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Tout le monde connaît des contes […], nous en sommes imbibés, gorgés ; chacun se souvient qu’il y est avant tout question […] de mourir de faim ou d’échapper au loup, à l’ogre, à la sorcière cannibale. Il était une fois un pays où l’on cherchait avec autant d’ardeur à survivre sans être mangé et à vivre pour manger. […] On croit volontiers que ce pays et ce temps évoquent les disettes, une nature pas encore maîtrisée… D’autres choses aussi[1].

En 1968, le critique Albert Le Grand écrivait déjà à propos du travail d’Anne Hébert :

Aucune autre oeuvre [de la littérature québécoise] ne me semble conjuguer avec autant de bonheur dans ses structures, ses images et son écriture, les divers temps : passé, présent, avenir, d’un univers mythique d’où émergent les signes d’un destin à la fois personnel et collectif[2].

Nous abondons tout à fait dans son sens, sauf à souligner, si nécessaire, que, jouant[3] avec les croyances sans y adhérer et intégrant des figures surnaturelles sans inviter à croire à leur existence, l’univers d’Anne Hébert est plus proche du conte que du mythe. La si dynamique et féconde critique hébertienne a bien montré depuis que, si son oeuvre fictionnelle et poétique était de bout en bout irriguée par de grands textes sacrés — la Bible, en particulier —, elle l’était aussi, plus discrètement sans doute, mais avec une suggestive insistance, par des écrits profanes recourant volontiers au surnaturel tels que les contes de fées[4]. Notre propos consistera justement ici à relever et à étudier l’écho et la réappropriation de contes existants, voire l’esquisse de nouveaux contes dans son roman Les fous de Bassan[5].

À partir d’un suicide et d’un double meurtre qui se seraient produits dans les années 1930 en Gaspésie, soit au bout d’un monde[6], le chef-d’oeuvre couronné en 1982 par le Prix du Gouverneur général et par le prix Femina effectue en effet une sorte de plongée en piqué dans ce que Jung nomme l’inconscient collectif, réactivant des peurs et fantasmes ancrés sensuellement et tragiquement dans un terroir, mais touchant aussi, au-delà, à l’universel, à travers les instances les plus primitives de la psyché. Se penchant sur le fameux « Il était une fois… », le textanalyste Jean Bellemin-Noël observe très finement qu’en « télescopant “il y eut un jour” avec “il y a eu de tout temps” dans cette espèce d’oxymore qui lui sert de bannière, l’Inconscient désigne le lieu paradoxal, voire le mécanisme scandaleux, où un “il y a toujours” se cache derrière son ombre[7] ». Pour lui, cette « formule merveilleuse » « est l’emblème du caractère historié de notre psyché : un décor ornemental avec personnages, et l’inscription de notre existence dans une histoire qui la déborde, qui l’enferme dans un cercle ouvert aux deux bouts, celui de l’avant, celui de l’après[8] ». Cette analyse entre en résonance avec celles que les critiques littéraires ont consacrées à l’image du Temps dans l’oeuvre hébertienne[9].

Bien qu’il émane d’une romancière née au début du xxe siècle, Les fous de Bassan, roman à la forme narrative des plus originales, voire virtuose[10], nous a donc paru avoir toute sa place dans une étude consacrée aux résurgences et aux avatars du conte dans la littérature narrative actuelle.

DÉPLACEMENT DE L’ORALITÉ ET EMPRUNTS AU REGISTRE MERVEILLEUX[11]

On peut, à la suite de Bernadette Bricout, définir le conte comme un « récit ethnographique » caractérisé par « son oralité, la fixité relative de sa forme et le fait qu’il s’agit d’un récit de fiction[12] » où le surnaturel s’invite souvent. Deux caractéristiques du conte, dans sa formule originelle, viennent déjà contaminer la forme romanesque dans Les fous de Bassan : la mise en scène et en exergue de « voix » et la place faite à une imagerie ressortissant au surnaturel. Le genre, on le sait, a gagné au fil des siècles la paradoxale appellation de « littérature orale », les histoires qu’il véhicule s’étant longtemps maintenues « par transmission, récitation, contage au coin du feu » : « ceux qui ne savent pas lire […] les cueillent, les boivent sur les lèvres de celles qui racontent[13] ».

Les fous de Bassan n’est pas un conte ; le travail extrêmement poussé du style et de la structure narrative en témoigne déjà. En effet, même si le conte ressortit souvent à une composition hybride — trame anonyme immémoriale et talent propre d’un conteur qui la reprend en lui faisant subir de plus ou moins importantes variations —, les spécialistes du genre s’entendent généralement à qualifier l’écriture du conte de « neutre », voire de « stéréotyp[ée][14] », Jean Bellemin-Noël allant même jusqu’à soutenir que le conte offre seulement des sortes de canevas à l’imaginaire des auditeurs ou des lecteurs, un puissant « prêt-à-porter du fantasme[15] », non élaboré du point de vue littéraire. Tout se passe pourtant comme si Anne Hébert avait voulu, par un autre biais, renouer avec la dimension orale du conte, dimension essentielle car, selon la formule mordante de Bellemin-Noël, d’une certaine manière, tout s’y joue « entre bouche et boucherie[16] ».

La structure des Fous de Bassan fait se succéder six récits de formes diverses émanant de cinq narrateurs. L’orchestration subtile de cette très vivante polyphonie stimule l’imagination auditive du lecteur, lui donnant souvent l’impression d’être le destinataire de confidences faites à haute voix. Dans trois cas, les récits sont présentés par Anne Hébert comme des « livres » — « Le livre du révérend Nicolas Jones, automne 1982 », « Le livre de Nora Atkins, été 1936 », « Le livre de Perceval Brown et de quelques autres, été 1936 ». Malgré l’allusion biblique évidente que recèlent ces appellations, notons d’entrée de jeu qu’il n’est dans aucun de ces cas question d’écrits.

Le « Livre du révérend Nicolas Jones » se présente comme un soliloque. Il tient du ressassement, voire du radotage de vieillard, et n’échappe pas aux marques d’oralité avec notamment un grand nombre de phrases elliptiques et des notations triviales : « La fumée ici est à couper au couteau. On étouffe. Je vais appeler les jumelles pour qu’elles ouvrent la fenêtre. Trop calé dans ce fauteuil. L’arrière-train comme en plomb. La fenêtre de l’autre côté de la table. Trop loin. » (FB, 29) À la manière d’un palimpseste oral, il fait aussi entendre, sous les ressassements triviaux et la voix désormais « cassée », « essoufflée » (FB, 54), les sermons magistraux de celui qui fut si longtemps « le Verbe de Griffin Creek » (FB, 19), et sa voix de « velours » sombre (FB, 54), capable de « retourne[r] » ses auditeurs frustes, peu habitués à l’éloquence et à la belle langue des textes sacrés, « comme des feuilles légères dans le vent » (FB, 18).

Le « Livre de Perceval Brown et de quelques autres » fait lui aussi entendre plusieurs formes d’oralité comme en surimpression : la langue empêchée de Perceval, que son handicap condamne aux bredouillements indistincts ou à un cri d’animal à l’agonie, « la voix primaire de l’idiot » (FB, 232), et le choeur des villageois après la disparition de Nora et d’Olivia, « we voice[17] », voix d’autant plus paradoxale et troublante que l’omerta verrouille toutes les bouches. Anne Hébert réussit toutefois cette gageure : faire bruire de voix un récit émanant de (presque) muets.

En contrepoint, le « Livre de Nora Atkins » fait quant à lui entendre une tout autre voix : fraîche et piquante, narcissique comme l’enfance, vibrante de curiosité, d’audace et d’appétits, pleine de tout l’élan de vie qui fait si souvent défaut à Griffin Creek.

Parmi les trois récits qui ne sont pas présentés comme des « livres », les deux « lettres de Stevens Brown à Michael Hotchkiss » ne sont que virtuellement adressées au compère rencontré et laissé en Floride ; Stevens convient d’ailleurs très vite qu’il s’agit de « drôle[s] de lettre[s] » (FB, 59), qui ne s’adressent pas vraiment à l’habitant du 136 Gulf View Boulevard : « Histoire d’un été plutôt que lettres véritables, puisque le destinataire ne répond jamais. » (FB, 82) La voix globalement assurée et cynique de la première « lettre » se mue dans la seconde en une sorte de plainte lugubre. Il n’est enfin pas question de « livre » ou de « lettre » ni de date pour « Olivia de la haute mer », rêverie atemporelle émanant d’une jeune « morte amoureuse[18] » et comme accordée au rythme des marées qui l’ont débarrassée de toute matérialité : alternativement nerveuse et agitée, puis douce comme un songe d’éternité.

Tout au long des Fous de Bassan, des voix de tessiture et d’amplitude très variées font ainsi écho au souffle du vent qui jamais ne se tait. On ne peut que repenser, à le lire, à la formule de Shakespeare dans Macbeth qui a inspiré le célèbre titre de Faulkner : « La vie […] est un récit plein de bruit et de fureur[19] », formule que Stevens reprendra d’ailleurs lui-même dans sa seconde « lettre ». En outre, même s’il ne commence pas par la formule rituelle « Il était une fois », le roman d’Anne Hébert se trouve, dès ses premières pages, placé sous le signe du merveilleux avec le toponyme de Griffin Creek. Le griffon ou gryphe apparaît en effet dans de nombreux récits antiques (en Mésopotamie, en Égypte, en Grèce et dans la Rome antique…) : arborant une tête d’oiseau de proie greffée sur un corps de lion, il est pourvu de pattes arrière et d’une queue léonine, mais aussi de serres et d’ailes. Jusqu’au Moyen Âge, on a cru à l’existence réelle de cet animal ; rien de tel dans Les fous de Bassan, mais le griffon annonce d’entrée de jeu tous les êtres hybrides qui hantent le roman, ne serait-ce qu’à travers les innombrables figures d’analogie. En outre, il illustre déjà une constante du roman : une tendance à l’appropriation, pour de tout autres visées, d’anciens récits générés à l’origine par des croyances effectives. Dans une démarche assez proche en un sens de celle d’un Sigmund Freud, Anne Hébert en fait manifestement l’instrument d’une exploration de la psyché humaine. Mais elle rejoint aussi en cela le conte de fées dans la mesure où le genre ne répugne pas à recourir parfois à des figures mythologiques ou légendaires[20] : même s’il ne s’agit plus d’inciter à y croire, ces figures gardent en effet de précieux pouvoirs narratifs, esthétiques et heuristiques.

Les fous de Bassan pousse toutefois bien plus loin cette appropriation de croyances diverses qu’il brasse en un vertigineux syncrétisme. Ainsi, quelques pages après l’incipit vient un passage qui, mentionnant les origines les plus reculées, tient du récit cosmogonique ; il figure d’ailleurs dans le « Livre du révérend Nicolas Jones » (FB, 11) et se termine par une citation extraite de la Genèse[21] après en avoir décalqué quelques formules :

Au commencement il n’y eut que cette terre de taïga, au bord de la mer, entre Cap sec et Cap Sauvagine. Toutes les bêtes à fourrure et à plumes, à chair brune ou blanche, les oiseaux de mer et les poissons dans l’eau s’y multipliaient à l’infini.
Et l’esprit de Dieu planait au-dessus des eaux.

FB, 14

Mais le merveilleux chrétien est d’emblée contaminé par une sorte d’« inquiétante étrangeté[22] » dans la mesure où cette citation, extraite de l’incipit de la Bible, fait référence à un moment où aucun être vivant n’a encore été créé, et où Dieu ne promène son souffle que sur le chaos et les ténèbres. L’impression d’Unheimlich provient du fait que, se présentant comme un décalque du texte sacré, ce paragraphe en bouscule les sessions, et fait simultanément penser à un récit oral plus profane qui se serait transmis de siècle en siècle pour figurer la légendaire préhistoire d’une contrée particulière et typée. La voix et le ton du conteur ne sont pas si éloignés des ressassements à la fois hargneux et illuminés du vieux révérend, et le merveilleux païen s’invite sur les murs de son presbytère par les yeux et les mains de ses deux servantes : « Les jumelles ont barbouillé sur les murs […] des fleurs, des feuilles, des oiseaux roux, des poissons bleus, des algues pourpres » (FB, 16), « toute une imagerie démente » (FB, 17).

Outre ce qu’on a envie d’appeler un effet d’annonce rétroactif[23], les « trois têtes de femmes flott[a]nt sur un fond glauque, tapissé d’herbes marines, de filets de pêche, de cordes et de pierres » (FB, 16) annoncent déjà aussi à leur manière le thème de la sirène tout en faisant écho à tous les mythes et contes cruels mettant en scène des décapitations. Le merveilleux s’immisce dans cette fresque « bousculant toute chronologie » pour remonter à « la nuit des temps » (FB, 16), de même que, dans les contes traditionnels, l’expression rituelle « Il était une fois » s’oppose à la conception d’un temps linéaire pour renvoyer à un passé non daté. Il ressurgit dans la perception du frère des jumelles, Perceval, que sa sensibilité exacerbée et son psychisme particulièrement fragile soumettent parfois à des crises d’une grande violence :

Perceval a les yeux fixés sur ses deux cousines Nora et Olivia. Un seul animal fabuleux, pense-t-il, à deux têtes, deux corps, quatre jambes et quatre bras, fait pour l’adoration ou le massacre.

FB, 31

J’entends ma mère Felicity qui console Perceval, lui répète que le pasteur n’est pas un ogre qui dévore les mains des filles […].

FB, 47

Cet énorme sphinx, caché dans la nuit noire, mangeur de paroles et de cris.

FB, 172

Avant de partir, ils ont retiré la mer comme un tapis que l’on roule à l’horizon.

FB, 193

Le syncrétisme entre croyances d’origines les plus diverses est porté à son comble dans cet univers mental où les ogres côtoient les sphinx, les sirènes et les monstres bicéphales et où s’invite en outre un écho de la si poétique Apocalypse de Jean : « Les étoiles du ciel tombèrent sur la terre, comme lorsqu’un figuier secoué par un vent violent jette ses figues vertes. Le ciel se retira comme un livre qu’on roule […][24]. »

L’importance du rêve, comme thématique mais aussi à travers le recours à une tonalité onirique, a été soulignée par la critique hébertienne. Dans Les fous de Bassan, le merveilleux revient ainsi en force dans les rêves éveillés et dans les rêveries nocturnes des personnages, et notamment dans les cauchemars du vieux révérend qui mêlent les souvenirs bibliques (souvent apocalyptiques) à des images de monstres hybrides : « Vu Perceval en songe, ange d’apocalypse, debout sur la ligne d’horizon, corps d’homme, tête de chérubin, les joues gonflées à tant souffler dans la trompette du Jugement. » (FB, 51)

Même les « livres » et lettres de personnages a priori moins portés à la rêverie ou au délire mystique sont souvent marqués par un sens du merveilleux, oscillant entre superstition, hallucination et vision de poète. En témoignent par exemple la manière dont Stevens perçoit l’atmosphère de la maison familiale après ses cinq années d’absence — « Perceval et les jumelles font irruption dans la maison en criant […], passent en plein milieu de l’ombre lourde, étendue par terre, sans la voir, ni même la sentir, la traversent tel un nuage transparent, laissent éclater leur joie de me voir. » (FB, 94) — ou la manière dont Nora évoque son oncle et sa grand-mère :

Mon oncle John est un sorcier. Il n’a qu’à brandir son fouet en direction de la terre et la terre se rapproche aussitôt. Griffin Creek tout entier surgit à la pointe du fouet de mon oncle John avec ses maisons blanches, posées de travers sur la côte.

FB, 114

Lorsque la marée haute se fait plus tardive et recouvre les grèves en plein jour, Felicity refuse obstinément de se baigner, redevient farouche et lointaine. Il s’agit de l’aimer à l’aube, lorsqu’elle se fait plus douce et tendre, délivrée d’un enchantement.

FB, 113

Mais c’est surtout dans la section intitulée « Olivia de la haute mer » et sous-titrée « sans date » que le merveilleux[25] règne en maître, dans la mesure où la parole y est posthume. Dans ces pages, la prose poétique d’Anne Hébert, s’accordant au rythme des marées qui roulent « Olivia de la haute mer » dans son « éternité d’anémone de mer » (FB, 218), tient de l’envoûtante incantation :

Je hante à loisir le village, quasi désert, aux fenêtres fermées. Transparente et fluide comme un souffle d’eau, sans chair ni âme, réduite au seul désir, je visite Griffin Creek, jour après jour, nuit après nuit. […] Ma mémoire ressemble à ces longues guirlandes d’algues qui continuent à croître, à la surface de la mer, après qu’on les a tranchées.

FB, 199-200

Vienne la haute mer, fil gris entre la batture grise et le ciel gris. Rejoindre la marée qui se retire jusqu’au plus haut point de l’épaisseur des eaux. Le grand large. Son souffle rude. Filer sur la ligne d’horizon. Épouser le vent, planer comme un goéland invisible. Palpiter sur la mer comme un grain de lumière minuscule.

FB, 207

Mes grands-mères d’équinoxe, mes hautes mères, mes basses mères, mes embellies et mes bonaces, mes mers d’étiage et de sel.

FB, 218

INTRODUCTION D’INFLEXIONS TRAGIQUES

Subitement quelque chose s’est rompu dans l’air tranquille autour de nous. La bulle fragile dans laquelle nous étions encore à l’abri crève soudain et nous voilà précipités […] dans la fureur du monde.

FB, 242-244

Dans la littérature québécoise actuelle, les résurgences et avatars du conte abondent en figures de violence, de cruauté, de perversion sexuelle et d’enfermement. C’était déjà le cas dans Les fous de Bassan. Ce que le roman d’Anne Hébert retient des contes de fées n’est pas, à l’évidence, le célèbre schéma narratif dégagé par Vladimir Propp[26]. Il serait vain d’en attendre un happy ending venant récompenser la quête d’un personnage courageux et vertueux, flanqué de fidèles adjuvants, et capable de triompher de tous les obstacles et de tous les opposants qui le séparent du trône, du trésor ou de la main d’une princesse. D’ailleurs, à en croire Jean Bellemin-Noël (fort peu tendre, de manière générale, avec les travaux des sémioticiens du conte qui ont si longtemps monopolisé ce terrain d’étude) : « Seuls les adultes raisonneurs imaginent qu’on se gargarise de l’héroïne sauvée, des fiancés qui se marient, du pauvre hère cousu d’or[27]. » Nous serions assez encline à le suivre sur ce point, les émotions et les découvertes, comme les plaisirs interdits, se goûtant souvent, dans le conte, ailleurs que lors de ces très prévisibles dénouements.

Quoi qu’il en soit, le roman d’Anne Hébert présente un duo de jeunes beautés dignes du conte allemand Blanche-Neige et Rose-Rouge dans la fascinante complémentarité de leurs chevelures et de leurs carnations rousses et dorées comme de « leurs yeux de violette et d’outremer » (FB, 28). Mais les jeunes et si jolies « princesses » convoitées par tous les personnages masculins des Fous de Bassan n’auront pas l’heur d’épouser l’élu de leur coeur (qui est d’ailleurs le même homme, tandis que, dans leur bénignité, les dénouements de contes de fées donnent alors au prince charmant un frère non moins charmant). Nora et Olivia meurent étranglées durant l’été 1936, et leur séducteur, seul personnage actif de bout en bout du récit, est aussi leur assassin, sans qu’on assiste pour autant, loin de là, à une illustration du « bonheur dans le crime[28] » : même pour celui qui a survécu un temps au souvenir de ses crimes et à ceux, terribles aussi, de la Seconde Guerre mondiale à laquelle il a ensuite participé, il n’y a aucune autre échappatoire que le suicide.

À l’instar de Barbe-Bleue ou du Joueur de flûte de Hamelin — auquel il se compare lui-même non sans quelque malsaine complaisance (FB, 74) et avec lequel il partage une froide soif de vengeance contre un village entier —, Stevens exerce une réelle et puissante séduction sur les êtres sensibles et vulnérables : pouvoir typique du pervers d’autant plus doué pour la manipulation qu’il est incapable de la moindre empathie et peut donc étudier ses « proies » sans que son intelligence soit entravée par ses affects. Il se « repaî[t] comme d’une merveille » (FB, 202) de l’humiliation, de la terreur et de la souffrance des femmes qu’il attire. Ce désir de nuire et de « puni[r] » (FB, 248) semble s’adresser indistinctement à toute créature féminine qui ne serait ni une fillette ni une aïeule, y compris loin de Griffin Creek, comme en témoignent les souvenirs qu’il partage avec le silencieux destinataire de ses lettres. Ils s’amusaient en effet ensemble à suivre et à aborder les filles sur Gulf View Boulevard, pour leur exprimer non leur admiration, mais leur mépris, voire leur « dégoût » (FB, 239). De retour en Gaspésie, il trouvera en sa trop attentionnée cousine Maureen, quinquagénaire veuve et solitaire depuis dix ans, une première victime dont il s’appliquera sciemment, sans difficultés ni remords, à approfondir le malheur :

Que ma cousine Maureen découvre à loisir, couchée dans son grand lit conjugal, sa nouvelle solitude, plus grande que la première.

FB, 69

Ces mots qu’il lui a lancés ce soir, sur le seuil de la porte, sans même prendre la peine d’entrer. Autant de pierres pour la tuer dans l’obscurité. […]
— Je m’en vas. Je retourne en Floride. Demain je serai loin. C’est décidé. Vieille, tu es vieille ma pauvre Maureen. Trop vieille pour moi.

FB, 145

Mais ce sont surtout des proies à la fois bien plus jeunes et moins faciles, ses deux cousines adolescentes, Nora et Olivia Atkins, qui vont exciter en lui une perversion que, par effet de projection, il leur attribue : « Ni tout à fait femme ni tout à fait enfant, d’ailleurs, te l’ai déjà dit, cet âge est pervers entre tous. » (FB, 245)

Avant d’en venir à étrangler les deux jeunes filles et à jeter leurs corps lestés de pierres dans l’océan, Stevens a développé des fantasmes de toute-puissance, véhiculant une pensée magique :

Depuis un moment déjà, je regarde la maison d’Olivia comme si elle était transparente, j’imagine la vie d’Olivia là-dedans, je lui fais monter et descendre l’escalier à volonté.

FB, 76

Du haut de la côte je contemple le village. Les bras croisés sous la tête, étendu de tout mon long sur la roche plate, au bord du ruisseau, je lève la jambe, je cligne des yeux, je pose mon pied, avec sa botte poussiéreuse, sur le village que je cache entièrement. Mon pied est énorme et le village tout petit dessous. […] Je joue à posséder le village et à le perdre à volonté. […] Je fais disparaître mon grand-père qui somnole adossé à un sapin. Sous ma botte j’imagine sa petite vie de vieux, il a bien soixante-dix ans. Je pourrais l’écraser comme une coquerelle.

FB, 62-63

Ici, les bottes de sept lieues semblent encore envelopper les pieds géants de l’ogre du conte. Mais Stevens ne peut que faire aussi penser au loup qui inspire à Olivia, comme au Petit Chaperon rouge[29], un inextricable mélange de pulsions contradictoires :

Cette fille est déchirée entre sa peur de moi et son attirance de moi.

FB, 80

Qu’il m’appelle une fois encore, une fois seulement, et je ne réponds plus de moi. […] Je voudrais être seule au monde face à celui qui m’attire dans la nuit. […] C’est moi qui appelle en rêve. Le désir d’une fille qui appelle dans une chambre fermée, alors que ses mère et grands-mères grondent tout alentour de la maison, affirment que ce garçon est mauvais […] et qu’il ne faut pas l’écouter, sous peine de se perdre avec lui.

FB, 222-223

Les descriptions de Stevens en pleine crise évoquent en outre la figure du loup-garou dans la mesure où il semble perdre sa forme humaine pour se mettre à hurler les nuits de pleine lune, mais rappellent aussi l’étymologie du mot « ogre » — orcus — qui le rapproche d’un monstre marin : « Son air hagard. Ses cheveux qui coulent dans la figure, gluants comme des algues, ses yeux plus pâles que jamais, injectés de sang, […] pleins d’eau […]. » (FB, 132-133)

Pourtant, Stevens s’avère être victime autant que bourreau. Avant de devenir ogre, il apparaît, en effet, comme un double du Petit Poucet. Une conversation entre ses parents surprise à la naissance de Pat et Pam semble avoir été le déclencheur d’un trauma d’enfance :

Deux d’un coup c’est trop, dit-elle. Elle pleure et affirme qu’elle ne veut pas de ces deux enfants. Elle répète « mes jumelles », une dans chaque bras. Un frisson lui parcourt l’échine. Elle secoue la tête.
— Je peux pas, je peux pas, je peux pas.
Je ferme les yeux. Qu’est-ce qu’on va faire des jumelles, les noyer comme des petits chats, les donner aux cochons peut-être, ou les perdre dans les bois ?

FB, 86

De même qu’Olivia, nous le verrons, rêve de mettre sa mère à l’abri de la violence conjugale, Stevens caresse le rêve enfantin de sauver sa fratrie en l’emmenant dans un « camion rouge-pompier-brillant » (FB, 85), loin des éclats de « bruit et de fureur » (FB, 245), vers la lumineuse Floride. Avec ce mélange de discrétion et d’insistance qui caractérise son écriture, Anne Hébert brode sur les motifs les plus troublants et cruels du Petit Poucet :

Pour le moment je me rapproche de plus en plus de mes parents, toute la journée je joue à je brûle et je gèle, en pensant à eux. C’est à cause de mon petit frère Perceval que je suis à la trace, un peu comme si en mettant mes pas dans les siens sur le sable mouillé, je retrouvais mes propres empreintes d’enfance.

FB, 82

L’ombre de mes parents est de plus en plus proche de moi. Le soir, lorsque je m’endors dans la grange de Maureen, j’entends la grande ombre double qui chuchote derrière la mince cloison. Il est question d’enfants qui ne doivent pas naître et d’enfants déjà nés qu’il faut perdre en forêt, avant qu’ils ne soient trop grands.

FB, 85

Et bien des années plus tard, l’analyse péremptoire et acide de Nicolas Jones rejoint d’ailleurs le terrible soupçon de Stevens à propos de ses parents : « John et Bea Brown ayant mis au monde Stevens, Perceval et les jumelles, s’en sont débarrassés, au cours d’un seul été. Réalisation d’un vieux rêve enfin justifié. Ne plus avoir d’enfant du tout. » (FB, 21)

Pour être moins criminel que celui de Stevens, le sort de son jeune frère et de ses petites soeurs reste en effet terrible. Perceval, seul témoin du double meurtre commis par son frère bien-aimé, et plongé, par ce spectacle qu’il ne peut ni raconter ni accepter, dans une confusion mentale encore plus profonde, est interné dès 1936, sur décision de ses parents, à l’hospice Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul, de sinistre mémoire. Quant à Pat et à Pam, la même année, elles deviennent les bonnes à tout faire du révérend Jones sans jamais avoir eu la chance d’accéder à une vie autonome ni même d’atteindre mentalement l’âge adulte, de l’aveu même de leur employeur :

Je les ai prises à mon service, il y a longtemps, le corps encore incertain et l’âme floue, avec des tresses blondes et des rires étouffés. Les ai maintenues, corps et âme, dans cet état malléable, sans tenir compte du temps qui passe. […] Sans jamais avoir été femmes, les voici qui subissent leur retour d’âge, avec le même air étonné que leurs premières règles.

FB, 17

Rompues à l’obéissance par leurs parents, dès leur plus jeune âge, elles me servent, depuis bientôt quarante-six ans. Leurs père et mère ayant désiré très tôt les perdre en forêt n’ont pas fait de manières pour me les céder, à l’âge de treize ans.

FB, 19

Quant à Stevens, plus porté que sa fratrie — comme le Petit Poucet — à la résistance et à l’action, il n’a toutefois pas réussi à échapper à un enfermement, mental celui-là ; le syndrome abandonnique a fait de lui un pervers incapable de contrôler des pulsions qui le déchirent lui-même avant de causer la mort atroce de ses deux cousines : « Rien à faire, il faut que je pleure et que je hurle, dans la tempête, que je sois transpercé jusqu’aux os par la pluie et l’embrun. J’y trouve l’expression de ma vie, de ma violence la plus secrète. » (FB, 102)

Comme le révérend Jones en a l’intuition et l’annonce d’entrée de jeu, « ce n’est pas Stevens qui a manqué le premier, quoiqu’il soit le pire de nous tous, le dépositaire de toute la malfaisance secrète de Griffin Creek, amassée au coeur des hommes et des femmes depuis deux siècles » (FB, 27). Cette précision générique n’est pas anodine : Les fous de Bassan met en effet en scène une sorte de guerre des sexes poursuivie de génération en génération, les rapports entre mères et fils étant aussi problématiques et douloureux que les rapports entre époux. Nous allons voir comment Anne Hébert se ressaisit des contes pour explorer cette violence intestine.

Dans Les fous de Bassan, la plupart des femmes sont victimes de la violence des hommes, et un meurtre semble d’ailleurs avoir précédé ceux de l’été 1936. C’est aux coups portés par son mari que Mathilda Atkins aurait fini par succomber, léguant à sa fille Olivia un savoir secret qui incite à la plus radicale méfiance malgré la puissance de son désir amoureux : « Cet homme est mauvais. Il ne désire rien tant que de réveiller la plus profonde épouvante en moi […]. La plus profonde, ancienne épouvante qui n’est plus tout à fait la mienne, mais celle de ma mère enceinte de moi, et de ma grand-mère qui… » (FB, 202)

Dans la rêverie posthume d’Olivia, des palais sous-marins très proches de ceux qu’imagine Andersen dans La petite sirène offrent aux femmes un refuge loin des atteintes masculines :

J’ai vu une tache de sang sur le drap dans le grand lit de ma mère. De quelle blessure s’agit-il, mon Dieu, qui a blessé ma mère ? Je prendrai ma mère avec moi et je l’emmènerai très loin. Au fond des océans peut-être, là où il y a des palais de coquillages, des fleurs étranges, des poissons multicolores, des rues où l’on respire l’eau calmement comme l’air. Nous vivrons ensemble sans bruit et sans effort.

FB, 208

Tout le roman, à travers le magnifique personnage de Felicity, décline aussi le thème de la grand-mère d’écume salée qui, échappant aux hommes en échappant aux tumultes de la sexualité, peut devenir toute-puissante et faire contrepoids à la violence masculine :

Le premier reflet rose sur la mer grise, ma grand-mère prétend qu’il faut barboter dedans tout de suite et que c’est l’âme nouvelle du soleil qui se déploie sur les vagues.

FB, 113

La mer, dont elle n’éprouve plus les marées fidèles ou infidèles à l’intérieur de son corps, la berce au petit jour et la rend plus vive que le sel.

FB, 37

Mais, en tentant de mettre ses petites-filles à l’abri, Felicity exerce elle-même ce qui peut apparaître comme la violence d’un rapt. Ainsi Perceval soupçonne-t-il sa grand-mère de vouloir soustraire les filles au désir des hommes en les noyant. En outre, les hommes violents — Nicolas Jones et surtout Stevens Brown — ont été engendrés par des mères distantes, voire glaciales, et ont donc été victimes eux aussi d’une forme de violence qu’Anne Hébert est loin de minimiser :

Felicity attend la venue au monde de ses petites-filles pour aimer.

FB, 36

Et moi qui suis tout petit sur le sable et elle si grande, je saute autour d’elle, comme une sauterelle dans l’herbe. Je supplie.

FB, 35

J’en suis sûr, mon fils deviendra très vite le préféré de ma mère, l’adoré que je n’ai pas été.

FB, 32

C’est pas le lait tout cru qu’elle m’a donné, Béatrice ma mère, c’est la faim et la soif.

FB, 87

La scène où Felicity accueille Stevens après cinq ans d’absence montre exemplairement que l’origine première de cette violence entre hommes et femmes est indécidable : elle couvre d’abord en effet son petit-fils de caresses et de « mots tendres et sauvages », mais, après l’avoir « examin[é] trait pour trait », elle le repousse finalement, affirmant qu’il n’est « pas plus fiable que [s]on grand-père » (FB, 75).

Pour interroger les rapports entre les deux sexes, Anne Hébert articule le mythe antique des sirènes ornithomorphes — dont les grands oiseaux pélagiques nommés fous de Bassan présentent sans doute le premier avatar — aux légendes rhénanes de la Loreleï et au conte moderne La petite sirène d’Andersen, créant un univers symbolique et poétique d’une « inquiétante étrangeté », où la femme des eaux est tour à tour prédateur et proie, appât et victime sacrificielle. Plus encore que celles de Barbe-Bleue, du Joueur de flûte de Hamelin, du Petit Chaperon rouge, des soeurs Blanche-Neige et Rose-Rouge et même du Petit Poucet, c’est en effet cette figure multiple de sirène qui hante Les fous de Bassan[30] et vient parachever le noir syncrétisme qu’opère la langue poétique du roman.

Une phrase-clé du conte danois, en forme de malédiction, est citée en exergue de la section intitulée « Olivia de la haute mer » : « Ton coeur se brisera et tu deviendras écume sur la mer. » (FB, 197). Nul doute que la rêveuse Olivia, tuée par son amour et jetée elle aussi à la mer, constitue, dans sa vulnérabilité, sa générosité passionnée et la complexité de ses aspirations contradictoires, une digne petite soeur de l’héroïne d’Andersen. Enfants, Stevens et Olivia semblent d’ailleurs avoir partagé une tendresse exaltée (FB, 205-206) avant d’être violemment séparés par John et Beatrice Brown, décidément acharnés, semble-t-il, qu’ils en aient ou non conscience, à faire basculer dans la noirceur toutes les forces a priori susceptibles de sauver la communauté : « Mon père dévale la pente du sentier et s’abat sur moi pour me tuer. Ma mère est d’accord pour qu’il me tue. » (FB, 239)

Pas plus qu’Olivia, Stevens ne semble libre d’échapper à la malédiction :

J’attire la foudre tel un arbre mouillé, dressé en plein champ. John Brown doit avoir de bonnes raisons de cogner si fort sur la tête de son fils, sur le dos de son fils, sur les fesses de son fils dès que l’occasion s’en présente. Il le fait consciencieusement comme s’il s’agissait d’extirper du corps de l’enfant la racine même de la puissance mauvaise, lâchée […] depuis les premiers jours du monde.

FB, 87

À son retour à Griffin Creek, cinq ans plus tard, il n’a plus rien d’innocent, et, dans sa pose involontaire d’inaccessible Loreleï, Olivia va exciter toute la noirceur dont il est le « dépositaire » (FB, 27) :

Voici qu’un matin cette fille est libre dans la mer comme si je n’existais pas, avec mon coeur mauvais, ni moi, ni personne. Seule au monde dans son eau natale.

Elle s’est assise sur un rocher, la tête penchée en avant, toute sa chevelure ramenée lui balayant le visage. Elle ne m’entend pas venir, mes pas confondus au fracas de l’eau. Je tente de la prendre dans mes bras, ruisselante et glacée, tout essoufflée, elle se débat comme un poisson fraîchement pêché, ses cheveux mouillés me passent sur la face en longues lanières froides. Je lui chuchote des propos galants un peu bizarres où il est question d’une sirène aux pieds palmés, dénoncée par Nora.

FB, 97

Dans cette logique inéluctable d’enchaînements et de retournements infinis, le bouc émissaire finit par devenir l’assassin, bientôt poursuivi lui-même par une « meute céleste » (FB, 24), « pluie de neige jacassante » (FB, 238) qui évoque les djinns tels que les peint le célèbre poème de Victor Hugo, mais plus encore de très océaniques Érinyes, aux masques de fous de Bassan : « Reconnu les pépiements sauvages en marche vers moi. […] Feindre d’ignorer les battements d’ailes claquant dans toute la chambre. Toiture et plafond à présent ouverts et défoncés à coups de becs durs. » (FB, 237) Tandis qu’après avoir été tuée et jetée à la mer, la sage et farouche Olivia rejoint quant à elle toute une congrégation féminine qui renoue avec le mythe de la sirène comme femme involontairement fatale (FB, 218) :

Des voix de femmes sifflent entre les frondaisons marines, remontent parfois sur l’étendue des eaux, grande plainte à la surface des vents, seul le cri de la baleine mourant est aussi déchirant. Certains marins dans la solitude de leur quart, alors que la nuit règne sur la mer, ont entendu ces voix mêlées aux clameurs du vent, ne seront plus jamais les mêmes, feignent d’avoir rêvé et craignent désormais le coeur noir de la nuit.

FB, 217-218

Aux antipodes de ce qui semble parfois, dans les contes traditionnels, relever d’un certain manichéisme, une troublante et persistante réversibilité vient donc, sous la plume d’Anne Hébert, brouiller les frontières entre le bien et le mal, la victime obscurément consentante, voire désirante, et le bourreau malgré lui : « J’ai l’impression d’écrire devant un miroir qui me renvoie aussitôt mes pattes de mouche inversées, illisibles. » (FB, 82)

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Nombreux sont les psychanalystes qui ont, de manière plus ou moins poussée, souligné les parentés entre contes et expériences oniriques. Pour Géza Róheim[31], les contes de fées pourraient même provenir initialement de rêves racontés puis repris à l’envi par de nouveaux conteurs. Emmanuel Schwartz[32], entre autres, donne à voir qu’il y a, dans le conte de fées, une signification manifeste et latente, des symboles, une forme d’expression dramatisée et des mécanismes tels que la condensation, la substitution et le déplacement que Freud a identifiés dans les rêves. L’ouvrage collectif plaisamment intitulé Contes et divans[33] s’attache à montrer la capacité du conte à mettre en place une représentation de la réalité psychique (qu’elle soit intrapsychique ou intersubjective) sur plusieurs scènes et dans plusieurs registres. Dans « Le dit et le non-dit dans les contes merveilleux[34] », René Diatkine tire en quelque sorte la conclusion logique de tous ces rapprochements : l’analyse d’un conte ne doit pas être davantage orientée par la recherche d’une signification unique que ne l’est l’analyse du rêve ; dans l’un comme dans l’autre, la polysémie des personnages, des objets, des lieux et des actions permet d’aborder les formes les plus cachées de chacun de nous, chaque « rôle » ne représentant pas la totalité d’une personne, mais un de ses aspects, le produit d’une de ses identifications. La thématique du rêve, on l’a dit, est très présente dans l’oeuvre d’Anne Hébert — elle apparaît d’ailleurs jusque dans deux de ses titres : Les songes en équilibre et L’enfant chargé de songes —, et la prégnance de la tonalité onirique de sa prose poétique a été souvent soulignée par la critique. Or, tout se passe comme si Anne Hébert, parfaitement consciente de cette parenté, la mettait systématiquement en scène dans Les fous de Bassan, renonçant à la façade trompeusement manichéenne de certains contes de fées pour donner à voir le complexe noeud de forces et de significations qui les sous-tend, comme il sous-tend nos rêves et nos cauchemars.

À la dimension orale (qu’elle restaure en la déplaçant), au merveilleux et à certains motifs et personnages empruntés aux contes traditionnels, Anne Hébert vient en outre adjoindre, dans Les fous de Bassan, un fluide et efficace syncrétisme entre mythologies, textes sacrés, contes et légendes de tous âges et de tous horizons, ainsi qu’un très puissant « passage au noir » et un fatum qui rapprochent son roman d’une tragédie antique.

À en croire Bruno Bettelheim[35], les contes aident l’enfant à voir clair dans ses émotions et proposent des solutions possibles aux problèmes qui le troublent. Cette vision des choses n’a pas convaincu tous les spécialistes ; même parmi ceux qui admirent vivement le travail du grand psychologue et pédagogue américain, plusieurs l’ont jugée naïve et réductrice : selon Jean Bellemin-Noël, les contes « n’apprennent pas à vivre […] ; ils enseignent sans le dire que les pulsions du Plaisir et les contraintes de la Réalité sont les mêmes pour tous[36] ». Ce que rejoint un peu, bien que dans une version plus sombre, l’analyse de Bernadette Bricout :

Parce qu’ils ont été transmis de génération en génération, portés par la parole vive, [les contes] conservent en eux la trace de gestes et de mots ordonnés dans une trame où tout fait sens, invisible et pourtant présente, où chatoient d’obscures merveilles depuis longtemps perdues pour nous.
Dans cette toile de mémoire se tissent les secrets de la vie, les intermittences du coeur, les chemins d’une initiation qui permettront peut-être de se trouver soi-même. S’y donne à lire en filigrane la longue histoire de l’univers[37].

Le noir avatar du genre tel qu’il traverse Les fous de Bassan — roman qui ne saurait d’ailleurs s’adresser à un public juvénile — n’offre en tout cas, quant à lui, ni élucidation ni résolution. On l’a vu, les contes populaires étaient à l’origine loin d’être eux-mêmes dépourvus de noirceur : la psychanalyse n’a pas eu beaucoup de mal à montrer que l’ombre de l’inceste planait sur Peau d’âne, celle d’une jalousie intergénérationnelle meurtrière sur Blanche-Neige et les sept nains, et celle d’un repli narcissique sur La Belle au bois dormant, tandis que maints autres contes mettaient en scène le rêve de toute-puissance, la prédation sexuelle, la pulsion de mort, des désirs interdits et des terreurs aussi universellement partagées que celles de l’abandon, pour l’enfant. Mais, contrairement aux contes de fées, Les fous de Bassan ne donne pas même l’impression de viser l’apaisement des peurs et des fantasmes : non seulement ses dernières pages n’apportent aucun soulagement, mais il semble même abusif de parler en l’occurrence de « dénouement ». Dépassant largement le plan de l’individu, l’écriture tragique et poétique d’Anne Hébert donne à entrevoir la force et la complexité, « le flux et le reflux sauvage » (FB, 121) d’une houle intérieure à laquelle il semble, à la lire, que nul, de son vivant, ne saurait totalement se soustraire.