Dossier

InéditL’oeil du hibou. Carnets 2001-2005[Notice]

  • André Major

Nous nous attachons comme nous pouvons à celui que nous sommes ou que nous croyons être. Car c’est dans cette image de soi qu’on trouve refuge quand les autres nous renvoient une image qui n’est qu’une contrefaçon de notre véritable identité. On est le seul à savoir à quoi s’en tenir à son propre sujet, le seul à pouvoir reconnaître à leur juste valeur les débris d’un passé impérissable à nos yeux, même s’il compte plus de rêves brisés, de défaites et de renoncements que de bons coups ou de motifs dont on pourrait être tenté de se glorifier. Pour s’accommoder du personnage dont on a persisté à jouer le rôle parmi ces autres personnages qu’étaient nos proches ou qu’on côtoyait plus ou moins assidûment, on s’est affilié à un groupe quelconque ou à un milieu qui nous ressemblait et nous définissait peu ou prou, on a cultivé certaines aptitudes manuelles ou intellectuelles, on a affiché ses goûts et ses couleurs, bref, on a fignolé son autoportrait en entretenant le fol espoir que ses semblables, du moins ceux qui comptaient, n’auraient à y apporter que des retouches mineures. Le temps vient pourtant où l’on décide — par lassitude, sinon par lucidité — d’être simplement celui qu’on est, et non celui qu’on paraît être. Mais on a beau jeter son froc aux orties et brouiller les pistes qui ne menaient nulle part, certains repères demeurent indispensables pour baliser le dernier bout de chemin qu’il nous reste à faire. La plupart de ces repères, on s’est résigné à les voir disparaître ; ceux qui perdurent, on suppose qu’ils témoignent de la part irréductible de l’être qu’on était et qu’on demeure. Cette réflexion m’est venue au moment d’arrêter mon choix sur le titre de ce quatrième volume de carnets, qui s’est imposé avec la force de l’évidence parce qu’il définissait bien l’un de ces repères identitaires auxquels je viens de faire allusion. Rien ne me représente mieux depuis toujours que le hibou. C’est à travers le regard de ce prédateur des bois que j’observe la scène du monde où je me plais à débusquer ceci ou cela. Est-ce moi qui ai choisi cet animal comme totem ou le chef de la troupe scoute à laquelle un ami m’avait persuadé de me joindre ? Je ne saurais le dire avec certitude. À ce totem on adjoignait un qualificatif qui pouvait être aussi bien un trait distinctif qu’une qualité à acquérir. C’est ainsi que je suis devenu Hibou confiant lors de mon intronisation au sein de la première troupe scoute fondée à Montréal. J’ai d’abord cru que c’était un attribut qu’on me reconnaissait, mais quelques années plus tard un autre chef a décrété que je ne faisais pas plus confiance aux autres qu’à moi-même. J’ai fini par conclure que cette confiance me ferait toujours défaut, et si je n’ai jamais déployé de grands efforts pour l’acquérir, c’est qu’il me semblait, à tort ou à raison, que ni les autres ni moi ne la méritions d’emblée. Toujours est-il que, confiant ou pas, le hibou que je suis — ou prétends être — garde l’oeil ouvert, comme si le spectacle quotidien du monde pouvait encore lui apporter matière à réflexion, comme si son détachement ne parvenait pas à l’en détourner. Les choses de la vie, qu’on qualifie parfois de petits riens pour en minimiser l’importance, prennent une plus grande place qu’auparavant. Les grands de ce monde, je ne les regarde pour ainsi dire qu’en passant. Je ne comprends plus du tout ce qu’ils essaient de dire et, pour être tout à fait franc, je ne vois que …