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La pratique du roman [1] est un recueil de huit textes publié au Boréal sous la direction d’Isabelle Daunais et de François Ricard. Le projet, réalisé par l’équipe de recherche TSAR (Travaux sur les arts du roman) de l’Université McGill, vient, comme le disent ses auteurs, combler une lacune entre l’écriture romanesque et la critique au Québec : celle de la réflexion que les romanciers consacrent à leur propre oeuvre. Fruit d’une journée d’études consacrée à la pratique du roman tenue en mars 2011, le livre réunit les propos de Gilles Archambault, de Nadine Bismuth, de Trevor Ferguson, de Dominique Fortier, de Louis Hamelin, de Suzanne Jacob, de Robert Lalonde et de Monique LaRue.

Comme on pouvait s’y attendre, lorsqu’on lit les textes d’affilée, on éprouve un plaisir incomparable à retrouver d’emblée, dans chacun d’eux, le style et la thématique propres à son auteur. Ce plaisir vient de la reconnaissance, à chaque incipit, de cette « petite musique » des grands romanciers, qu’on connaît si bien pour avoir lu leurs ouvrages de fiction. Les concepteurs du projet ont donné des balises étroites et inhabituelles aux écrivains convoqués ; aussi ne s’étonne-t-on pas qu’ils s’écartent le plus souvent possible du discours métacritique qui leur est imposé en glissant, sans crier gare, vers la littérature.

Certains — c’est le cas de Louis Hamelin — mènent leur parcours explicatif en faisant alterner des mini-fictions de leur propre cru avec celles qu’ils empruntent à leurs écrivains favoris ; d’autres, comme Nadine Bismuth, brodent sur des bribes de leurs expériences de lecture et de traduction jusqu’à produire un récit qui couvre presque tout l’espace de leur contribution. Dans ce dernier cas — et en cherchant bien on en trouverait d’autres, peut-être moins voyants —, on observe un curieux va-et-vient entre le vécu, la fiction et la réflexion sur l’art. Censée produire un texte sur sa pratique du roman, Bismuth parle d’abord de son admiration pour Jonathan Franzen, de la traduction d’une de ses nouvelles et de ses tentatives de traductrice admirative pour faire publier cet opuscule dans un magazine québécois. Même sa conclusion est partiellement empruntée à Milan Kundera, ce qui contribue encore à masquer l’écrivaine. Faut-il cependant en conclure que la contribution de l’auteure de Scrapbook constitue un détour pour ne pas parler de sa propre vision de la pratique du roman [2] ? Oui et non. Oui, parce que Bismuth ne répond pas comme une universitaire. Non, parce que, justement, par le biais de ces réflexions au statut ontologique et générique flou, elle parle, en écrivain, de ce qu’elle entend comme pratique du roman (et de la nouvelle).

C’est que tous les romanciers invités oscillent entre la tentative de définir leur façon d’écrire et, de manière toute naturelle, celle de décrire leur propre vision de l’écriture romanesque, de ce que devrait être le produit final de celle-ci, le roman en tant que genre, fût-il écrit de manière on ne peut plus personnelle (ce qui est d’ailleurs la condition sine qua non de la création artistique). C’est une des multiples leçons que le lecteur peut tirer de la lecture de ce recueil. Tout comme Montaigne qui croyait que « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition [3] », les écrivains appelés à témoigner de leur praxis artistique confondent souvent leur conception du roman avec le genre lui-même. Cela ne veut point dire qu’ils ne se rendent pas compte de la richesse formelle, stylistique et thématique que sont susceptibles de contenir (et que contiennent) les réalisations de leurs confrères et consoeurs du présent et du passé, comme en témoigne l’« Addendum » que, à la suite d’une intervention survenue pendant le débat, Dominique Fortier se voit obligée d’ajouter à son texte primitif. Partisane de ce qu’elle appelle elle-même le « roman du dehors » (opposé au « roman du dedans » [10]), c’est-à-dire « d’abord oeuvre d’imagination » (11), Fortier proteste « contre une dictature du réel » (20 ; l’auteure souligne) qui serait le fait des extrémistes de l’autofiction, tout en se gardant bien de mettre dans un même sac « les honnêtes praticiens » (20).

Signe des temps : sauf erreur, tous les auteurs du livre déplorent la vision du roman et du romancier qu’ont les journalistes et le grand public. « Ce lecteur, que je ne cherche pas tellement à connaître, qu’il m’arrive même de fuir, je souhaite qu’il meuble à sa façon les silences voulus et insoupçonnés de mes livres. Que lui donnerait de me connaître autrement qu’en me lisant ? » (108), remarque ainsi Gilles Archambault. Tout en comprenant et en partageant l’agacement d’écrivains trop souvent soumis à des questions absurdes (auxquelles Archambault répond ici très clairement), il me semble que c’est là un des effets de la « vedettisation » déjà bien ancrée dans nos habitudes de citoyens-participants de la société-spectacle. D’une certaine manière, tous ces essais sont des plaidoyers en faveur de la littérature comme mode de communication spécifique, comme le dit Archambault en citant Georges Perros : « Écrire, c’est dire quelque chose à quelqu’un qui n’est pas là. Qui ne sera jamais là. Ou s’il s’y trouve, c’est que nous sommes déjà partis » (105).

De mon point de vue, ce recueil contient deux textes liminaires. Ce sont ceux de Dominique Fortier et de Monique LaRue. Cela dit, l’enthousiasme de la jeune romancière qui se place volontiers et explicitement sous les auspices de ce maître de l’imaginaire qu’est Jean Giono s’oppose nettement au projet de Monique LaRue d’abandonner la création romanesque. S’être libérée de l’influence néfaste de Roland Barthes et des autres thuriféraires de la Nouvelle Critique et du Nouveau Roman qui ont contribué à assassiner le roman français, avoir donné à la littérature québécoise La gloire de Cassiodore et L’oeil de Marquise pour finalement en arriver à une telle décision : voilà de quoi attrister profondément non seulement un passionné issu de la lointaine Pologne, mais aussi sans doute des milliers de lecteurs québécois. (Je n’ai pas pu m’empêcher d’écrire cette phrase terriblement égoïste ; et même si, objectivement, je respecte la décision de Monique LaRue, je ne regrette nullement l’avoir écrite. Je me rends compte que, ce faisant, je joins les rangs des « vedettisateurs » de la littérature, au moins en ce sens que, tel un partisan d’une équipe sportive qui s’excite à l’idée d’un match à venir, je revendique le droit à ce plaisir polymorphe et profond que donne la lecture d’un nouvel ouvrage de mon écrivain préféré. Au moins pourrai-je revenir de temps en temps à ses romans pour y découvrir les nouveaux aspects se dévoilant au lecteur qui s’est déplacé sur l’axe du temps.)

Les passionnés d’intertextualité trouveront dans le recueil des aveux explicites et implicites concernant la généalogie spirituelle des écrivains qui ont accepté la gageure de parler de leur pratique du roman. À titre d’exemple : en feuilletant le texte de Louis Hamelin, on repère les noms (et les oeuvres) de Maupassant, de Vargas Llosa, de Tournier, de Kundera, de Lowry, de Tolstoï, de Voltaire, de Richler, de Hemingway, de Camus, de Paula Fox, de Salinger, de DeLillo, de Gabrielle Roy, d’Hamelin lui-même (à propos de La constellation du Lynx et de La rage) et de Philip Roth.

Ce survol rapide ne permet pas de rendre compte de la richesse des témoignages réunis par Daunais et Ricard. Les contributions d’écrivains qui présentent en concentré l’état de conscience d’un échantillon représentatif des romanciers québécois d’aujourd’hui mériteraient une étude à part, sans que je sois sûr s’il conviendrait de la considérer comme une métacritique (si l’on envisage les essais du recueil comme des textes d’écrivains) ou bien comme une méta-métacritique (si l’on part de la supposition que le corpus se situe déjà au niveau critique, voire autocritique).

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Une coïncidence éditoriale — jointe à un choix délibéré — fait que le deuxième livre de cette chronique est Histoires littéraires des Canadiens au xviiie siècle [4] de Bernard Andrès. Dans ce qui suit, je m’efforcerai de montrer l’extrême contemporanéité de cet essai sur les premiers lettrés canadiens, essai qui n’a en fait rien à envier, côté actualité, au recueil que je viens de recenser.

L’argument de l’ouvrage de Bernard Andrès est la défense — copieusement illustrée — de ce qu’il appelle « l’hypothèse-Conquête » (46). Celle-ci consiste à mesurer l’importance des quatre premières décennies après la Conquête pour la constitution, d’abord, d’une conscience nationale des Canadiens en tant que non-Français et Américains, et pour l’apparition, ensuite, des lettres canadiennes, même en l’absence du cadre institutionnel — objection le plus souvent émise pour combattre la thèse soutenue par Andrès. Comme il le dit lui-même en répondant aux tenants de « l’hypothèse-Union », selon lesquels une littérature digne de ce nom n’apparaîtrait au Québec qu’après l’union du Haut et du Bas-Canada :

Mais si l’on adopte une conception plus souple de l’institutionnalisation du littéraire, une approche mettant l’accent sur le processus d’émergence plus que sur le produit, sur la constitution des lettres plus que sur la littérature instituée, on peut alors remonter jusqu’aux lendemains de la Conquête, avec l’émergence des premières imprimeries, des gazettes, des débats littéraires et philosophiques, des essais dramatiques, etc. La naissance des lettres se situe alors au xviiie siècle. Appelons cette option « l’hypothèse-Conquête ».

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Avant de passer à la revue, étonnamment riche en individus pittoresques, des protoscripteurs et de leurs protorécits, dans la deuxième partie de son livre intitulée « Le Canadien inventé », Andrès étudie les ancêtres des Québécois d’aujourd’hui tels qu’ils apparaissent dans les récits de voyageurs, et traque, à travers ces personnages mi-ethnographiques mi-littéraires, l’élaboration d’une canadianité discernable déjà à l’époque de la Nouvelle-France, même si ces « Créoles » ne sont pas encore conscients que la dérive du génotype français vers le phénotype canadien est bel et bien entamée.

C’est pourtant la période d’après la Conquête qui intéresse avant tout le chercheur. Il s’adonne à une recherche d’indices très subtils, mais néanmoins bien repérables, d’une « canadianisation », non seulement dans des ouvrages d’une littérarité variable, mais aussi dans des chansons, des rumeurs publiques, des requêtes, des pétitions, des discours, des articles de presse, etc., en quête du moment où le document d’un état d’esprit devient un fait protolittéraire. Sur le plan de la formation de l’esprit national, ces textes attestent ce qu’Andrès appelle la résilience de ces anciens sujets du roi de France qui, contraints de survivre et de se débrouiller dans une situation totalement nouvelle, sans aucune armature institutionnelle, dans un milieu inconnu et souvent hostile, ont réussi à perdurer tout en prenant conscience de leur appartenance à un peuple différent tant de leurs maîtres d’hier que de leurs envahisseurs directs (les Anglais) et de leurs « libérateurs » du Sud.

Au lieu de restituer maladroitement la galerie de personnages hauts en couleur qu’Andrès présente avec brio, je préfère me concentrer sur deux de ses arguments stratégiques. Le premier est que la période allant de la Conquête et de la Cession de la Nouvelle-France au seuil du xixe siècle, décisive pour la formation de l’esprit d’appartenance à un groupe national distinct, apparaît à l’étude fort marquée par des tendances « voltairiennes » et « maçonniques », ce qui inscrit les quarante années suivant la Conquête dans le prolongement des idées des Lumières. Bien que l’on connaisse la suite de l’histoire du Québec, avec sa dominante réactionnaire et ultramontaine, avec la création, pour plus de cent ans, de ce qu’on ne saurait appeler autrement qu’un « ghetto théocratique », on chercherait en vain dans ces quatre décennies des signes annonciateurs de la puissance du clergé et de l’idéologie catholique. Comme on le sait, la victoire de la réaction n’a été possible qu’après l’écrasement des insurgés de 1837-1838. C’est ici que j’arrive au deuxième argument d’Andrès, que celui-ci expose à la toute fin du livre en ramassant et en faisant résonner plus fort les conclusions partielles qui balisent le livre, avec le souci d’« indiquer d’où il parle comme littéraire dans cette histoire (ou ces histoires) du Canadien » (239 ; je souligne).

Tout d’abord, Andrès rêve que les Québécois se défassent de la rancune, de la honte et du sentiment de deuil avec lesquels ils ont l’habitude d’appréhender leur passé. Il souhaite voir se déployer tranquillement l’histoire telle qu’elle fut, sans chercher à se culpabiliser des échecs des ancêtres ni d’ailleurs recourir à une survalorisation outrancière et consolatrice de certaines époques. La lecture de son livre ne sert-elle pas à montrer que les descendants de ces premiers Canadiens n’ont pas à avoir honte de leurs prédécesseurs, même s’il paraît vain de chercher parmi ces protoscripteurs des génies universels et des héros statufiables ? Ensuite, et c’est ici que le diagnostic d’Andrès quant au caractère généralement « progressiste » des premiers littéraires canadiens rejoint ce qu’il pense de la situation actuelle au Québec : « Aujourd’hui même, le combat contre les intégrismes de tous bords peut se nourrir des principes mis de l’avant par les Philosophes comme par les lettrés canadiens de l’époque […] » (239), surtout lorsqu’on considère, comme Tzvetan Todorov, que « les Lumières ne peuvent pas “passer”, car elles sont venues à désigner non plus une doctrine historiquement située, mais une attitude à l’égard du monde » (cité par Andrès, 239).

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Y a-t-il un point commun entre ces deux ouvrages, l’un traitant des protoscripteurs proto-Canadiens et l’autre présentant les réflexions d’écrivains de l’extrême contemporain issus de ce même peuple qui s’appelle maintenant les Québécois ? Je suis obligé d’avouer qu’aucune analogie n’est venue hanter ma cervelle décidément trop anticomparatiste, antihégélienne et antiésotérique — sauf qu’il s’agit là, sans aucun doute, d’un exemple assez rare où deux extrémités historiques sont juxtaposées pour satisfaire à la règle de la « bitextualité » et pour prouver que, sans forcément sombrer dans la schizophrénie, un universitaire peut se passionner pour la réflexion des romanciers contemporains sur leur art et admirer l’ouvrage d’un historien de la littérature qui se révèle être voltairien sous plus d’un rapport, y compris dans son engagement citoyen. Ne cherchez donc pas d’analogies entre ces deux ouvrages ! Lisez d’abord l’un et ensuite l’autre ; je vous garantis un haut niveau de réflexion et, en prime, le plaisir exquis des styles, celui de l’historien de la littérature n’ayant rien à envier à ceux (tout aussi sublimes !) des romanciers.