ChroniquesPoésie

Le doute d’exister[Notice]

  • Denise Brassard

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  • Denise Brassard
    Université du Québec à Montréal

En ces temps où les motifs de désolation ne manquent pas et où les actes de violence abondent, d’aucuns persistent à voir dans la poésie un moyen, sinon de réenchanter le monde, du moins de le rendre un peu plus habitable. Mais qu’en est-il lorsque le monde s’obstine à oblitérer le sens qu’on tâche d’y lire et d’y inscrire, au point qu’on se met à douter de sa propre existence ? La mort serait-elle alors le seul ancrage que puisse trouver le poème ? Et je ne parle pas ici de la perte d’un proche, traitée le plus souvent sur le mode de la tristesse, de l’accueil ou de l’apaisement, mais du meurtre, de la mort violente qu’on inflige ou qu’on subit. Les héritiers de Lautréamont ne sont pas légion. Ce n’est certainement pas par hasard que ce sont les surréalistes qui l’ont réactualisé, et que son oeuvre, pourtant emblématique de la modernité, est si peu enseignée encore aujourd’hui. Maurice Blanchot, qui a lui-même échappé de justesse à une mort violente, disait de l’écrivain qu’il entretient un rapport privilégié à la mort. Devisant sur « l’inconvénient d’être né », Cioran affirmait pour sa part l’existence d’une connaissance posthume, laquelle pourrait éclairer le fantasme de mort qu’on trouve dans les derniers recueils de Carole David et de Joël Pourbaix : « Je viens de t’abattre à la sortie du motel./Tu es demeuré vivant, mais vieilli. » (11) C’est sur ces vers que s’ouvre L’année de ma disparition. D’emblée, le ton de la violence indifférente est donné, le décor planté. Comme souvent chez Carole David, les icônes de l’américanité sont omniprésentes. Dès le premier poème, on se croirait dans un film américain : « les chips, la carte routière, les aires de repos », « une carcasse d’auto », « du sable », « [l]e pompiste », « tout y [est] » (11). Les fréquentes références au cinéma et à la photographie ne révèlent pas simplement une posture esthétique ; elles structurent l’ensemble du recueil, dont l’enjeu consiste à retourner le décor, les images contre eux-mêmes. Cette mort avérée, obligée, qui n’a d’autre effet sur la victime que de la laisser vieillie, se présente comme une épreuve de réalité. Que reste-t-il en effet à celle qu’on semble avoir déjà tuée et qui erre dans le doute de sa propre existence, sinon que d’infliger la mort en retour, comme une enfant qui arracherait les pattes d’une araignée pour tester les limites du réel, les frontières de la vie ? La mort de cet homme à qui la narratrice s’adresse provoque un déferlement de la mémoire. Des visages, des scènes défilent devant ses yeux, comme sortis d’un album de famille. Chaque cliché tend sa (sur)face comme un miroir, un objet d’identification, un lieu de transformation. Mais entre la photo d’un garçon avec son fusil et une chanson de Noël de Bing Crosby, soudain la terreur surgit : Ces métamorphoses, ces réincarnations, cette confusion identitaire que les photos favorisent sont autant de moyens de fuir, d’échapper à ses assaillants. Une confusion semblable s’empare des lieux. Ainsi, l’Amérique du cinéma se mêle à l’Est de Montréal, pour lequel la narratrice dit entretenir une dévotion, jusqu’aux marges de la ville, qu’on imagine se déployer jusque dans les banlieues, où elle accompagne les « vierges suicidées » (14). De même, la temporalité procède par télescopage : Ce mouvement de projection dans la fiction de l’histoire allant du plus familier au plus étranger est partout. Comme la métamorphose, l’hallucination est une méthode, un véhicule de déportation, de désidentification. La filiation avec Josée Yvon, dont Carole David est …

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