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Michel Tremblay, qui signe la préface de La trilogie des dragons [1], écrit de cette pièce qu’elle est celle où « le Québécois aurait pour la première fois le droit de voyager pour souffrir au lieu de rester irrémédiablement prisonnier du pays et de ses malheurs » (7). On notera d’abord cette étonnante association entre deux dramaturges aux esthétiques aussi opposées, mais on notera surtout, et avec beaucoup de bonheur, la publication, près de vingt ans après sa création, d’une des oeuvres les plus marquantes qu’ait réalisées Robert Lepage, et certainement celle qui a affirmé sa réputation internationale. Le texte, cependant, n’est pas de Lepage seul, et la signature, qui réunit les noms de Marie Brassard, de Jean Casault, de Lorraine Côté, de Marie Gignac et de Marie Michaud, rappelle le rôle joué par les acteurs, quelques-uns des plus brillants de leur génération, dans la conception de ces spectacles. En outre, et en cela fidèle à ses engagements, Lepage a confié l’édition de la pièce à la maison L’instant même, installée dans la ville de Québec, tout comme le Périscope, la scène hôtesse du Théâtre Repère.

L’acte de publication est radicalement neuf dans la démarche du groupe. Jusqu’à présent, en effet, la mémoire de ce travail avait été assurée par des journalistes et des chercheurs universitaires, qui ont écrit l’histoire du théâtre ou bien étudié la démarche propre au théâtre de recherche [2]. Les amateurs, a fortiori ceux et celles qui avaient raté la représentation, avaient à peu près renoncé à pouvoir lire un jour le texte de La trilogie des dragons. Plusieurs, dont je suis, avaient même cru que semblable spectacle, relevant d’un théâtre plutôt centré sur l’image que sur le texte, ne pouvait peut-être tout simplement pas trouver de forme écrite aussi définitive que celle du livre. À tort. S’il est vrai que La trilogie des dragons est avare de mots, et que cette logique du silence, qui marque les dialogues, doit être compensée par la description du décor et du mouvement, c’est-à-dire par des didascalies en forte expansion, il n’en reste pas moins que le pari de l’écriture est tenu. L’on retrouve avec plaisir la mémoire d’un spectacle sobre et majestueux à la fois, déployant sur trois générations — la pièce couvre à peu près un demi-siècle — les difficiles relations entre les communautés francophone et chinoise de la ville de Québec, en même temps que leur itinéraire en territoire nord-américain.

La structure de la trilogie est née d’une image qui nous sera expliquée à la fin, dans les dessins de Yukali, une jeune peintre qui vit à Vancouver : « These are dragons : the green dragon, the red dragon and the white dragon. It’s a trilogy [3]. » (157) Le dragon, ajoute-t-elle, représente une part de soi qu’il faut combattre pour atteindre quelque chose de plus grand. Aussi, chaque pièce correspond-elle à un dragon singulier, dont la couleur est précisée dans le titre. L’action du Dragon vert se passe à Québec, entre 1932 et 1935, au lieu même qui fut jadis celui d’un petit Chinatown, devenu depuis un stationnement. Deux adolescentes, Jeanne et Françoise, sont à la croisée de leur destin, au moment d’entreprendre leur vie d’adulte. La Crise et une partie de poker scellent le destin de Jeanne que son père livre à Lee, neveu et héritier du blanchisseur Wong, récemment décédé. Le dragon rouge déplace l’action vers Toronto, entre 1935 et 1955. Mariée à Lee, Jeanne accouche de sa fille Stella qui sera élevée dans le quartier chinois. Bientôt victime d’une méningite, Stella doit toutefois être internée dans un hôpital et Jeanne, qui souffre elle-même d’un cancer du sein, insiste pour assurer le retour de sa fille à Québec. Parallèlement à la vie de Jeanne, empreinte des traditions d’une communauté chinoise en exil, celle de Françoise, toujours à Québec, suit une histoire plus moderne : elle passe la guerre à Londres, au sein de la Canadian Women Army Corps, puis elle s’installe à Sainte-Foy, où naît son fils Pierre, peu après la mort de Jeanne. Le troisième volet, Le dragon blanc, dont l’action se passe à Vancouver en 1985, est centré sur la rencontre de Pierre et de Yukali, deux artistes installés là-bas. L’ensemble se termine au moment où Pierre annonce à sa mère qu’il part pour la Chine. Françoise lui rappelle alors qu’il n’est pas toujours nécessaire de partir pour aller à la rencontre de l’Orient : « Je ne suis jamais allée en Chine. Mais quand j’étais petite, y avait des maisons ici… C’était le quartier chinois. Aujourd’hui, c’est un stationnement. Plus tard, ça va peut-être devenir un parc, ou une gare, ou un cimetière. » (169)

Résumer ainsi la structure de l’action dramatique ne rend évidemment pas justice à un texte qui, comme la mise en scène qui l’a vu naître, est d’abord construit par touches et par scènes discontinues. D’autres personnages hantent la pièce. Yukali, par exemple, est née d’un personnage emprunté à une chanson de Kurt Weil, mais dont l’histoire ressemble à certains égards à celle Madame Butterfly : une geisha, abandonnée par son fiancé américain, donne naissance illégitimement à une fille, nommée elle aussi Yukali, avant de mourir dans les bombardements de Hiroshima. Celle-ci aura également une fille prénommée Yukali et c’est elle, la troisième du nom, que rencontre Pierre à Vancouver. De même, il y aura trois Anglais nommés Crawford, d’abord un marchand, puis un trafiquant d’opium, enfin un junkie et cinéaste, tournant un film sur lui-même. Le personnage agit comme la conscience d’un certain volet économique et il occupe le troisième pôle de cette trilogie identitaire de l’Amérique. C’est lui qui posera la question de fond : « Don’t they say that French Canadians that end up in Vanvouver are running away from something [4] ? » (148) Ainsi, le texte de La trilogie des dragons n’est pas seulement la mémoire d’un spectacle dont la version originale a été créée le 7 juin 1987 au Hangar no 9 du Vieux-Port de Montréal, dans le cadre du Festival de théâtre des Amériques. Il conserve une signification forte et marque une borne dans la réflexion qui avait animé ces années en quête d’une redéfinition de l’identité québécoise dans sa relation à l’Amérique et au monde.

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S’agit-il pourtant de « voyager pour souffrir », comme le prétend Michel Tremblay ? Plutôt que d’un voyage, je parlerais sans doute d’itinéraire, puisque le déplacement initial ne connaît pas son point d’arrivée. Ou peut-être même d’une errance, qui ouvre le personnage à la découverte de l’Autre, mais qui ne lui permet pas encore de se reconstruire. L’espace, qu’il s’agisse d’un stationnement, d’un désert, de décombres, est, dans les pièces dont il est question ici, un espace ouvert et, plus encore, un espace vide, un espace à prendre ou à défendre, à occuper peut-être, mais il n’est pas encore un territoire, à moins qu’il n’ait déjà cessé de l’être. Lieu de transition entre deux mondes, entre deux temps, voire entre deux identités, il forme un volume vide, que l’image (dans La trilogie des dragons) ou le dialogue (dans la plupart des autres) occupent tout entier. Contrairement aux drames, où les éléments fortuits arrivent du dehors, ces pièces n’ont pas de dehors. Tout ne peut arriver que du dedans. Mais de quel dedans ? Et du dedans de quoi ? Au décentrement de l’espace, correspondent des personnages incertains, souvent des enfants qui ne maîtrisent pas leur environnement, des personnages en rupture ou plutôt en marge du monde. L’action dramatique ne peut pas être mue par leurs motivations : elle n’existe que par l’effet du hasard.

La pièce de Jean-Frédéric Messier, Au moment de sa disparition [5], créée par le Théâtre Le Clou en octobre 2000 et présentée en tournée au Québec, au Canada et en France, dans une mise en scène de Benoît Vermeulen, assisté par Sonia Bélanger et Nicolas Rollin, n’est pas étrangère au type d’esthétique proposé par l’oeuvre de Robert Lepage. Comme l’énonce la présentation : « Un jeune cinéaste questionne la folie de son frère aîné en recréant les circonstances de sa mystérieuse disparition, dix ans plus tôt, dans le désert de l’Arizona. » (11) Dans ce texte, le désert apparaît comme une métaphore de la folie : « le monde [avait] fait fuir mon frère JF dans un endroit qu’on appelle communément la folie » (14). Et dès le début, Dave raconte comment il a vu son frère disparaître dans une tempête de sable. Tout est ainsi dédoublé : le temps, qui alterne entre le présent de la quête et le moment de la disparition, dix ans plus tôt ; l’espace, qui oppose le désert à la maison de banlieue, au moment de l’enfance ; les personnages, ces deux frères, tous deux cinéastes, qui vivent à chaque extrémité du monde ; Soyal, l’amie de JF et qui, à l’époque où elle travaillait dans un dépanneur, s’appelait Marie-Ève. Même la figure de l’Amérindien, qui introduit la dimension mystique de la quête, est double, se déployant dans le personnage du Navajo, autrefois l’ami de Soyal, celui qui lui a donné son nom, et la référence aux Hopis, chez qui elle se serait finalement réfugiée. Progressivement, ces dédoublements introduisent le doute, que vient renforcer la référence cinématographique. Car, la question se pose de savoir combien de réalités peuvent exister en même temps, soit par l’effet du dédoublement, soit par la création d’un monde virtuel fixé par l’image cinématographique. Dave lui-même est conscient de cette incertitude : « Depuis que je me suis mis à fabriquer de la fausse réalité avec une caméra, je me suis posé des questions sur le rôle que celle-ci a joué dans la disparition de mon frère. » (39) Et peut-être est-ce dans une semblable virtualité que JF s’est finalement réfugié, dans un univers régi par la théorie du chaos, tel qu’il l’avait souhaité : « Depuis ce temps-là, chaque été, en juillet, je reçois un dessin par la poste, jamais rien d’écrit à part mon nom sur l’enveloppe […,] des dessins souvent assez simples : un cercle, le cosmos, une flèche, le temps, des lignes, des symboles que j’ose même pas essayer de déchiffrer. » (97)

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Comme l’Arizona de Messier, la Louisiane n’est pas un lieu institué. C’est aussi bien le Québec que l’Acadie, « une sorte de Finistère d’Amérique » (9), un lieu où l’on ne « parle pas français sans que des mots d’anglais affleurent ici et là, [où le français] est comme la falaise battue, rebattue par les vagues, et qui cède à la mer, année après année, un peu de son roc devenu friable. » (7) Ainsi s’explique François Godin sur le titre de sa pièce, Louisiane Nord [6], créée le 20 février 2004 à Montréal, à l’Espace Go, par le Théâtre PàP, sous la direction de Claude Poissant. La pièce se passe à l’automne, dans un avenir proche, « un peu plus avant dans le siècle naissant » (9). Nous sommes à l’extérieur. D’un côté, on imagine le Manoir Resort, hôtel de luxe pour villégiateurs ; de l’autre, l’hôtel plus modeste du père de Jimmy. Un jour, autrefois, le père de Lyne et Madeleine, ne pouvant s’offrir le Manoir Resort, s’était installé dans l’autre, avant de disparaître. Neuf mois plus tard, leur mère mettait au monde une troisième fille, Liliane, qui est donc la demi-soeur de Jimmy. Celle-ci a aujourd’hui 16 ans. Sa mère est morte dans un accident et le père de Jimmy est parti à son tour, laissant les enfants à la garde de Fraser. Celui-ci doit toutefois vendre l’hôtel, et les enfants vont devoir partir. Liliane rêve de travailler au Manoir Resort, mais on apprend que « le Manoir Resort ce sera autant mieux bientôt de plus y mettre les pieds ni dans toute la région ici, vu que c’est un coin ici qu’on va ramener ceux qui ont des infections que personne peut dire encore ce qu’on peut faire avec » (17). Elle-même a la peau trop diaphane, peut-être une maladie de l’adolescence selon l’infirmière, mais Liliane croit plutôt « qu’adulte ça prend la maladie pour se sentir vivant comme quand adolescent » (19). Une enveloppe arrive contenant deux chèques, l’un pour Jimmy, l’autre pour Liliane. C’est leur part de la vente de l’hôtel. Cette somme devra leur suffire jusqu’à leur majorité. Peut-être alors le père voudra-t-il les revoir, mais pas avant. L’avenir se trouve ainsi ouvert et plus rien ne retient les enfants. Infirmière, Lyne va s’installer au manoir ; Madeleine qui attend l’heure de partir depuis longtemps ira avec Fraser quelque part en direction de la Nouvelle-Orléans. Liliane entraîne Jimmy : « on reste pas là à attendre on va se fatiguer encore ». (60) Peu importe où elle ira. Il lui faut d’abord fuir cet univers malsain, où la maladie métaphorise la fin de l’enfance, pour trouver un endroit où la vie reste possible. Si ça se trouve.

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Si l’Arizona et la Louisiane n’existent pas, qu’en est-il du Texas ou de l’Ohio ? Peut-on croire seulement que l’action de Texas [7], la plus récente pièce de François Létourneau, se passe vraiment quelque part ? Outre le titre et le fait que la pièce « s’inspire d’événements réels survenus à l’été 1973 lors du tournage du film The Texas Chainsaw Massacre » (7), rien ne permet d’identifier le lieu précis où l’on a installé cette roulotte en mauvais état qui sert de dortoir, de salle de maquillage et de refuge aux acteurs qui tournent un mauvais film d’épouvante. Rien, sauf peut-être ce ranch du voisinage, qu’on ne voit pas, mais qui est maintes fois évoqué par Teri qui prétend y fréquenter l’acteur Burt Reynolds. En réalité, ce qui caractérise cette pièce, dont le déroulement est ponctué par le bruit de la tronçonneuse et par les hurlements des acteurs, est son caractère paranoïaque. Hors des scènes de tournage, revenus à la roulotte, les acteurs revivent les scènes qu’ils viennent de tourner et éprouvent, mais cette fois réellement, la terreur qu’elles suscitent. Dorothée tarde à revenir ; on est sans nouvelle de Lou ; Ronald, blessé par la scie, doit être transporté à l’hôpital. Il ne reste bientôt plus que Teri et Gunnar, terrorisés, inquiets de savoir si le massacre ne sera que du cinéma. On conviendra que cette action est bien mince, trop sans doute pour occuper une soirée entière au théâtre. Toutefois, le bruitage (les cris et la tronçonneuse) favoriserait peut-être une production radiophonique, hypothèse que paraît confirmer la carrière de la pièce qui, si elle n’a jamais été montée sur la scène, n’en a pas moins été lue, d’abord au Festival du Jamais lu, le 11 avril 2002, sous la direction de Claude Poissant, puis en tournée dans le Sud-Ouest de la France, entre le 8 et le 18 mai 2002, par la compagnie des Lézards qui bougent de Bayonne, toujours sous la direction de Poissant.

Il en est de même de la seconde pièce du volume, Gary, de l’Ohio, qui se présente comme la lecture, par leur destinataire, d’une série de lettres. Elles sont adressées à Cindy, une actrice du cinéma pornographique, par Gary, de l’Ohio, entre le 23 novembre 1996 et 24 décembre 1998. Gary lui écrit chaque fois qu’il a vu un film. La correspondance, composée de onze lettres, s’arrête quand Cindy décide de devenir une actrice sérieuse, ce qui met fin au fantasme. À la lettre 7, Gary révèle qu’il ne s’appelle pas Gary et qu’il n’est pas de l’Ohio. Les lettres sont écrites en français et postées de Montréal. Elles sont lues, en scène, par Cindy elle-même. Aussi la pièce est-elle écrite pour une comédienne anglophone, qui doit jouer en français, avec un accent apparent. Elle fut d’ailleurs créée par Allison Darcy, les 29 et 30 octobre 2000, dans une mise au jeu d’Olivier Choinière, lors de l’événement Le sommet sur l’engagement, organisé par le Théâtre du Grand Jour au Théâtre d’Aujourd’hui.

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À la différence de ces lieux incertains du Sud des États-Unis, qui se présentent comme des structures ouvertes, sans circonférence, et par conséquent comme des dedans sans dehors, les décombres offrent des frontières strictes, qui séparent deux mondes bien identifiés. Par contraste, Le pays des genoux [8], qui donne son titre à la plus récente pièce de Geneviève Billette, est un pays imaginaire, où l’on peut s’asseoir sur les genoux de tout le monde. C’est paradoxalement dans les décombres d’un théâtre, sous lesquels il est resté emprisonné, que le petit Timothée le découvre. Celui-ci avait d’abord fui la maison et sa famille, en compagnie de son ami Sammy, et c’est en allant faire pipi dans un théâtre, au moment même où celui-ci s’écroule, qu’il y reste coincé. En tentant de sortir, il bute sur un corps qu’il mord pour vérifier s’il est encore en vie et qui se révèle être une petite Sarah bien vivante, restée coincée elle aussi parce qu’elle s’était enfuie dans les coulisses au moment même où elle devait chanter sur la scène, convaincue d’avoir perdu la voix. Les enfants sont seuls et ils vont devoir déployer des trésors d’ingéniosité pour se rassurer l’un l’autre et rappeler leur existence au monde extérieur, en particulier à Sammy et au père de Sarah, tous deux affolés.

Pièce créée le 11 janvier 2005 par le Carrousel, théâtre en résidence de la Ville de Longueuil, à l’Espace Malraux, sur la scène nationale de Chambéry et de la Savoie, dans une mise en scène de Gervais Gaudreault, assisté de Robert Vézina, puis présentée en lecture publique à Paris, Limoges et Genève en 2003, Le pays des genoux est destinée aux jeunes publics, et l’anecdote sert surtout à explorer les conditions de l’amitié, de l’entraide et de l’espoir. D’abord méfiant de celle qui n’est encore qu’une intruse dans sa vie, Timothée doit ainsi se résigner à creuser avec elle, à parler avec elle, à partager l’amitié qu’il réservait jusque-là à Sammy, ne serait-ce que pour passer la nuit au chaud. De son côté, Sarah doit apprendre à ne pas pleurer, parce qu’il ne faut pas « gaspiller, trop tôt, toutes les larmes de la vie » (14), mais surtout parce qu’il faut d’abord crier, creuser et ne pas perdre espoir. L’espoir leur manque peu à peu cependant, comme il vient à manquer aux secouristes du dehors, qui ne les entendent pas et qui s’apprêtent à abandonner les recherches malgré les suppliques de Sammy. Peu à peu, à travers cette amitié nouvelle, Sarah recommence à chanter, doucement d’abord, puis de plus en plus fort. Sammy entend : « Vous entendez ? Ils sont vivants… Ils sont vivants ! » (44)

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Que penser alors de ces toilettes où s’est enfermé Willy Protagoras ? Celles-ci offrent aussi des frontières strictes, bien qu’elles aient été établies de manière volontaire, et qu’elles forment un lieu clos inséré dans cet autre lieu clos qu’est l’appartement de la famille, lequel sera pourtant progressivement envahi par le monde extérieur, formant ainsi un ensemble gigogne. Dernier refuge de l’espoir, les toilettes sont, pour Willy, une manière de fuir les tensions qui traversent l’appartement familial, sans pour autant le quitter comme vient de le faire sa soeur Nelly. L’affaire est compliquée : autrefois, les Philisti-Ralestine avaient été jetés à la rue par leur propriétaire, et les Protagoras les avaient accueillis pour les dépanner. Aujourd’hui, « comme on demande à un invité qui ne s’en va pas de lui-même de partir, les Protagoras demandent aux Philisti-Ralestine de s’en aller » (23). Ceux-ci refusent de partir, estimant avoir des droits sur le territoire qu’ils occupent. Dans ce contexte, si Nelly est partie, c’est « qu’il est devenu impossible d’étudier, de s’occuper tranquillement, et encore plus de se distraire, se détendre, quoi. Chacun est occupé à lancer un fauteuil sur la tête de l’autre » (27).

En cinq actes, et donc de facture classique, la pièce est structurée par les diverses interventions venues du dehors, qui tentent de convaincre Willy de sortir des toilettes — il y est depuis bientôt 21 jours — ou qui accentuent la menace pesant sur l’espace familial. Ainsi, l’arrivée du notaire voisin, qui a ses vues sur l’appartement des Protagoras, le plus beau des environs, est d’abord perçue comme une aide extérieure. Le fait qu’il s’installe à demeure révèle d’autres intentions plus inquiétantes. Les voisins arrivent en groupe, avec une pétition exigeant le départ des Philisti-Ralestine, puis s’installent eux aussi. Peu à peu, les enfants de la maison, ceux que la dédicace de la pièce appelait les « chiens », disparaissent un à un : un soir, Naïmé Philisti-Ralestine ne rentre pas et, peu après, son frère Abgar se jette par la fenêtre. Willy, qui au départ ne savait pas bien pourquoi il s’était enfermé, sait désormais pourquoi il ne sortira pas : « il y a la passion maîtresse qui me guide, celle de l’amour et celle de la création. » (49) Pourtant, tout lui révèle les vicissitudes du monde extérieur. Une explosion, qui tue son père et réunit finalement l’appartement des Protagoras et celui du notaire, aura raison de son entêtement. S’il sort, c’est cependant pour rejoindre ceux qu’il aime. Au notaire, il oppose un désir de liberté, de la liberté d’aimer, de créer ou de partir. Rien ne pourra l’empêcher de mourir.

Ainsi — enfin ! —, Wajdi Mouawad s’est finalement résigné à publier sa toute première pièce, Willy Protagoras enfermé dans les toilettes [9], créée le 26 mai 1998 par le Théâtre Ô Parleur dans le cadre du Quatrième carrefour international de théâtre de Québec. Dans une présentation intitulée « De la préhistoire », il raconte que sa pièce serait née au moment où, interprétant le rôle de l’auteur dans la dernière scène de L’asile de la pureté de Claude Gauvreau, mise en scène par les élèves de l’École nationale de théâtre, il a senti le besoin d’écrire : « L’un dans l’autre, Willy Protagoras m’est tombé dessus, et tout est sorti. Tout est survenu : un type s’enferme dans les chiottes et fait chier tout le monde. » (6) Aussi reconnaît-il d’emblée que les deux premiers actes de la pièce sont construits exactement sur le même modèle que la pièce de Gauvreau, mais on ne peut s’empêcher de penser en même temps à cette autre pièce qu’est Les bâtisseurs d’empire de Boris Vian, dont Willy Protagoras inverse en quelque sorte les termes. Là où la pièce de Vian rétrécissait progressivement l’espace et éliminait un à un ses personnages, celle de Mouawad élargit l’espace public et augmente le nombre des habitants de l’appartement familial. Cette croissance est cependant obtenue, comme dans la pièce de Vian, par l’élimination progressive des premiers résidents, y compris des invités. On aura reconnu déjà l’image synthétique, mais ô combien efficace ! de l’histoire du Liban depuis 1973.