de se diriger vers lui. Loin de condamner l’être humain au regret mélancolique du passé, la nostalgie lui ouvrirait ainsi plutôt les portes de l’espérance :

De même que chez Platon réminiscence et regret sont les formes rétrospectives du désir, de même l’espérance d’un passé à venir et le retour à un futur déjà advenu sont deux formes paradoxalement réciproques d’une même nostalgie. En ce point l’âge d’or du passé le plus lointain ne fait qu’un avec l’avenir le plus chimérique. L’homme qui retourne vieilli à ses sources, à son origine, à son innocence, revient où il n’est jamais allé ; revoit ce qu’il n’a jamais vu ; et cette fausse reconnaissance est plus vraie que la vraie[21].

L’existence passée des deux enfants montant au belvédère, leur caractère d’avoir-été, serait ainsi ce qui, dans le présent, sauve Simon et Robert de la désespérance et leur permet de se tourner vers l’avenir. Les éléments communs à chacun de leurs souvenirs tendent à confirmer cette hypothèse. Le premier de ces éléments est la présence de l’autre, le frère, avec lequel est établie une complicité dans la peur de l’interdit posé sur la rivière ; en ce sens, l’objet de la nostalgie pourrait être la relation fraternelle, ainsi que le sentiment de puissance que cette relation générait — être ensemble, cela signifiait pour les deux enfants être libres, échapper à l’oppression de leur communauté, avoir leur monde à eux. La nostalgie constituerait ainsi le regret d’une liberté entr’aperçue dans l’enfance, et qui n’a jamais été conquise. Robert, notamment, souffre du poids des conventions sociales. La nostalgie qui habite ce personnage serait celle d’un idéal non réalisé qu’il continue de contempler dans la fixité du souvenir, et qui le juge ; en se considérant semblable à l’enfant qu’il fut, Robert témoigne de son échec à conquérir une liberté dans laquelle il trouve paradoxalement son essence, et que lui rappelle chacun de ses regards vers la rivière. Cet élan vers le Saguenay est justement le deuxième élément commun aux souvenirs nostalgiques de Simon et Robert. La fascination pour ce cours d’eau est à l’origine de la complicité des deux frères ; c’est cette rivière qui leur permet d’envisager la possibilité de la liberté. Simon, dans le souvenir nostalgique que nous avons mentionné plus haut, décrit le Saguenay comme un symbole de mystère et d’absolu (« Leur monde s’arrêtait là, devant cette rivière. Personne ne l’avait jamais vaincue et personne non plus ne saurait jamais la vraie profondeur de l’eau. Personne. »). La rivière est à la fois toujours semblable et toujours différente : on ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve. La rivière est l’élément qui, dans l’univers des deux enfants comme dans celui des deux adultes qu’ils sont devenus, est porteur de sens. Par le caractère ostensible de sa transformation permanente, elle offre une image totalisante de l’espace et du temps qui passent et sont à jamais perdus ; elle est à la fois l’être, l’à-devenir et l’avoir-été. Retrouver cette rivière, pour Robert comme pour Simon, c’est être confronté à la fois au même et à l’autre, à la présence et à l’absence, à la possibilité du retour et à son impossibilité radicale. Le Saguenay, dans le décor nordique de La pêche blanche, est ainsi comparable au désert de sable qui, selon Abdelwahab Meddeb, hante la littérature maghrébine : un lieu « aussi éphémèr[e] qu’[un] instan[t] » où « se réalise à nu la consubstantialité de l’espace et du temps[22] ». Source de vie et de mort, symbole de l’origine et de la fin, représentation peut-être aussi du père-Kronos qui les a fait naître et les dévore, la rivière dote ceux qui la contemplent d’une place dans l’univers, et leur dévoile le champ des possibles. Elle constitue, en même temps qu’une figure de la loi, un symbole de liberté : une liberté qui ne se définit pas dans l’abolition des interdits, mais plutôt dans la pleine conscience des possibilités qu’offre le monde, et de la place que chacun peut y occuper par et malgré sa propre finitude.

La nostalgie ressentie par Simon et Robert, du point de vue de l’image spectrale qui en manifeste la présence, a finalement pour objet un idéal : un idéal de liberté acquis par chacun dans la prise de conscience de sa propre finitude, et réalisé dans l’être-ensemble — en l’occurrence, dans la fraternité. Cet idéal que le souvenir du Saguenay vient rappeler aux personnages de La pêche blanche peut être retrouvé dans la nostalgie qui habite ceux de La héronnière et de La danse juive. L’héroïne de ce dernier ouvrage découvre ainsi dans la maison paternelle la possibilité d’être vue indépendamment de son obésité, qui y constitue la norme, et d’accéder à l’être-ensemble en prenant sa place dans la suite des générations : la « petite maison remplie de gros » abrite en effet ses cousins, ses oncles et tantes, ainsi que ses grands-parents dont son père l’a éloignée. De même, le veuf affligé de La héronnière découvre dans les photos anciennes de son village les traces d’une communauté active et vivante, qui lui permettent de justifier, malgré le souvenir de son épouse, le désir ardent qu’il avait de revenir au village. Chez Lise Tremblay, le sentiment de la nostalgie apparaît en ce sens toujours lié à celui de la communauté — une communauté qui, par son avoir-été, idéalisé et magnifié dans le souvenir, atteste de la possibilité future du vivre-ensemble et signale la nécessité d’un changement dans le présent.

Le lecteur est en droit de s’interroger sur la portée de ce discours utopique soutenu par la nostalgie : dans la dernière nouvelle de La héronnière, les photographies témoignant de l’existence passée de la communauté sont en effet récupérées à des fins commerciales, vendues aux touristes sous la forme d’un album commenté par un éditeur sans lien avec le village, comme absorbées par la surmodernité avec laquelle elles étaient justement censées contraster. Dans le roman La danse juive, la « petite maison remplie de gros » se révèle bien ordinaire ; la narratrice, qui y retourne dans l’espoir de découvrir le « chaînon manquant » (DJ, 78) de son existence, et peut-être de se rapprocher de son père, la découvre certes remplie d’obèses tout comme elle, mais semblable au reste de l’univers : la vie s’y écoule morne, triste et sans heurts, sur le fond sonore criard de la télévision. À la fin du roman, l’absence d’idéal auquel se référer pousse finalement la jeune femme à assassiner son géniteur. Par ce geste meurtrier, elle rompt radicalement avec sa communauté, s’en exclut, refuse l’essence qui lui a été imposée ; dans le même mouvement, elle réintègre cependant la communauté qui l’avait mise à part en s’identifiant clairement à une norme : celle du crime, pleinement prise en charge par les différents appareils répressifs et judiciaires auxquels elle finit par s’offrir. Le parricide commis par l’héroïne de La danse juive constitue en ce sens autant un acte de révolte que de soumission à l’oppression dont elle est victime : il voue ce personnage à l’ambiguïté. Cette ambiguïté est également bien présente dans La pêche blanche, alors que les deux frères finissent par retourner à leur solitude originelle : Robert s’enfonce dans sa contemplation du Saguenay en achetant la maison dont il a toujours rêvé, au bord de la rivière, sans cesse menacée par les eaux ; Simon, lui, s’éloigne à nouveau de son pays natal et repart sur les routes. Au moment de partir, cependant, il emporte avec lui une nouvelle image du Saguenay qui vient remplacer son obsession précédente — une nouvelle nostalgie : « Je suis heureux », explique-t-il. « Je suis sans espoir. Je ne sais pas si je reviendrai, mais ce n’est pas important. Je ne lutte plus avec la rivière, c’est fini. Je n’ai qu’une image, celle de mon frère et moi marchant à travers les cabanes. C’est tout. C’est celle-là que je garderai pour les mois à venir. » (PB, 104) L’image des enfants montant au belvédère qui alimentait la nostalgie de Simon a ainsi été transformée dans son esprit ; plutôt, la voici changée, remplacée par une image qui, cette fois, se trouve explicitement choisie. Dans un geste sensiblement existentialiste, Simon décide maintenant de sa propre nostalgie, c’est-à-dire de sa propre essence, qui n’a plus rien d’arbitraire. Par la contemplation mélancolique du passé et l’acceptation de son avoir-été, Simon est finalement parvenu à accepter sa présence au monde : il est libre.

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Si l’oeuvre de Lise Tremblay ne peut être qualifiée de nostalgique, la nostalgie apparaît comme l’un de ses thèmes de prédilection, dont nous avons cherché ici à mettre en lumière les manifestations. La nostalgie se déploie dans les textes de l’écrivaine québécoise à travers différentes images, souvenirs animés d’une même logique spectrale que celle de la hantise, mais qui se démarquent de cette dernière par leur douceur, ainsi que la recherche dont ils font l’objet de la part des différents protagonistes. Récit des origines de soi, récit des origines de la communauté dans laquelle tout individu s’inscrit par sa naissance même, la nostalgie renvoie les personnages à leur essence, à ce qu’ils sont, et partant à ce qu’ils peuvent devenir : elle témoigne d’un avoir-été qui, idéalisé dans la mémoire, leur permet autant de passer au travers du présent que de l’affronter en prenant conscience de ses dysfonctionnements. En ce sens, la nostalgie est porteuse d’utopie, et s’impose comme le moteur d’un changement tant individuel que social. Dans l’univers surmoderne décrit par Lise Tremblay, paradoxalement, la nostalgie constitue également une menace, celle de l’aliénation à une origine subie, marquée du sceau de l’inauthenticité, et dans laquelle la communauté comme l’individu peinent à se reconnaître. Le problème auquel se heurtent ainsi les personnages révèle dès lors sa nature existentielle : il s’agit pour chacun, au travers du spectre de la nostalgie et malgré lui, de choisir quelle est sa véritable essence.