Corps de l’article

À Yvon Paré

La méfiance envers les étrangers est au coeur des intrigues qui animent La héronnière et L’habitude des bêtes[1] ; les locaux n’aiment pas les étrangers, « tous les étrangers. Les étrangers de Montréal, de Québec, de la ville d’à côté. [Rémi] ne fait pas de différence, Noirs, Asiatiques, Blancs, s’ils ne sont pas nés au village, ils sont étrangers », réfléchit le dentiste Lévesque, le narrateur retraité venu d’ailleurs et lui aussi considéré comme un étranger au village, même s’il y possède une propriété depuis « plus de vingt ans » (HB, 19). Dans La héronnière, la femme du narrateur de la nouvelle éponyme est partie avec l’un des chasseurs ; la même chose est arrivée à son meilleur ami, Léon. À ces deux fictions qui thématisent la distance entre les valeurs « de souche » — enracinées dans une tradition faite pour être célébrée ou encore à laquelle il vaudrait mieux se soumettre — et les valeurs de l’ailleurs, de l’aujourd’hui, du changement, on serait tenté de superposer un conflit entre les valeurs des lieux régionaux (l’intérieur) et les valeurs de la ville (l’extérieur). Dans les univers davantage autobiographiques du roman La soeur de Judith et du récit Chemin Saint-Paul[2], cette dimension géographique est aussi sensible, mais la facture plus intime et plus familiale des thèmes qui y sont abordés attire l’attention sur un aspect important de l’esthétique de Lise Tremblay que j’aimerais mettre en lumière : son intérêt pour les lieux et les sensations, les affects et les actions entourant la perturbation, c’est-à-dire le bouleversement individuel ou collectif dans le fonctionnement régulier des rapports entre les individus au sein d’un écosystème, d’une société ou d’une famille. Témoigner de la perturbation, prendre la parole, suivant l’art poétique annoncé dans le récit Chemin Saint-Paul, ce serait une raison de devenir écrivaine.

J’entends lire ces quatre ouvrages en suivant un certain nombre de perturbations afin de retracer leurs ancrages et, lorsqu’elles ne sont pas trop tôt destructrices, leurs apaisements. Un survol de cet inventaire permettrait d’ajouter aux perturbations géographiques (l’exil, les migrations ville-région) celles qui sont liées au genre (la place des femmes et des hommes, leur mobilité sociale et géographique), aux classes sociales (la pauvreté, l’ignorance, l’instruction, le langage), de même qu’aux rapports intergénérationnels (la conservation, l’héritage). Au coeur de ces récits — tous homodiégétiques —, on trouve un mode tragique[3], c’est-à-dire un ensemble de crises auxquelles le personnage autre (urbain, néorural, instruit, exilé) est appelé à se soustraire, car toute action de sa part, nécessaire mais impossible dans l’espace où la crise est inscrite, provoquerait l’effacement de cette différence, par assimilation (résignation, silence) ou suppression (exil, mort). L’espace de la crise tragique, c’est certes un locus caractérisé par sa régionalité[4] (Chicoutimi, L’Isle-aux-Grues, la rue Mésy, « le village[5] » près de la zec) ; mais c’est aussi, de manière plus générale, le conservatoire des valeurs, des idées et des systèmes hérités. Le coeur de la perturbation, dans ces oeuvres en particulier, réside précisément dans le conflit entre la conservation (filiation, héritage célébré), le renforcement de la norme (le silence, la résignation, l’immobilité) et, enfin, sa contestation ouverte (la parole, l’action, l’analyse, l’exil).

LA DÉPERDITION OU L’EXIL : LA HÉRONNIÈRE

Le recueil de nouvelles La héronnière illustre de manière exemplaire un conflit opposant les personnages ruraux aux personnages néoruraux au sein d’un village dont la survie dépend de plus en plus des estivants[6]. La perturbation au centre de chacune des nouvelles est liée à une émigration : celle des femmes du village. Selon le narrateur de « La roulotte » et de « La héronnière », sa femme, Nicole, serait partie à Montréal avec un chasseur, sans doute sous l’influence d’une « maniganceuse » (H, 20) venue de la ville :

Je n’ai pas remarqué que cette femme-là passait son temps à venir la voir. Je me serais peut-être méfié. […] Elle ne disait jamais rien devant moi, elle était toujours polie. Elle avait trouvé des clients pour le club de chasse et des locataires pour la vieille maison du rang des Éboulis pendant l’été. Elle connaissait beaucoup de monde. On l’avait même vue à la télévision. Elle avait parlé de l’histoire des villages de la région. Elle avait l’air d’en connaître un bout là-dessus. Mon beau-frère m’a dit que c’est sûr que c’est à cause d’elle que Nicole est partie, qu’elle lui a mis des idées dans la tête. Il n’y a pas longtemps qu’il me l’a dit. Lui et ma soeur en avaient entendu parler au village. Tout le monde sait que c’est pas bon de laisser les étrangers trop s’approcher. Ces amitiés-là, ça finit toujours mal. Au village, on ne compte plus les exemples.

H, 15-16 ; je souligne

« Tout le village sait » (H, 17), lui dit encore ce beau-frère. L’ordre, au village, semble perturbé depuis que celui-ci a acquis une « réputation » (H, 25), une « renommée provinciale » (H, 26) acquise grâce au festival d’ornithologie organisé par Roger Lefebvre, un autre étranger « qui a pris pas mal de place au village » (H, 34). L’événement attire chaque année, comme la saison de la chasse, d’autres étrangers dont les villageois se méfient, ce qu’on peut lire dans ce commentaire du narrateur rural des deux premières nouvelles pour qui ces visiteurs

se ressemblent tous : costume camouflage, sac à dos, lentilles de toutes sortes accrochées partout. Les femmes sont toutes pareilles. Ce n’est pas le concours de Miss Monde : pas de maquillage, les cheveux tressés ou ramassés en queue de cheval, pas de teinture. Je ne sais pas pourquoi, mais elles ont presque toutes les cheveux gris et des lunettes

H, 32

Le « bonhomme Lefebvre » tombe sous le feu d’un fusil de chasse appartenant au narrateur spolié, coup de feu tiré par son neveu, Steve, dix-sept ans. Pour s’expliquer, ce dernier affirme : « La femme de Léon est partie et il a continué comme si de rien n’était. La tienne aussi. Qu’est-ce que tu as fait ? Rien. Vous continuez comme si de rien n’était. Moi, je nous ai défendus. » (H, 44) Le meurtre[7] de l’étranger perturbateur est présenté comme un acte de conservation, de préservation. Paradoxalement, cela poussera Steve à quitter le village pour Québec. Bien sûr, de ces autres venus d’ailleurs, il convenait de se protéger, c’est-à-dire de se soustraire à leur influence ou, solution radicale, de s’en débarrasser.

Se soustraire à la force de rétention du village, c’est ce que certaines sont tentées de faire elles-mêmes. Partir, pour les femmes qui sortent du rang, c’est le cas de le dire, est une façon d’échapper non seulement à la mort du village, mais aussi au silence et à la résignation qui semblent caractériser sa force centripète. Leur départ bouscule l’ordre établi parce qu’il met en évidence l’idéologie de conservation et l’immobilisme du village. Ce cycle (préserver les valeurs en restant sur place) témoigne d’une soumission à l’héritage et rend légitime la surveillance des autres qui teinte chacune des nouvelles. Ainsi, « [a]u village, tout le monde sait » (H, 39) que la femme de Léon, l’épicier, « est partie avec un étranger » (H, 31) ; et l’hiver, « quand le village est presque mort, tout le monde te surveille pour savoir comment tu vas réagir » (H, 31). La narratrice urbaine de la nouvelle « Élisabeth a menti » décrit quant à elle cette attitude comme un « renoncement », une abnégation, un « dévouement » (H, 56), un « sacrifice consenti » (H, 57), toutes formes de résignation auxquelles « on [ne] pouvait pas grand-chose » (H, 67). Au village, même si on parle beaucoup du malheur des uns et des autres, ce n’est que pour maintenir le statu quo, comme elle le constate : « Personne au village ne parlait jamais, sauf de façon anonyme pour dénoncer une pourvoirie rivale et seulement pour faire du tort ou pour se venger. » (H, 73) Si Élisabeth, la femme du fermier, s’était rapprochée un moment de la narratrice urbaine, elle s’en éloigne définitivement après l’acte de dénonciation proféré par la perturbatrice : en effet, la narratrice contacte les gardes-chasse lorsqu’elle surprend des braconniers en train de se débarrasser d’une demi-carcasse d’orignal. Or, dénoncer les braconniers, ça ne se fait pas, parce que « cela pourrait nuire aux propriétaires de pourvoiries » (H, 70). Contre la stasis du village, il ne semble y avoir d’autre issue que le renoncement ou l’exil. Ou plutôt si : il reste le mensonge[8]. Car les « mauvaises langues » (H, 81) se font aussi entendre autour du départ de Martine dans « La beauté de Jeanne Moreau », où on retrouve la même narratrice ethnologue. Alors qu’en apparence la vie de Martine « n’était que soumission et résignation » et que, pour elle, « le monde avait un ordre et un sens, celui du village » (H, 90), selon la narratrice urbaine, c’est pourtant elle qui va choisir de partir avec un membre de l’équipe de tournage de passage au village : « Martine était partie, elle aussi. Depuis quelques années, le village était déserté par les femmes. » (H, 94) Élisabeth et Martine, dans des mouvements opposés de repli et d’exil, choisissent le silence mensonger : l’une pour protéger le village et s’extraire de l’influence perturbatrice de l’étrangère, la femme urbaine ; l’autre pour échapper à ce à quoi elle semblait s’être résignée. Il n’en faut pas davantage pour conclure que la force discursive du village repose en grande partie sur le paradoxe entre la parole et le silence : « Depuis, j’ai appris à mes dépens que la seule règle du village était le mensonge. Tout le monde sait tout et tout le monde fait semblant de l’ignorer. » (H, 82)

Elles partent… ou elles attrapent « le cancer du village » (H, 105) et meurent empoisonnées par lui, pour reprendre les mots du narrateur de la nouvelle intitulée « Le dernier couronnement » (H, 107). « Aline endurait », confie coupablement son veuf qui avait rêvé de revenir s’établir au village à l’âge de la retraite (H, 100). Or, Aline meurt quelques années après y être revenue contre son gré. C’est que le village est en train de mourir lui aussi : il est « peuplé de vieillards et d’étrangers » et « il n’y [a] même plus d’école » (H, 109). Le narrateur, dans un effort de préservation qui contraste fortement avec la désaffection que raconte la nouvelle, cumule les archives, vieilles photos, informations généalogiques, et il conserve en l’état les effets personnels de sa femme. Lui qui avait imaginé une retraite qui allait compenser une vie de privations occasionnées par éloignement du lieu rural — « le grand lac, la montagne et les longues journées de chasse » (H, 108) — regrette amèrement ce retour. Non seulement il ne chasse plus, mais, à la fin de la nouvelle, qui est la dernière du recueil, il se détache de ses activités de conservation : il complète les dernières démarches en vue de la publication d’un livre sur l’histoire du village, et, surtout, il se met en route pour la décharge après avoir emballé dans des sacs à ordures les traces de sa vie conjugale (oreillers, literie), de même que son équipement de chasseur. Fin, ici aussi, de l’adhésion aux valeurs du village, et suppression des traces qui en matérialisaient la filiation.

Plusieurs des tensions animant la vie des personnages du village de La héronnière se trouvent condensées dans cette dernière nouvelle, où ledit village est relégué — finalement — à son destin livresque, à ce qui peut être dit de son passé, comme en témoigne la fin des efforts d’un de ses membres qui se détache de sa responsabilité d’en préserver les valeurs et le discours : « Ça me fait honte, moi aussi, je m’étais enfermé dans cet univers », avoue le veuf (H, 104). Qu’il s’agisse d’un homme, d’un fervent chasseur revenu au village, n’est pas anodin : le lieu est hostile à toute transformation, et cet immobilisme définit sa raison d’être. Un village enfermé dans un livre historique. Toute perturbation, dans ce contexte, est perçue comme une menace supplémentaire à la survie même de la communauté, laquelle subit pourtant des pressions qui ne sont pas directement liées aux personnages « étrangers ». Ces personnes venues d’ailleurs — et dont la présence est perçue comme un signe de la déperdition en raison notamment de leur lien avec l’extérieur — réaniment au contraire le village : estivants urbains, organisateurs de festivals, retraités de la ville, chasseurs, ornithologues voudraient raviver, en le renouvelant, le récit du village.

S’ARRACHER AU DISCOURS DE LA MÈRE : LA SOEUR DE JUDITH

Dans le roman La soeur de Judith, la narratrice adolescente raconte, au fil des jours qui passent, l’été qui marque son passage de l’école primaire (dirigée par le clergé) à la polyvalente (conçue par l’État), au milieu des années 1960, à Chicoutimi. Cette fois, la perturbation sera celle des discours. En effet, tout le roman s’affaire à détailler le discours de la mère, qui se confond avec le milieu : le quartier de la rue Mésy, les bouleversements qui entourent ce qui deviendra la Révolution tranquille, mais aussi le passage à une certaine autonomie discursive. La jeune narratrice, grâce aux livres et aux épisodes de solitude qui occupent ses petits boulots de gardiennage, est en train de développer sa vision du monde, ses aspirations ; elle va se détacher peu à peu de la perspective du quartier[9], de la maison, de sa meilleure amie Judith, bref, de toutes ces paroles que l’on pourrait rassembler en un incessant commérage, véritable mécanisme de surveillance et de distribution des valeurs. Pour le dire comme Martine-Emmanuelle Lapointe, la narratrice choisit « l’autre culture, celle dont il est rarement question sur la rue Mésy[10] ». Ce discours nous parvient à travers un filtre teinté de superstition tragique qui n’est pas sans rappeler la rumeur traversant La héronnière, et qui se retrouve aussi dans Chemin Saint-Paul et L’habitude des bêtes.

La mère de la narratrice est une bombe dont on ne peut parler dans la maison de la rue Mésy. Ce silence autour d’un être qui parle beaucoup est justifié par un devoir de résignation hérité de génération en génération :

Si je rouspète, mon père dit qu’ils sont comme ça, qu’on doit l’accepter et que pour ma mère, sa mère c’est sa mère et qu’on ne doit pas parler parce que cela lui fait plus de peine encore. D’ailleurs, je ne parlerais jamais devant ma mère, je ne suis pas folle, je sais bien qu’elle exploserait.

SJ, 33-34

Les risques d’explosion sont d’autant plus grands qu’à la peur s’ajoute la honte, qui à son tour est nourrie par la rumeur. La narratrice, à maintes reprises, parle de sa honte : à propos de l’état de propreté de leur maison (« je sais que les gens parlent dans le quartier et ça me fait honte » [SJ, 29]) ; au sujet de ce qu’on dit sur sa mère (« Je sais que, lorsque je verrai Martial Turcotte, il va se faire un plaisir de me rapporter ce qu’il a entendu au sujet de ma mère et que je vais avoir honte. » [SJ, 37]). Tournée contre elle-même, la rumeur multiplie les échos de la honte dans cette formule répétée sur divers tons concernant ce qui doit demeurer secret et qui cristallise le pouvoir du savoir et de la parole : « toute la rue le sait ». À cela, on n’échappe pas.

Un événement majeur de cet été-là illustre ce rapport à la parole obsédant : la mort de monsieur Soucy, un voisin de la narratrice. « Toute la rue le sait mais personne n’en parle », affirme cette dernière au sujet de la rumeur qui veut que monsieur Soucy batte sa femme et ses enfants (SJ, 79). La mère de la narratrice, qui détient encore l’autorité sur les histoires et, partant, sur la morale du quartier, distribue les jugements :

Pour une fois, ce [que Pat Soucy, le fils des voisins,] raconte a l’air vrai. Même ma mère l’écoute avec attention. Elle lui dit que dix-neuf ans, c’est trop jeune pour se marier. Il répond que non et que de toute façon lui et sa blonde Nathalie sont prêts. Sa blonde vient d’un village où, selon ma mère, toutes les filles sont enceintes avant leur mariage. Une fois Pat Soucy parti, ma mère a encore explosé, mais cette fois contre Nathalie. Une tête de linotte, s’embarquer dans la vie avec Pat Soucy à dix-sept ans. Encore une autre qui allait se marier enceinte. Je n’ai pas écouté le reste, je le savais par coeur.

SJ, 66

Jugements sans appel, hyperboliques, totalitaires, et prévisibles : voilà comment la mère traduit les événements. Quand on retrouve le père Soucy dans sa voiture, au fond de la rivière, le savoir de la mère est encore une fois transmis, catégorique : « Ma mère répète que, si tu tombes dans l’eau du Saguenay, tu meurs de froid. Avant de te noyer, ton coeur arrête. Je me demande si Pat Soucy va se marier quand même. Je me dis que c’est certain que tout le monde va parler de cela. » (SJ, 84) L’épisode se termine par les funérailles, qui ont lieu non pas à Chicoutimi, mais au Nouveau-Brunswick, d’où est originaire le défunt. À travers le récit de la jeune narratrice, le discours de la mère se mêle progressivement à celui de toute la ville, dont la soif d’information ne ménage ni les extrêmes ni les absolus, ce en quoi l’événement rejoint le piège tragique de la rumeur qui sévissait aussi dans le village de La héronnière :

À Chicoutimi, tout le monde serait allé [au salon funéraire ou à l’enterrement] juste pour sentir et, en plus, le curé se serait permis des commentaires comme il le fait tout le temps. Ma mère trouve qu’il ne se mêle pas de ses affaires. Martial Turcotte a raconté à tout le monde que le bonhomme Soucy ne serait pas enterré dans le cimetière mais à côté de la clôture parce que l’Église refuse d’enterrer les suicidés. Martial Turcotte parlait encore à travers son chapeau et c’est vrai que c’était comme ça dans l’ancien temps, mais plus maintenant. Il a aussi rapporté d’autres choses que je n’ai pas répétées à ma mère. J’étais trop mal à l’aise. Selon lui, le bonhomme Soucy faisait embarquer des pouceux et essayait de les tripoter. Il se serait suicidé parce que la police l’avait pris sur le fait. Je ne sais pas où il a pris cette histoire mais Judith a dit que tout le monde savait cela depuis longtemps.

SJ, 85 ; je souligne

L’autre épisode marquant de cet été, et qui mobilise toute une machine à qu’en-dira-t-on, c’est le destin de Claire, soeur aînée de Judith, défigurée après un accident de la route causé par le fils d’un médecin, que tout le monde voyait comme son futur époux et comme une belle occasion pour elle d’échapper à la rue Mésy. Cette perturbation climacique, qui donne son titre au roman, a des répercussions sur tous les plans, comme le souligne la narratrice : « Depuis l’accident de Claire, tout a changé. Même avec Judith qui est ma meilleure amie depuis toujours, ce n’est plus pareil. » (SJ, 91) Claire, au lieu de s’extraire de la rue Mésy grâce à un mariage avantageux, quitte plutôt la maison familiale au bras d’un homme marié bien plus vieux qu’elle pour aller vivre « à loyer », une information qui circule d’autant plus vite qu’elle signale une tentative d’échapper aux normes. La mère de la narratrice, comme à son habitude, maîtrise toujours le savoir :

Ma mère a raccroché. Elle m’a demandé : « Le grand Gilles Dufresne sort avec Claire Lavallée ? » Je ne comprenais pas comment elle pouvait toujours tout savoir. Même Judith ne le savait pas. J’ai répondu qu’ils étaient amis. Ma mère a dit que toute la ville le savait. C’est en tout cas ce que lui avait appris Lucienne.

SJ, 155 ; je souligne

Le roman se clôt sur la transformation qui s’offre à la narratrice : elle se désintéresse des rumeurs prévisibles du quartier et elle occupe son esprit inquiet avec le latin, les mots qui promettent l’émancipation. En témoignent les dernières phrases du roman : « En marchant, Judith m’a décrit le nouveau logement de Claire et comment elle l’avait bien décoré. Ça ne m’intéressait pas. J’avais trop peur pour mon examen de latin et je repassais mes mots dans ma tête. » (SJ, 169) S’annonce, dans La soeur de Judith, un détachement des paroles de la mère, des paroles de Judith et de ses soeurs, et des rumeurs de la rue Mésy. Une prise de possession du langage va se déployer plus clairement encore dans le récit Chemin Saint-Paul, qui interroge précisément l’exil du monde de la mère.

LA GÉOGRAPHIE HUMAINE DU TRAUMATISME : CHEMIN SAINT-PAUL

Ce qui transpire à mots couverts de Chemin Saint-Paul, c’est en particulier ce qui ne se raconte pas, ce qui est tu, honteux, et à quoi échappe la narratrice, une écrivaine[11]. On y trouve encore plus clairement énoncées les valeurs d’une classe ouvrière catholique, bigote, superstitieuse, rurale, marquée par les traumatismes de l’alcoolisme, de la violence familiale, de la maladie mentale, de la peur et de la honte. La mère vieillissante et l’agonie du père suscitent le retour sur ce legs qui oscille entre colère et silence, entre folie et résignation. L’Alzheimer de la mère et le cancer du père rendent nécessaire un positionnement qui ne peut pas, cette fois, être une simple fuite, un refus : la narratrice pourra identifier les raisons qui l’ont amenée à l’écriture, comme si la résolution de la tragédie ne pouvait se réaliser que sur un autre terrain que celui de la crise. La perturbation est d’abord visible dans l’étrangeté qui marque le rapport au monde. La narratrice constate peu à peu, en lisant le décor, l’étendue des changements qui se sont produits chez sa mère vieillissante et malade :

Ma mère n’était pas dans sa chambre. Je l’ai cherchée dans la salle commune et sur le balcon grillagé mais elle ne s’y trouvait pas. Je suis revenue sur mes pas et j’ai interrogé l’infirmier qui passait dans le corridor. Elle était aux douches, au bout du couloir. Je l’ai suivi et il m’a ouvert la porte. J’ai appelé ma mère. C’était étonnant, sur les étagères tout était identifié : serviettes, savons, crèmes. C’était comme si les fous ne savaient plus reconnaître les objets.

CSP, 10

Cette transformation « étonnante » observée chez l’autre amène la narratrice à faire sur elle-même un constat important, exprimé lui aussi selon le registre de la surprise et de la fascination : cet événement était imprévisible, incompatible avec le récit du passé. Sa mère n’est pas où elle l’attendait :

Ma mère, durant cette année, était passée de la vieillesse à ce qu’on appelle le grand âge. Ses seins pendaient sur son ventre et la peau de son corps s’étendait autour d’elle, en vagues. J’étais fascinée. Il n’y avait pas que son corps qui avait changé. Quelque chose lui manquait, quelque chose dans son regard. La rage l’avait désertée. Les yeux de ma mère étaient vides. Et j’ai su, dans cette salle de douches d’un département de psychiatrie d’un hôpital de Québec, que j’en avais fini avec la peur.

CSP, 10-11

Contrairement aux personnages de la mère et de la fille de La soeur de Judith, constamment préoccupées par les apparences et la médisance, par ce que les autres vont dire, la mère âgée ici « n’a pas conscience de l’existence des autres. Elle ne dit pas bonjour, elle ne se plie pas aux règles auxquelles la plupart des gens se soumettent » (CSP, 11). « Je l’ai rarement vue si pacifiée », dit la narratrice (CSP, 12). Cette paix est vite lue comme une impassibilité : « C’était exactement comme s’il n’y avait eu personne pour lui rendre visite. » (CSP, 12) Quand elle quitte sa mère après cette première visite en un an, c’est le silence et l’indifférence qui l’emportent : « J’ai dit “À demain” et elle ne s’est pas retournée. » (CSP, 14) Le contraste avec la vie passée de la mère et de la fille se dessine plus clairement lorsque la narratrice cherche à faire comprendre, en l’écrivant, l’étendue de son étonnement, voire l’émerveillement qui naît du contraste entre cette paix (« pacifiée ») qu’elle envie aux passagers de « l’autobus de la résignation » (CSP, 15) et un caractère jadis « explosif », pour reprendre les mots de la narratrice de La soeur de Judith : « Je savais que la folie avait une histoire. Celle de ma mère en avait une. L’histoire de la folie de ma mère commençait dans un monde sauvage, un monde dont elle parlait rarement. Elle n’avait pas les mots. Elle n’avait que la violence. » (CSP, 15) Cette femme âgée et malade est radicalement autre, mais elle conserve, ne serait-ce qu’aux yeux de sa fille, les traces du passé :

La femme qui parle avec la psychiatre n’est pas ma mère. Ce ton posé, cette soumission, cette absence de violence. Je suis étonnée. Je n’arrive pas à croire que ce sont les médicaments. Je la connais. Elle joue. Si elle avait pu, si elle avait eu assez d’argent, elle serait partie sur-le-champ. Elle me l’a dit hier, et pour un instant, j’ai vu une lueur de violence dans ses yeux.

CSP, 25

Le corps discursif de la mère, imperméable aux forces extérieures, et aidé en cela par la médication, est en exil de lui-même.

Le contact avec une autre patiente de l’unité de psychiatrie permet à la narratrice de formuler plus clairement les vertus prophylactiques de l’émigration. Alors qu’elle discute avec une soignante de l’hôpital, elle associe clairement le déplacement géographique et le déplacement discursif : « [J]e lui dis une phrase étonnante, une phrase qui m’échappe : “Il faudrait la sortir de Sept-Îles.” Contre la folie, je ne crois qu’à l’exil. » (CSP, 54) Si la narratrice-écrivaine est parvenue à s’éloigner géographiquement du monde discursif de la mère, cette dernière aurait-elle pu elle aussi s’en exiler[12] ? Le roman La soeur de Judith se termine sur une note qui paraît mettre fin au règne du discours de la mère et de la rue Mésy, ce qui permet à la narratrice adolescente d’amorcer son exil grâce au langage. Cette émancipation discrète et presque sans rupture nette, il semble que les mots et les livres, l’accès au discours de l’Autre, se soient affirmés très fortement chez la narratrice adulte de Chemin Saint-Paul. L’écrivaine utilise une analogie très claire à ce sujet en associant l’exil au langage, et le langage au traumatisme :

Pendant des années, dans les pièces aux lumières tamisées, j’ai mis des mots sur la folie de ma mère, des mots sur sa maladie, des mots qui, peu à peu, ont fini par me pacifier. Et il y a eu les livres, ceux que je lisais et ceux que j’écrivais. Mais chaque mot, chaque livre m’éloignait de la maison en bardeaux, de ma mère, de ses crises de colère, des injures, de sa jalousie. Les mots m’éloignaient de ma peine et de ma honte. Les mots consolidaient chaque jour mon exil. Je n’avais pas imaginé que je devrais revenir, que la mort et l’âge me feraient revenir, que sa folie me ferait revenir et qu’encore une fois, il faudrait des mots et qu’encore une fois, il me faudrait affronter ceux de la maison en bardeaux.

CSP, 56-57 ; je souligne

Cet univers discursif de la mère était caractérisé, dans La soeur de Judith, par la rumeur, la médisance, le fatalisme, le tragique et la superstition. Le passé de la mère, auquel retourne la narratrice de Chemin Saint-Paul, est lui aussi riche en histoires de cette eau : le chien borgne, les enfants morts, les suicidés, etc. ; « Dans le monde de ma mère, les animaux se vengent, les familles subissent des malédictions sur sept générations et la faute des pères doit être expiée par les fils. » (CSP, 59) Ce monde à part sert encore une fois à qualifier un territoire étranger — que la fille aurait fui et que la mère, apaisée par la médication, aurait pu fuir elle aussi. Ce n’est plus une perturbation, c’est un traumatisme, et la force du discours de la mère réside dans la gravité de ce traumatisme qui nourrit les explosions, les colères, les commérages et les imprécations dans un monde « aux lumières tamisées », euphémisme par lequel tant la narratrice de La soeur de Judith que celle de Chemin Saint-Paul décrivent l’espace pacifié nécessaire à calmer les débordements de la mère. Dans ce registre des histoires tues, on compte le récit de l’accident qui a coûté son oeil au « frère borgne de [l]a mère » (CSP, 72) :

[C]’était de l’ordre d’un cataclysme. C’était pire que la noyade d’Edmond, pire que n’importe quel malheur qui pouvait s’abattre sur une famille. Mon oncle ne serait jamais un homme comme les autres. […] Dans les pièces aux lumières tamisées, cet enfant revenait sans cesse. Le chien borgne, l’enfant borgne, le mauvais sort, une conception du monde archaïque.

CSP, 72-73

La narratrice se souvient du moment où elle s’est séparée de ce monde, séparation qui est décrite comme un déplacement d’une maison à une autre, émigration qui avait aussi été celle de la mère lors de son mariage. C’était son espoir : en sortir. Choisir son « côté » — le côté du chemin Saint-Paul ou celui de la maison en bardeaux, allusion aux fractures sociales décrites par Marcel Proust — permet de projeter son appartenance à un monde ou à un autre :

J’ai dix ans, mais je sais que c’est une décision fondamentale. La décision la plus importante de ma vie. Je ne serais jamais comme eux, jamais comme ceux de la maison en bardeaux. Je serais du côté de ceux du chemin Saint-Paul, de Connie Francis et des pas de la bossanova que l’on apprend en buvant de grands verres de liqueur aux fraises. Je m’y suis tenue.

CSP, 74 ; je souligne

Il faut noter aussi le refus d’un héritage. Ce choix constitue une rupture, un déplacement tout à fait comparable à la migration des femmes de La héronnière. Au lieu de se soumettre à un héritage « empoisonné », on en choisit un autre — où l’on aperçoit la joie des symboles et d’un certain exotisme. La rupture avait déjà eu lieu, et le récit vise moins à en justifier l’intensité qu’à comprendre comment l’oubli causé par l’Alzheimer, cette « pacification » observée, permet à la mère vieillissante de s’exiler.

« MON PÈRE, LUI, AVAIT CHOISI LE SILENCE CONTRE LA FOLIE DE MA MÈRE. » (CSP, 21)

« Pendant des mois, j’ai attendu la mort. » (CSP, 15) C’est durant cette même période que la narratrice tente de saisir le mutisme, la résignation de son père et la violence folle de sa mère. Le récit des traumatismes de l’enfance, même parcellaire, lui permet sinon d’appréhender les causes exactes des dysfonctionnements de sa famille — « Je suis restée à jamais l’enfant difficile » (CSP, 38) —, du moins d’activer une compassion — pour elle, pour lui, et pour soi. L’agonie du père rappelle à la narratrice sa propre émigration, à la fois sociale (« un monde de mots ») et géographique (du Saguenay à Montréal). Le rapprochement forcé par cette agonie ramène la narratrice à la violence de la mère. C’est cette perturbation au sein de son propre exil qui lui permet de faire ce constat :

Je savais que je ne pleurais pas sur la mort de mon père, je pleurais parce que j’avais l’impression d’être arrachée à ma vie et le contact quotidien avec ma mère me ramenait en arrière. Le monde que j’habitais était un monde de mots. Il y avait longtemps que j’avais émigré de ma famille et c’était exactement comme immigrer dans un autre pays. J’étais devenue une étrangère.

CSP, 21 ; je souligne

La résignation, qui ressemble à du déni, est peut-être aussi une damnation : « Je me dis qu’il serait plus simple d’adhérer à l’histoire officielle, et c’est ce que je fais. Dans ma famille, j’acquiesce. […] Mais je porte cette histoire, comme mes frères, mes soeurs, mes cousins, mes cousines et leurs enfants. Damnés pour combien de générations ? » (CSP, 41 ; je souligne) La résignation de la mère à son propre malaise se normalise, comme la violence de ses réactions, comme le silence qui les entoure. Cela devient son identité. On comprend alors, à travers les bribes de l’histoire de la mère, qu’elle « vivait la maternité comme une agression », peut-être comme la grand-mère de la maison de bardeaux[13] (CSP, 49) :

Après sa première nuit de noces, après la réalité de la sexualité, elle a voulu que mon père la conduise au couvent. Elle racontait cette anecdote, comme ça, comme si c’était normal. Petite, ça me rendait mal à l’aise. Et, même maintenant, en l’écrivant, un inconfort physique, diffus, une sorte de honte. Ma mère n’avait aucune conscience des limites, du territoire.
J’ai été forcée à l’exil.

CSP, 42

Cette analogie entre la migration et les conflits territoriaux renvoie à l’essence des cohabitations forcées durant la période que raconte le récit. La narratrice cohabite d’une part avec le père aux soins palliatifs (dans « la chambre bleue »), un territoire duquel la mère est exclue ; un terrain d’entente et de confort père-fille meublé de silence. Elle cohabite d’autre part de manière forcée avec la mère lors des visites à l’unité psychiatrique (dans « la chambre blanche »).

Semblable à la mère de la narratrice de La soeur de Judith — « Sa folie débordait » (CSP, 104) —, la mère de Chemin Saint-Paul « explose » elle aussi. Les reproches faits à sa fille la consacrent « étrangère », tels les étrangers de La héronnière ou encore, nous l’avons vu en introduction, ceux qui n’appartiendront jamais au village de L’habitude des bêtes :

De temps en temps, surtout lorsqu’il y avait du monde, elle explosait dans des colères inexplicables. Elle réglait le sort du monde, pestait contre la société actuelle, contre l’ignorance. Tout y passait et, les rares fois où je leur ai rendu visite durant cette période, ce n’était pas long avant qu’elle s’en prenne à moi. C’était invariablement les mêmes reproches : je vivais hors du monde, je n’étais pas dans la réalité. J’avais toujours été ainsi. Je les visitais le moins possible.

CSP, 51-52

S’il est à mots couverts tendu par une filiation à laquelle la mère n’a pu échapper complètement, le récit de Chemin Saint-Paul comporte aussi une dimension sociologique importante. En effet, il souligne qu’il n’est pas aisé de sortir de son rang, comme le montre la narratrice quand elle raconte le déménagement de ses parents du Saguenay à la capitale nationale, « près du parc des Braves dans une résidence considérée comme haut de gamme » (CSP, 75) :

Tout de suite, elle et mon père avaient été rejetés. Elle surtout, j’imagine. C’était un repaire de vieilles snobs, veuves de médecins et d’avocats de la Haute-Ville, toutes allergiques à quiconque n’était pas de leur classe.

CSP, 75

La narratrice explique ensuite le silence de son père par le contexte social et religieux de son époque, c’est-à-dire ce qu’elle nomme la « Grande Noirceur », un silence des milieux « pauvres, où la soumission et l’obéissance sont des valeurs fondamentales » (CSP, 81). Elle l’interprète aussi comme la conséquence de la vie des chantiers forestiers « en haut », faite, pour les hommes, d’une sexualité et de croyances innommables au retour : « Ces hommes se sont tus./Ces hommes, mes oncles, mon père, timides, pauvres, impuissants et enfermés dans le silence. » (CSP, 82) Il s’agit là encore d’une soumission aux possibilités discursives du lieu, mais cette fois le lieu est plus clairement décrit comme un milieu, c’est-à-dire qu’il n’est pas essentiellement géographique : il est surtout sociologique et psychologique.

Au gré de ces oppositions entre la parole (surabondante, commère, méfiante) et le silence (honteux, obéissant), la narratrice dessine un art poétique qui se détache de la personnalité distincte de ses parents — l’une hurle ; l’autre se tait — pour rechercher plutôt ce qui motive leurs comportements : des traumatismes d’enfance liés assez clairement à une lourde chape morale et superstitieuse, jointe à une précarité matérielle et sociale particulièrement rude. « La résignation, c’est aussi une habitude de pauvres. » (CSP, 92) La narratrice interprète les traces de cette humilité sur des photos de famille : « [D]u côté de la famille de mon père, des gens timides qui baissent la tête devant la caméra et une sorte de retenue. La retenue des pauvres[14]. » (CSP, 101) Le récit se clôt sur une énumération condensée de ce que la mère porte en elle et qui ne disparaîtra qu’à travers l’oubli : des traumatismes, des tristesses et des deuils liés à la fois à son origine, à son genre et à son époque. La narratrice conclut : « Hantée par cette tragédie, je suis devenue écrivaine. » (CSP, 110) Écrire contre le silence du père[15], écrire contre l’oubli de la mère, dans un désir de réparation, avec compassion aussi, c’est écrire pour changer ce qui ne pouvait l’être sans avoir soi-même accès à une parole libérée. C’est s’offrir la possibilité d’échapper à la géographie humaine du traumatisme[16].

MOURIR TRANQUILLE : L’HABITUDE DES BÊTES

L’habitude des bêtes est un bref roman qui, de manière assez flagrante quand on le compare aux oeuvres dont il a été question jusqu’ici, présente une forme d’apaisement, c’est-à-dire que les tiraillements qui nourrissent ses conflits cèdent la place à une certaine sérénité. Pourtant, cet apaisement survient lui aussi au seuil de multiples perturbations. Le roman s’articule autour de la mort du chien du docteur Lévesque, le narrateur, dentiste retraité « ayant mal vécu, mais qui s’efforce de bien mourir[17] », pilote de brousse divorcé installé dans son chalet au bord d’une zec, où les chasseurs locaux, soutenus par « les Boileau », s’apprêtent à mener une battue : les loups menacent leur chasse à l’orignal. Actes menaçants, rumeurs à l’épicerie, affrontements entre générations, entre classes sociales, entre locaux ruraux et villégiateurs, entre éthiques urbaine et rurale : tout cela se trouvait déjà dans l’atmosphère étouffante de La héronnière. Au coeur de cette micro-intrigue de région, on repère une perturbation dans l’écologie du village : Patrice, le jeune garde-chasse dont le père, qui exerçait le même métier, avait jadis dû s’exiler à Québec pour éviter les représailles des braconniers, entend à son tour faire respecter le paradigme de conservation des ressources appris en ville (à l’université, à Québec). Pour les villageois, dont Mina, la gardienne de la zec retraitée et retranchée dans son chalet depuis une dizaine d’années, on ne devrait pas s’interposer, on devrait laisser faire : « La chasse, ça rend le monde complètement fou. Y a rien à faire. Ç’a toujours été de même. Y a juste Patrice pis sa gang qui pensent que ça peut changer. Je sais pas ce qu’ils leur apprennent à l’école. » (HB, 83) L’identité des chasseurs, au village, est étroitement associée à « leur territoire » (HB, 47, 71, 124), à la montagne sur laquelle le clan de Stan Boileau, l’un des chasseurs, « sûr de lui [et] de son droit » (HB, 86), fait régner une atmosphère de peur qu’il semble impossible de calmer. Le droit de vie et de mort sur les bêtes, longtemps indiscutable, fixé, hérité, est contesté par un discours venant de l’extérieur de ces lieux. « Ils ont toujours été la terreur du village, mais la montagne ne leur appartient pas » (HB, 87), affirme Patrice ; d’ailleurs, lui aussi « connaissait bien la montagne. Pendant des années, chaque été, son oncle Rémi l’avait traîné partout. Il connaissait les sentiers, les petits chemins, le réseau de rivières, les raccourcis. Il allait suivre les Boileau à la trace » (HB, 88). Cette transmission avunculaire est un miroir de celle qui est racontée dans La héronnière : le neveu commettait un crime « passionnel » dans le but de conserver la configuration du village ; par son geste, il supprimait arbitrairement ce qu’il estimait être une menace extérieure, mais forçait du même coup son propre exil à Québec. Le neveu de L’habitude des bêtes revient de Québec, il empêche le crime de se dérouler ; son action collective et légale vise à modifier la dynamique du village, à neutraliser une activité nuisible qui vient de l’intérieur et du passé du village ; et cette action est rendue possible par un savoir et une passion qui lui ont été transmis par le lieu et ses usagers.

L’habitude des bêtes, en parallèle à ces tractations de village, raconte aussi la trajectoire de Carole, la fille du docteur Lévesque. Celle-ci reçoit un diagnostic tardif mais décisif de trouble de l’identité de genre, et elle entreprend, à trente-deux ans, une opération qui va la faire renaître, pour ainsi dire, « heureuse » (HB, 38), « joyeuse » (HB, 77), libérée des lourds cycles dépressifs qui la condamnaient à une vie d’itinérance. C’est d’ailleurs par le récit des étapes de cette renaissance que se clôt le roman : Dan, le chien qui avait marqué la vie du narrateur en lui apportant « la bonté » (HB, 13), a été enterré ; les braconniers ont été arrêtés, ce qui met fin à la crise des loups ; Mina, la gardienne respectée de la zec, s’éteint lentement dans son lit d’hôpital, et Carole s’envole vers Las Vegas pour voir son idole, Céline Dion. Le narrateur conclut, dernière phrase du livre : « J’allais mourir tranquille. » (HB, 164) La mort, dans L’habitude des bêtes, c’est autant la fin d’un monde que le début d’un autre, et, pour le narrateur, c’est la fin d’un cycle, le début d’une vie lente et sans tracas dans son chalet. Le lieu rural est marqué par l’espoir de voir se clore une ère de peur et de rumeurs entretenue par un petit groupe de chasseurs. Malgré l’incendie du poulailler de Patrice, interprété comme une vengeance du clan Boileau, le narrateur confirme cet espoir. Le changement est possible et désirable, même au village : « Pendant que Patrice me parlait, j’ai pensé qu’il allait gagner. Il allait gagner parce qu’il était jeune et que Stan Boileau était vieux. Et que les vieux perdent toujours. C’est dans l’ordre des choses. » (HB, 155) Au contraire de ce qui se passait dans les nouvelles de La héronnière, la mort et la rupture avec la soumission associée à l’esprit de conservation créent un apaisement dont les responsables sont, cette fois, de l’extérieur. Cette sortie du conservatisme et ces déplacements de l’extérieur vers l’intérieur pacifient le lieu régional, résultat qui aurait été impensable dans La héronnière, La soeur de Judith et même dans Chemin Saint-Paul. Cette fois, c’est la peur qu’on a supprimée du lieu. La perturbation a porté ses fruits, le cul-de-sac tragique — et xénophobe — de la régionalité a perdu sa valeur de refuge grâce à une modification de son écosystème qui, cette fois, accueille positivement le changement, la nouveauté, ce qui offre d’autres avenues que la soumission, le silence ou l’exil. Les migrations ville-région, loin d’être pensées comme des déracinements, produisent au contraire des héritages choisis hors des déterminismes qui les avaient conditionnés : le corps, le genre, les normes sociales, la hiérarchie des rapports intergénérationnels, etc. Le lieu, après avoir été condamné à la conservation par le discours — ou plutôt le silence et le mensonge —, trouve sa vitalité qui avait été bridée par la bigoterie et l’humiliation. Et le tragique ? Il s’est effacé, emportant avec lui ses crises aliénantes. Il a fait de la place.