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Le christianisme n’a pas toujours condamné et pourfendu l’homosexualité. Dans son magistral ouvrage publié en 1980, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité[1], l’historien américain John Boswell étudie le sort réservé aux homosexuels de même que les différents types de discours (biblique, théologique, juridique, moral, littéraire) qui ont traité la question de l’homosexualité depuis les débuts de l’ère chrétienne jusqu’au xive siècle. Il analyse, entre autres, la position très modérée des Écritures à ce sujet : s’il y a bel et bien condamnation de l’homosexualité dans le Lévitique, Boswell signale qu’il existe aussi des amours masculines dans l’Ancien Testament, par exemple entre David et Jonathan, le fils du roi Saül. Quant au Nouveau Testament, si saint Paul se prononce, dans le premier Épître aux Romains, contre des passions trop brûlantes entre personnes de même sexe, Boswell précise que Jésus ne dit rien sur les relations homosexuelles, l’adultère étant le seul comportement sexuel qu’il réprouve. En fait, à la lecture des évangiles, il apparaît que Jésus « s’[est] peu préoccupé de questions sexuelles […], n’attach[ant] d’importance qu’à la fidélité[2] ». L’intolérance religieuse au sujet de l’homosexualité, qui fluctue grandement selon les époques, trouve ses sources ailleurs que dans les Écritures, notamment dans les profondes transformations sociales causées par la chute de l’Empire romain, le développement bimillénaire d’une Église de plus en plus rigoriste en matière de morale sexuelle et le rejet de toute marginalité assimilée à une forme de déviance à proscrire.

Au Québec, société où le catholicisme a joué un rôle majeur jusque dans les années 1960, les écrivains ont mis du temps à traiter du thème de l’homosexualité. Avant Le loup[3], publié en 1972, qui présente le premier personnage romanesque de la littérature québécoise acceptant sereinement son orientation sexuelle, très peu de romans mettent en scène des hommes gais à titre de personnages principaux. Entre Orage sur mon corps d’André Béland, paru en 1944, et le roman de Marie-Claire Blais, on ne compte que Délivrez-nous du mal de Claude Jasmin en 1961 et Les abîmes de l’aube de Jean-Paul Pinsonneault en 1962. Autrement, on ne voit que des personnages secondaires, dont l’homosexualité n’est bien souvent que suggérée ou évoquée, lorsqu’elle n’est pas simplement tournée en ridicule. Si l’on peut rapporter pareille situation à des formes de répression ou d’autocensure, qui s’accordent notamment avec certaines prescriptions religieuses, et rappeler que l’homosexualité a figuré au Code criminel canadien jusqu’en 1969, il faut néanmoins reconnaître que la libération sexuelle qui a soufflé sur l’Occident dans les années 1960 et 1970 a tardé à se manifester dans la littérature romanesque au Québec relativement à cette question. Il faut attendre jusqu’à la fin des années 1970 et au début des années 1980 pour que le thème de l’homosexualité masculine soit traité avec quelque consistance et continuité. Incarné sur les planches dès 1969, Édouard, alias la duchesse de Langeais, n’apparaît dans l’univers romanesque de Michel Tremblay qu’en 1978, dans La grosse femme d’à côté est enceinte, et constitue encore à cette époque un des tout premiers personnages homosexuels du roman québécois.

Pas plus qu’il n’est un roman du mal de vivre homosexuel, à la différence de ceux de Béland, de Jasmin et de Pinsonneault, dans lesquels l’homosexualité est associée aux notions très marquées sur le plan religieux de péché, de mal et de honte de soi, Le loup n’est un roman de l’émancipation gaie racontant l’histoire d’un coming out décisif et salutaire. Certes, les principaux topoï de la condition homosexuelle contemporaine se retrouvent sans peine : le jeune homme efféminé (Luc), l’homosexuel refoulé (Lucien), le père de famille qui cède avec remords et dégoût à ses penchants (Georges), l’érotomane compulsif et violent (Bernard), l’initiation sexuelle entre collégiens, la drague anonyme dans les bars, la reproduction d’un rapport père/fils chez un couple d’amants d’âges différents. Or l’ensemble de ces topoï renvoie, selon le traitement qu’ils reçoivent tout au long du roman, à une conception de la sexualité qui fait de celle-ci une expérience intérieure, spirituelle, voire mystique. Tout le discours de Sébastien, personnage principal du roman et narrateur qui raconte les tribulations de sa vie amoureuse dans un style lyrique soutenu, est émaillé de mots et d’expressions relevant du lexique de l’expérience religieuse et de l’action messianique. Poussé par une « ardeur apostolique » (L, 32) qui l’amène à aimer des hommes cruels ou déchus plus par pitié rédemptrice que par simple désir, Sébastien considère l’amour charnel entre hommes comme une « communion de jouissances » reposant sur un « lien de charité », attribue à un jeune prostitué aperçu dans un bar une « bonté mystique » (L, 28) alors qu’il cherche un client, et en vient même à se soumettre aux fantasmes sadiques de Bernard en guise d’« expérience de sainteté » (L, 38).

Cette intrication discursive de deux registres de thèmes, d’idées et de valeurs si souvent vus comme opposés et inconciliables, à savoir ceux de la sexualité et de la religion, est au coeur de la méditation que Sébastien a entrepris d’écrire, en guise de bilan de sa courte vie (il a vingt-quatre ans), sur le thème de l’amour homosexuel. Publié à une époque où les institutions catholiques ont déjà considérablement perdu de leur force au Québec, et où la pratique religieuse commence à décliner, Le loup est un des premiers romans québécois où le christianisme se trouve convoqué non pas à titre de religion révélée à laquelle, de Laure Conan à Gaétan Soucy, il s’agit de souscrire ou de s’opposer, mais à titre de riche héritage culturel dont l’auteure reprend certains aspects moraux et symboliques en les reconfigurant dans le récit de son personnage. Aussi n’y a-t-il pas de contradiction entre l’homosexualité parfaitement assumée du jeune homme et son aspiration à la sainteté dans la confession qu’il livre, ni davantage de contamination blasphématoire de la religion par le récit d’expériences sexuelles plus ou moins débridées. Le christianisme, conçu comme système de croyances, de préceptes et de pratiques, n’est pas subverti en une simple religion de la chair qui saperait toute exigence morale au profit de forces pulsionnelles entièrement libérées. Du reste, la satisfaction sexuelle n’est pas le but de la quête de Sébastien ; articulé à une « expérience de compassion » (L, 12) et de « commisération sexuelle » (L, 136), l’érotisme constitue une forme de « don de soi-même » (L, 65) en vertu duquel le jeune homme se considère comme un agneau offert à la convoitise de loups affamés, une sorte de chair nourricière capable d’apaiser momentanément des hommes aux prises avec un état de mendicité sexuelle qui ne cesse de les tourmenter.

Mais Sébastien ne se considère pas seulement comme un objet de désir ou un simple instrument de plaisir qui se donne en pâture aux différents loups qu’il fréquente ; il s’attribue, de manière insistante, la fonction d’un guide spirituel capable d’amener ces hommes affamés à se révéler à eux-mêmes, à trouver leur vérité ou authenticité propre à travers l’expérience paradoxale des plaisirs et des souffrances de la chair, conçue à l’instar d’une entreprise d’expiation des maux qui les rongent et de purification ascétique de leur être. À titre de véritable pasteur dont l’action s’accorde avec certains thèmes et motifs évangéliques, Sébastien se fait confesseur des âmes esseulées et perdues, directeur de conscience exigeant et compréhensif, et même rédempteur venu « réaliser enfin sur la terre un étrange rêve d’amour et de charité » (L, 12) — tout en se reconnaissant lui-même comme sujet moral engagé dans la voie difficile du salut et de la perfection.

Sexualité et vérité

De toute l’oeuvre de Marie-Claire Blais, qui traite de nombreux thèmes relatifs au christianisme, c’est sans doute Le loup qui est le plus fortement marqué par le discours religieux. Alors que Les nuits de l’Underground présente l’homosexualité féminine à travers le prisme thématique de l’art, plus précisément de la peinture[4], le narrateur du Loup associe d’emblée l’homosexualité masculine au thème chrétien de l’amour du prochain : « Je veux parler dans ce récit de l’amour des garçons pour les hommes, des hommes pour les garçons, pourquoi ne pas dire plus simplement “de l’amour de mon prochain”, car le monde des hommes est le seul prochain que j’aie profondément connu. » (L, 11) En fait, le christianisme participe d’un double système de prescriptions morales dans le roman, opposées mais non exclusives : l’un constituant l’hétérosexualité comme principe et gage de normalité dont toute transgression induit automatiquement faute et culpabilité ; l’autre constituant l’homosexualité, dans la mesure où elle est assumée, comme principe et gage d’authenticité qui permet de se prémunir contre le mensonge à l’égard d’autrui et de soi-même. Seul Lucien, toutefois, se réfère au christianisme pour condamner l’homosexualité, autant celle des autres que la sienne. Maître de musique, Lucien a eu Sébastien pour élève alors que ce dernier avait seize ans, et est à la fois attiré physiquement et dégoûté moralement par lui : dans un effort constant de déni de soi-même (« Je ne suis pas de ceux-là » [L, 54]), il est fier de résister à l’adolescent (« je n’ai pas cédé » [L, 67]), qu’il dit fréquenter dans le seul but de le « remettre sur le droit chemin » (L, 59) tout en le considérant comme objet de tentation, intrusion de la « débauche dans sa maison » (L, 78) et représentant par excellence du péché : « Avec le temps, l’infection du remords, je me transformais pour lui en cette Faute qu’il exécrait parce qu’il avait eu une si forte tentation de la commettre. » (L, 76) Alors que l’homosexualité représente pour Lucien le mal, et qu’il a pitié de Sébastien, auprès de qui il veut entreprendre un « travail de guérison » (L, 60) destiné à le rendre conforme à ce qu’il considère comme normal, son refus d’aimer et son déni du désir sexuel confinent à une forme d’hypocrisie, à une fausseté morale qui ne constitue rien de moins, pour Sébastien, qu’une « vision de l’enfer sur la terre » (L, 61). Pour l’un, le salut réside donc dans la convention, au risque de se transformer en une véritable « terre sèche » (L, 50), c’est-à-dire en un homme incapable d’aimer ; pour l’autre, au contraire, le salut tient dans la vérité du désir, dans le refus de la pression normative conçue comme mensonge, dans l’amour qui est « don de soi-même […] à un autre » (L, 65).

Aussi assiste-t-on à un certain renversement des valeurs : plus encore qu’une religion de l’amour, le christianisme constitue, dans Le loup, une religion de la vérité relative à l’amour, au désir et même au plaisir sexuel. C’est pourquoi le mal, la faute, le péché ne consistent pas tant dans l’homosexualité, dont la réprobation sociale est pourtant rappelée à plusieurs reprises, que dans le refus de celle-ci et les stratégies de dérobade auxquelles certains hommes que fréquente Sébastien recourent, avec plus ou moins de succès, pour conserver leur respectabilité sociale auprès des autres et leur intégrité psychologique auprès d’eux-mêmes. Non plus simple système d’idées et de valeurs qui sert à réprimer et à réprouver des désirs considérés comme anormaux et dangereux, le christianisme soutient une pratique de la confession en matière de sexualité, que Sébastien n’a de cesse de promouvoir qu’il ne convainque son entourage d’y souscrire. Si étonnante qu’elle paraisse, la position du jeune homme s’apparente fortement à ce que Michel Foucault a appelé, dans ses nombreux travaux des années 1970 et 1980, la « volonté de savoir relative au sexe, qui caractérise l’Occident moderne[5] » et dont les racines plongent aux premiers temps du christianisme. Utilisant l’aveu comme principale technique de production de la vérité, et constituant le pastorat comme un pouvoir qui répond à cette volonté de savoir, le christianisme a joué un rôle majeur dans l’histoire de la sexualité, avance Foucault, non pas en frappant le sexe d’un « grand interdit[6] » qui ramènerait tout à une question de péché, de sanction et de répression, mais en forçant tout individu à se définir à partir d’une sexualité mise au jour dans la confession :

La technique d’intériorisation, la technique de prise de conscience, la technique d’éveil de soi-même sur soi-même, quant à ses faiblesses, quant à son corps, quant à sa sexualité, quant à sa chair, c’est cela […] qui est l’apport essentiel du christianisme dans l’histoire de la sexualité. […] Non pas, donc, interdit et refus, mais mise en place d’un mécanisme de pouvoir et de contrôle [le pastorat], qui était, en même temps, un mécanisme de savoir, de savoir des individus, de savoir sur les individus, mais aussi de savoir des individus sur eux-mêmes et quant à eux-mêmes[7].

Certes, l’aveu ou le témoignage de soi sur soi, conçu comme technique de production de la vérité d’un sujet, s’est considérablement élargi depuis le christianisme primitif. À partir du xvie siècle, écrit Foucault dans le premier tome de son Histoire de la sexualité, « il a perdu sa localisation rituelle et exclusive ; il a diffusé ; on l’a utilisé dans toute une série de rapports[8] », si bien qu’il est devenu la procédure discursive par excellence pour dire la « vérité du sexe » et constituer, à partir du xixe siècle, avec la psychiatrie naissante, une scientia sexualis. Précisons, toutefois, que la tâche que se donne Sébastien n’a rien à voir avec cette science moderne du sexe : il ne fait pas oeuvre de psychiatre ni de psychologue, il ne cherche en rien à constituer un savoir qui lui permettrait de classer ses amants selon des catégories médicales ou paramédicales, de cerner l’étiologie de leurs déviances supposées ou réelles, ou même de tenter de les guérir de quoi que ce soit. L’idée, encore courante à l’époque de la publication du roman, selon laquelle l’homosexualité est une maladie n’est pas tout à fait absente de celui-ci ; mais seul Lucien y adhère sérieusement, tenant l’homosexualité pour une « névrose » (L, 60) et Sébastien pour « un cas pathologique » (L, 58) à traiter. Si elle ne comporte pas de dimension thérapeutique, la quête de vérité à laquelle le narrateur soumet les hommes qu’il fréquente s’apparente fortement à une éthique de la vérité en matière de sexualité. Il s’agit, par le moyen de la confession et de l’aveu, de dire le plus authentiquement possible qui l’on est — c’est-à-dire de révéler, autant à l’autre qui fait office de confesseur qu’à soi-même, ce qu’il en est de ses pensées et de ses actes, de ses rêves et de ses craintes, aussi bien que de ses désirs, qu’ils soient réalisés, contrariés ou réprimés. Aussi, cette éthique, dans la mesure où elle considère la sexualité comme vérité de l’individu, repose-t-elle essentiellement sur des épreuves de véridiction qui comportent un double aspect : celles-ci constituent à la fois une forme de contrainte, en fonction de laquelle chacun est tenu de parler de sa sexualité, ce qui est d’autant plus exigeant qu’on résiste à reconnaître la véritable nature de ses désirs, et une forme de libération, en vertu de laquelle chacun peut assumer, par le moyen même de la parole forcée, son homosexualité.

Un pastorat de la vérité

De tous les amants que Sébastien a connus, Bernard est sans contredit celui dont l’existence, presque entièrement ramenée à sa vie sexuelle, est placée le plus fortement sous le signe de l’authenticité et de la vérité. Sébastien l’a rencontré « dans un de ces pensionnats de campagne où les parents envoient leurs enfants » (L, 32) ; et, d’emblée, Bernard a joué un double rôle d’initiateur — aux jeux d’une sexualité débridée, sans retenue aucune, alliant tendresse et violence, et à l’affirmation, voire à la revendication de cette sexualité qui est assumée jusque dans ses composantes perverses. Ainsi Bernard se reconnaît-il dans un « idéal de chevalerie du mal », précisant même « que son rôle à lui était de porter des poisons, de s’abreuver “aux saletés de la terre” » (L, 33) ; et, alors qu’il se déshabille devant Sébastien et que celui-ci le contemple sans pouvoir l’approcher, sa complète nudité physique atteste de la « vérité sauvage » (L, 41) qui le caractérise. Aux yeux de Sébastien, Bernard constitue un modèle d’authenticité, auquel il se référera tout au long du roman. Comme rien n’est dissimulé, caché ou même simplement secret chez lui, Bernard pousse l’honnêteté jusqu’à se présenter comme une « crapule » (L, 98) qui prend plaisir aux petites aventures sordides auxquelles il se livre dans les toilettes d’une piscine qu’il fréquente en ville ; et, comme il expérimente tout sur le mode de la passion, de l’excès et de la compulsion, il assimile en toute franchise son appétit sexuel à une forme d’animalité instinctive, gloutonne et carnivore : il est « une bête », de son propre aveu, « et comme une bête [il] ne cherche que [s]a pâture » (L, 117). Bernard, c’est le personnage éponyme par excellence du roman, le plus affamé des loups que Sébastien fréquente, celui qui a toujours faim, qui ne trouve jamais à se rassasier tout à fait, et qui reconnaît que l’avidité qui le fait à la fois jouir et souffrir constitue un « piège » (L, 118) dont il ne peut se libérer.

Tout autres sont Pierre, Lucien et Georges. Le premier est un « étudiant en médecine [qui] offr[e] gratuitement ses services dans le village perdu, près de [l’|internat » (L, 112) où vivent Sébastien et Bernard. Il a d’ailleurs soigné ce dernier pour des blessures subies au cours d’une rixe entre collégiens, tout en l’admonestant pour le mal qu’il inflige à autrui lors de pareilles disputes. Sébastien n’entretient pas, à proprement parler, de relation intime avec Pierre ; mais, alors qu’il admire la « bonté sévère » qui émane du jeune médecin, Bernard, « avec son flair animal » (L, 115), considère cette bonté comme une simple apparence respectueuse derrière laquelle Pierre masque des désirs qui seraient les mêmes que les siens : « Le salaud, […] il pourrait être moine avec la ceinture de chasteté et tout que je pourrais tout de suite affirmer qu’il aime les garçons, comme toi et moi. Il a rougi quand je lui ai dit que nous étions pareils, lui et moi, tu as vu ? » (L, 116) C’est bien en raison du partage entre vérité et mensonge que Bernard condamne non seulement l’attitude de Pierre en matière de sexualité, mais aussi toute sa personne. La vérité du sujet résidant essentiellement dans ses désirs sexuels, toute activité qui le détourne de ceux-ci et l’empêche de les satisfaire ou contrevient même à leur simple reconnaissance devient automatiquement mensonge, faux-fuyant, règle d’abstinence assimilée à un refus de soi-même. Pour Bernard, pourrait-on dire, hors du sexe, point de salut.

Dans ses relations intimes avec Lucien et Georges, Sébastien soumet ceux-ci à l’obligation de dire qui ils sont en les forçant à se définir en fonction de leur sexualité. Mais, à la différence de Bernard, qui pourfend le mensonge et rejette quiconque s’y réfugie, Sébastien tente plutôt d’amener ces deux hommes beaucoup plus âgés que lui à quitter peu à peu le monde du mensonge et à entrer dans celui de la vérité — qui est toujours, dans Le loup, liée à la reconnaissance et à l’acceptation de l’homosexualité. Ainsi Sébastien se place-t-il dans la position d’un confesseur ou d’un pasteur des âmes qui, à travers la recherche de la vérité, croit assurer leur « salut », lequel réside dans « le feu, le risque » (L, 160), c’est-à-dire dans l’assouvissement des pulsions sexuelles. Or la tâche que se donne Sébastien aboutit plutôt à un échec qu’à une réussite, non seulement en raison des réticences des deux hommes à accepter leurs désirs et à s’y abandonner, mais également en raison de la nature même des relations qu’ils entretiennent avec l’adolescent. Lucien rivalise avec lui quant à savoir lequel des deux parviendra à gouverner l’autre ; et Georges s’oppose à lui en contestant la notion même de vérité à laquelle le collégien tient tant.

Tour à tour, Lucien et Sébastien adoptent la position de confesseur à l’égard de l’autre. Le premier suppliant le second « de lui parler de [s]a vie », au risque d’entendre des « confessions […] impudiques », Sébastien a tôt fait de reconnaître en Lucien « le profil du confesseur pâlissant sous l’aveu du pénitent. On eût dit qu[’il] lui révélai[t] un monde d’orgies et de tumultueuses passions » (L, 56) que Lucien condamne très durement : « ces mots fielleux rentraient dans ma chair comme des clous, parce que j’avais aimé Bernard, cédé aux caresses d’un vieil homme, parce que j’avais vécu ce que j’avais à vivre, j’étais soudain, aux yeux d’un autre, le plus vil des criminels » (L, 57-58). Outré par ce qu’il entend, Lucien n’en exige pas moins de Sébastien pénitent qu’il lui dise la vérité sur lui-même — en d’autres termes, qu’il s’assujettisse à la règle de véridiction inhérente à l’aveu. C’est à ce prix, en quelque sorte, que Lucien se fait, en tant que confesseur de Sébastien, à la fois le juge, le médecin et le pasteur de son âme : s’il le condamne, c’est pour le guérir ; et, s’il veut le soigner, c’est pour le « remettre sur le droit chemin » (L, 59), à savoir celui de la normalité hétérosexuelle. Pareillement, Sébastien veut soumettre le maître de musique à cette règle de véridiction en matière de sexualité ; mais, plutôt que de l’inviter simplement à lui parler de l’aridité de sa vie amoureuse, il vient le provoquer en s’invitant dans sa chambre, en s’assoyant sur son lit et en lui demandant de retirer devant lui son pyjama. Sébastien rêve de faire tomber tous les « fallacieux aspects » derrière lesquels Lucien se cache, afin qu’il se montre « tel qu’il [est] vraiment en-dessous, fragile, suffocant de tristesse » (L, 59). L’adolescent pénitent inverse donc les rôles : lui aussi veut confesser l’autre, en amenant celui-ci à se reconnaître pour ce qu’il est. Ainsi agit-il, à son tour, en juge, médecin et pasteur à l’égard de Lucien : s’il l’accuse de jouer à l’hypocrite avec lui, c’est pour le soigner (« Vous ne le savez pas, c’est peut-être à moi de vous guérir », lui dit-il [L, 59]) ; et s’il veut le guérir d’une vie « consommée cruellement dans le sacrifice de la modération, de la normalité » (L, 65), qui le rend malheureux, c’est pour le libérer de sa propre personne en l’amenant au « don de soi-même » caractéristique de l’amour. Du reste, Lucien cède à Sébastien venu le provoquer : non seulement l’autorise-t-il à s’asseoir sur son lit, mais en outre il ose même poser la main sur le sexe du jeune narrateur ; de plus, tout en restant « maître de sa soif instinctive » (L, 68), il avoue à Sébastien son désir, qu’il a tôt fait d’associer à un châtiment : « Vous êtes la croix de mon existence. » (L, 75) Dans le lit où nul ébat n’a lieu, Sébastien confesseur de Lucien obtient donc de cet homme extrêmement réfractaire à sa propre sexualité « une heure de vérité, vérité angoissée mais sans mélange qui serait ensevelie là, éternellement » (L, 73). Mais cette heure ne dure pas : à peine s’est-elle écoulée que Lucien s’empresse d’« enterrer cette vérité, ce souvenir si grave », pour « fuir sans attendre, retourner à ses occupations sans blâme à la ville » (L, 73). Sébastien subit donc un double échec : non seulement Lucien résiste-t-il à ses avances et à son amour, mais il finit par repousser l’acte de véridiction que le jeune homme avait réussi momentanément à lui arracher à propos de lui-même.

Sébastien a connu Georges avant Lucien et tout juste après Bernard. Il a délaissé le dernier au profit de cet homme âgé (il a soixante ans), « commerçant qui jouait auprès de jeunes musiciens un rôle de bienfaiteur et d’ami » (L, 118), père de famille cardiaque et angoissé à l’idée que sa famille puisse avoir « la révélation de sa propre nature » (L, 161). À la différence de Lucien, Georges entretient une véritable liaison avec Sébastien, qu’il aime sans aucune forme de déni. Mais cet amour, note Georges, est condamné et condamnable, car il est considéré comme « un sacrilège de toutes les lois morales […], un crime social » (L, 138) ; il fait de lui rien de moins qu’un « criminel », un « corrupteur » qui, « aux yeux de la société », transforme Sébastien non en « un compagnon, ni un ami, mais un être sacrifié » (L, 145). Or Georges a beau voir en Sébastien un corrupteur à son propre égard, il n’en demeure pas moins qu’il se reconnaît pleinement comme sujet de désir homosexuel : « Pour te dire la vérité, mon garçon, je t’embrasse et caresse ton corps en pensant que tu es mon corrupteur. » (L, 152-153) Sébastien, dont l’amour prend toujours une dimension pastorale, ne se contente pas de cet aveu : il ne lui suffit pas que Georges lui déclare son amour, il l’incite en outre à se dévoiler auprès de sa femme et de ses enfants : « Pourquoi ne dites-vous pas la vérité ? » (L, 138) Très réticent, Georges se livre alors à la plus longue confession du roman, au cours de laquelle il traite de sa vie sexuelle précisément par rapport aux questions de l’aveu, de la vérité à dire et de l’obligation morale de véridiction. Souffrant d’avoir éprouvé des désirs dont il n’a jamais parlé et qu’il n’a même jamais pu satisfaire, Georges reconnaît qu’il a menti toute sa vie — à sa femme, à ses enfants, à la « communauté humaine » (L, 148) ainsi qu’à lui-même —, mais il refuse catégoriquement l’acte de véridiction que Sébastien l’invite à poser :

J’ai trop longtemps vécu dans le mensonge, choisir la vérité, maintenant, ce serait consentir au suicide. […] [E]t maintenant tu me demandes d’affirmer que je t’aime, de dire honnêtement qui je suis, et moi, je sais que je ne pourrai jamais. Parce qu’il est trop tard. Les hommes que j’ai fréquentés se cachaient toujours à eux-mêmes cette vérité qui te semble si naturelle parce que tu ne connais pas la honte.

L, 147 et 149

Le discours introspectif de Georges montre bien que l’opposition entre le mensonge et la vérité, qui construit deux subjectivités contrastées, est en fait tributaire des normes sociales régissant les activités et, par conséquent, les identités sexuelles. Alors que Sébastien transgresse ces normes, au point d’entretenir avec lui-même un rapport d’authenticité tel qu’il semble échapper à toute pression sociale, Georges admet qu’il les respecte scrupuleusement au nom même, dit-il, de « la forteresse familiale et sociale qui risque de s’écrouler » (L, 149). Or, en avouant qu’il ment, Georges dit paradoxalement sa plus grande vérité — vérité qui n’est pas seulement la sienne, du reste, mais celle de tous ces hommes qui, attirés par les garçons, masquent leurs désirs en agissant auprès d’eux à la manière de « directeurs spirituels » : « Comme moi, ils guidaient leurs brebis, donnant de bons conseils, comme des prêtres, et convoitaient sans jamais prendre. » (L, 150) Ce type de pastorat, que Georges dénonce tout en le pratiquant, est à l’opposé de celui que Sébastien tient à exercer. Certes, le renvoi au christianisme est explicite dans les deux cas, mais il est associé à des objectifs très différents : dans le cas du commerçant et de ses semblables, le pastorat est ramené à une simple stratégie de dissimulation d’intérêt libidinal qui consiste à « déguiser […] sur le plan de la spiritualité ce qui se passe à un niveau beaucoup plus bas » (L, 150) ; dans le cas de Sébastien, le pastorat constitue une forme de « commisération sensuelle » (L, 136) qui le pousse à prêcher le dévoilement le plus complet de soi, non seulement pour satisfaire des pulsions sexuelles, mais surtout pour éprouver l’amour comme abandon et épanouissement. Tout en reconnaissant la nature de ses désirs sans cesse réprimés, et même le caractère mensonger de son existence, ce qui le distingue fortement de Lucien, Georges finit néanmoins par tout rejeter de Sébastien — son amour, sa commisération et, bien sûr, son rôle de pasteur. Et il le fait en retournant précisément l’opposition entre vérité et mensonge contre l’adolescent : « Laisse-moi te dire la vérité, mon garçon. Je veux te dire ce que je pense des garçons de ton espèce. Vous êtes là, tout offerts, mais au fond vous méprisez le vieil homme qui vous prend dans son lit. L’odeur de leur vieillesse, de leur mort, vous répugne. J’ai compris : ne cherche pas à me cacher ce que tu penses. » (L, 164-165) Appelant à son tour à la vérité, Georges révèle la nature ambiguë de cette notion : il n’y a pas de vérité univoque ou définitive, il ne peut y avoir qu’une vérité relative aux rapports que des individus entretiennent entre eux, et toute vérité est étroitement liée et non simplement opposée à la notion de mensonge. Georges, que Sébastien a tant pressé de dire la vérité sur lui-même, accuse maintenant ce dernier de lui dissimuler ses véritables sentiments. Chacun mentirait donc, en cachant des vérités personnelles différentes. Ainsi, la quête d’authenticité aboutit à un jeu conflictuel des vérités, qui a finalement raison de la relation entre Georges et Sébastien.

Idéal christique et morale sexuelle

Dans ses nombreuses études sur le christianisme, qu’il considère sous l’angle analytique d’une généalogie de la subjectivité occidentale, Foucault distingue ce qu’il appelle deux régimes de vérité : « un régime de vérité qui tourne autour des actes de foi » et un second constitué par des « actes d’aveu », au nombre desquels on compte au premier chef la confession[9]. De façon schématique, la notion de vérité révélée subsume le premier régime : tous les actes de foi, comme la profession de foi, la prière, l’observation des divers sacrements, l’ascèse, voire la mortification, constituent des formes d’« adhésion à une vérité intangible et révélée, dans laquelle le rôle de l’individu, […] le point de subjectivation est essentiellement dans l’acceptation de ce contenu et l’acceptation de manifester que l’on accepte ce contenu[10] ». Quant au second régime de vérité, il tourne autour de la notion de soi : il ne consiste pas à adhérer à une vérité révélée et à manifester son adhésion à celle-ci sous forme de pratiques ritualisées, mais à amener le sujet à dire qui il est, à l’obliger à la fois à tenir un discours sur soi qui est conforme à ce qu’il est et à « être ce qu’il affirme qu’il est[11] ».

Si les actes d’aveu sont nombreux dans Le loup, Sébastien assumant le rôle de confesseur auprès de ses amants afin qu’ils disent la vérité au sujet d’eux-mêmes, les actes de foi en sont absents. Malgré la présence continue de thèmes chrétiens tout au long du roman, on ne compte aucune pratique ou action, exercée par quelque personnage que ce soit, y compris Sébastien, qui atteste de la foi en Dieu ou en Jésus. Certes, à la toute fin du livre, il est question d’une « modeste sculpture paysanne » figurant un jeune Christ en croix, que Georges a montrée à Sébastien lors d’une promenade en forêt ; mais la sculpture, selon Sébastien, représente davantage pour Georges un double compatissant de son fils, qui « ne demande qu’à se pencher vers vous dans un moment de disponibilité surprenante », que le Christ « rédempteur qui lit la souillure au fond des coeurs » (L, 239-241) et qui exige un acte de contrition en guise de punition.

Il y a donc absence d’actes de foi en bonne et due forme dans Le loup, comme dans la plupart des romans de Marie-Claire Blais. Mais il n’y a pas, pour autant, de rejet du christianisme conçu comme vérité révélée, dont des formes plus ou moins explicites d’agnosticisme ou même d’athéisme seraient les garantes, ni de carnavalisation de la religion comme c’est le cas dans Une saison dans la vie d’Emmanuel. Aussi n’y a-t-il pas d’antéchrist ici, ni même peut-être dans l’ensemble de l’oeuvre de la romancière. Au contraire, Sébastien n’a de cesse d’adhérer à maintes valeurs du christianisme, comme l’amour du prochain, la pitié, la commisération, la charité, la souffrance rédemptrice, le rachat, qu’il n’ait atteint l’idéal de perfection morale qu’il s’est imposé à lui-même mais qui s’avérera, en fin de parcours, impossible à réaliser. Plus qu’un quelconque antéchrist, qui renverserait par imitation l’image de Jésus pour s’attaquer à sa personne et à son message, Sébastien inscrit toute son action auprès de ses amants dans le sillage du Christ, cherchant à adjoindre à son rôle de pasteur des âmes celui de sauveur. Tout au long de son récit au ton très introspectif, il réussit ce véritable tour de force de reprendre à son compte et à celui d’autres personnages certains symboles et certaines caractéristiques de la christologie biblique, issus principalement de l’évangile selon saint Jean, sans professer quelque acte de foi ni céder à quelque pointe blasphématoire que ce soit.

À ce titre, commençons par le symbole éponyme du roman, dont la dimension est double. « L’heure des loups », dit Éric à Sébastien, située « entre la nuit et l’aube », est « l’heure de la lubricité » (L, 43), donc du désir intempestif à satisfaire à tout prix. Le loup figure une sexualité compulsive, souvent débridée, exclusivement physique, de caractère animal, voire bestial. De tous les amants de Sébastien, toutefois, seuls Éric et Bernard sont explicitement présentés comme des loups. La vie sexuelle du second encore plus que celle du premier est une « vie animale » : être infidèle, « par la nature de son animalité », Bernard ne peut s’empêcher de « céd[er] aux caresses des animaux de sa race, ceux qui s’anéantissaient l’un l’autre dans une bestialité joyeuse » ; et Sébastien, trompé par lui, se voit forcé d’entendre « ce cri de jouissance qu’il prenait d’un autre tout en lui donnant, c’était une plainte cadencée à double voix qui montait dans la nuit comme le chant des loups entre eux » (L, 83). Or, si Bernard est un loup, ce n’est pas tant en raison de son homosexualité, conçue comme déviance ou perversion, que de son appétit sexuel démesuré qui s’apparente, selon le mot de Sébastien, à de la « gloutonnerie » (L, 85). Du reste, tous les autres personnages homosexuels du roman — Lucien, Luc, Pierre, Georges et Sébastien lui-même — ne sont jamais présentés comme des loups. Le loup n’est donc pas une figure de l’homosexualité dans le roman, mais la figure d’une libido très forte. À cette dernière s’oppose la figure de l’agneau, qui donne au mammifère carnassier un second sens symbolique, plus complexe en raison de sa nature fortement réticulée. Éric, Bernard et, par extension, Sébastien sont représentés à titre d’agneaux dans le roman. Devenu, « avec le temps et l’amertume, un aspect de ces loups qu’il avait aimés et redoutés à la fois » (L, 17-18), Éric « avait été pendant sa jeunesse l’agneau qui s’offre en pâture à la voracité des juges », ces derniers étant des amants insensibles et cruels dont il cherchait pourtant la compagnie. Loup par excellence, Bernard ne recèle pas moins en lui, à l’occasion, « la faiblesse de l’agneau qu’on égorge » (L, 35-36), faisant de ce personnage un être double, ambivalent, voire contradictoire. Quant à Sébastien, il est un agneau par défaut, peut-on dire, n’assumant jamais le rôle de loup dans ses différentes relations amoureuses, mais il l’est plus encore par prédilection, « animal dolent » (L, 79) cherchant dans ses amants des loups qu’il aimerait rassasier de son amour : « vous m’aimez, lui dit Éric, parce que je suis un loup, comme Bernard, […] autrement je ne pourrais pas vous intéresser, […] voilà pourquoi vous persistez à m’aimer » (L, 190-191).

Topos animalier courant, auquel recourent tous les grands fabulistes, d’Ésope à La Fontaine en passant par Phèdre, l’opposition entre les figures symboliques du loup et de l’agneau ou de la brebis se retrouve également dans les évangiles. Dans saint Luc, Jésus apostrophe ainsi ses disciples : « Allez ! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups[12]. » (Lc 10, 13) De même, dans saint Matthieu, Jésus s’adresse-t-il à ses douze apôtres : « Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. » (Mt 10, 16) Jésus se sert de l’opposition entre les deux figures animales pour tracer la voie de la difficile mission apostolique, prévenant ainsi ses apôtres et disciples des dangers et sévices qu’ils devront affronter et endurer en son nom. En outre, Jésus est présenté lui-même comme un agneau — il est l’Agneau par excellence, comme le déclare Jean le Baptiste à deux reprises au début de l’évangile selon saint Jean : « Voici l’agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde. » (Jn 1, 29.36) Rappelons ici que l’agneau est l’une des plus importantes figures symboliques de la christologie biblique : ses racines remontent au livre de l’Exode, dans le Pentateuque, où Yahvé prescrit à Moïse le sacrifice de l’agneau pascal (Ex 12, 1-11) ; et les chapitres 4 à 8 de l’Apocalypse, dernier livre du Nouveau Testament, désignent le Christ sous la figure de l’agneau plus d’une trentaine de fois. Une différence majeure s’établit, cependant, entre la pâque juive et la pâque chrétienne : alors qu’il s’agit de manger l’agneau réel dans le cadre de la première, dont on doit consommer « la chair rôtie au feu […] avec des azymes et des herbes amères » (Ex 12, 8), il ne s’agit plus, dans le cadre de la seconde, que de se nourrir de l’agneau symbolique selon le rite mystique de l’eucharistie. D’une pâque à l’autre, le pain et le vin, nourriture consacrée au cours de la Cène, ont été substitués à la chair de l’agneau sacrifié selon la loi de Moïse.

Aussi, dans ce roman dominé par les figures du loup et de l’agneau, est-il sans cesse question de nourriture, de manière littérale autant que symbolique. « La nourriture jouait un rôle important dans notre relation » (L, 86), écrit ainsi Sébastien à propos de ses liens avec Bernard. Ne connaissant, de son propre aveu, que « deux besoins, la faim, le sexe », qui le poussent tous deux à la « gloutonnerie » (L, 85), Bernard fait passer Sébastien de l’un à l’autre, c’est-à-dire de la faim alimentaire à la faim sexuelle : « Cette faim était une perpétuelle inquiétude jusqu’au jour où j’avais compris que Bernard était aussi capable de la rassasier. » (L, 86) L’« art de la nourriture » (L, 89) que pratique Bernard, en vertu duquel le besoin de s’alimenter trouve à se satisfaire à même les activités sexuelles, consiste à offrir son corps à la manière d’un « festin » qui nourrit les deux amants : « Tu vois [dit Bernard], je suis tout à fait nu comme une table, si tu m’aimes, improvise un peu pour m’apporter à boire et à manger. […] [E]t si tu as faim et soif à ton tour, viens boire, tous mes membres sont à toi, mais si tu ne sais pas me faire jouir, va-t-en, je ne veux pas m’ennuyer. » (L, 89-90) Nourrir, être nourri : ainsi la gloutonnerie n’est-elle pas simple consumation de l’autre, mais bien plutôt réciprocité exigeante des désirs et des plaisirs. Du reste, Bernard manifeste un immense respect pour la nourriture. Au restaurant d’un luxueux hôtel où l’un de ses anciens amants l’a invité à séjourner, il critique les dîneurs des autres tables qui, « s’amusant avec la mangeaille, la torturant » (L, 132), représentent à ses yeux des « affamés d’un ordre inférieur, mangeant sans faim, crachant sur le pain de Dieu » (L, 133). Toute nourriture est donc, par métonymie, « pain de Dieu » et, par extension, substance sacralisée — et seule une faim authentique et irrépressible répond au respect que celle-ci commande, toute autre faim étant une « monstruosité exquise » (L, 133), un gaspillage sacrilège. Quant au sens symbolique des motifs de la faim et de la soif, qui constituent de puissants leitmotive dans Le loup et dans l’oeuvre de Blais[13], il comporte une nette dimension christique dans la mesure où Bernard lie explicitement l’amour homosexuel à la pratique de l’eucharistie :

J’ai faim, pas une faim ordinaire, tu ne comprends rien. […] C’est drôle quand on y pense, il y a des pensionnaires ici, qui communient chaque jour. Moi je ne pourrais pas, ça me réveille trop l’appétit. Il y a des gens qui mangent bien le corps de Jésus, j’imagine qu’ils ont raison, mais nous aussi, tu comprends, on devrait se faire des festins, de grands banquets. Quand il n’y a pas de pain, et même quand il y en a, on devrait se repaître les uns des autres.

L, 88-89

Dans cet important discours qu’il adresse à Sébastien, et qui le représente comme un amant avide et un maître à penser exigeant, Bernard n’oppose pas pulsion sexuelle et rite de la communion, ni ne substitue grossièrement le corps charnel des garçons qu’il désire au corps symbolique du Christ que l’on absorbe sous l’espèce de l’hostie consacrée. Ni opposition ni substitution, la relation que Bernard établit entre les sphères de la sexualité et de la religion relève plutôt de la continuité analogique opérée par le moyen de l’adjonction (« nous aussi »). L’eucharistie n’est pas représentée ici à la manière d’un sacrement dégradé ou, pire encore, perverti au cours d’une messe noire apparentée à une orgie ; elle constitue, en fait, le modèle spirituel qui devrait régir les rapports amoureux que les hommes entretiennent entre eux. Plus qu’une divinité en laquelle il faut croire et que l’on doit vénérer, Jésus, en tant qu’il est « agneau de Dieu » et « pain vivant », est la figure parfaite, l’exemplum par excellence d’une exigence morale à laquelle il faut tendre — exigence caractérisée par le don absolu de soi et la communion des esprits et des corps. Aussi l’idéal christique, en vertu duquel Jésus est nourriture, innerve-t-il finement les motifs insistants de la faim et de la soif dans le roman ainsi que les rapports entre loup et agneau. Ceux-ci, tout en comprenant certaines formes de domination, ne sont pas de purs rapports de prédation : le loup et l’agneau, sous la figure desquels Sébastien représente les hommes homosexuels qu’il a fréquentés, participent d’une symbolique davantage nourricière que carnassière. C’est bien pour se nourrir que les hommes-loups recherchent et aiment les agneaux ; et, réciproquement, c’est pour nourrir que les hommes-agneaux s’offrent aux loups. Si la faim est désir, appétit sexuel, libido pressante, la nourriture est amour, don de soi et abandon à l’autre — mais la nourriture, comme la faim qu’elle satisfait, est bel et bien charnelle.

Ainsi, davantage qu’un simple dispositif symbolique, la christologie induit une morale sexuelle des plus exigeantes dans Le loup. Dès l’incipit du roman, Sébastien fait du « monde des hommes qui aiment les hommes » (L, 11) un cas particulier et spécifique du commandement général de Jésus, à savoir l’amour du prochain, et inscrit donc l’homosexualité dans une perspective résolument chrétienne. Conçu par Bernard comme une forme d’eucharistie, c’est-à-dire de repas sacrificiel au cours duquel les amants se nourrissent réciproquement, l’amour homosexuel s’apparente en outre chez Sébastien à une oeuvre de rédemption. Comme Jésus, devenu le Christ en se sacrifiant pour le salut de l’humanité, Sébastien veut sauver les hommes auxquels il s’attache, et en particulier ceux qui sont le plus réfractaires à reconnaître et à accepter leur homosexualité. Il ne suffit pas au jeune homme de guider certains de ses amants sur le chemin de la vérité en matière de sexualité, il veut également les racheter à leurs propres yeux par la force même de son amour — le pastorat de la vérité menant au salut des coeurs comme but ultime. À la fin du roman, Sébastien raconte un rêve qu’il a souvent fait : amenant Georges chez lui, au milieu de ses parents et de toute sa fratrie, il déclarait, au cours d’un repas, « que Georges était leur ami, comme il était le [s]ien. Cette vérité, ils la comprenaient sans effort, la signification sexuelle cachée, ils ne la pénétraient peut-être pas, mais ils manifestaient, pour Georges comme pour [lui]-même, le même respect, la même douceur perspicace » (L, 242). En guise de témoignage de cette douceur, l’un des plus jeunes frères offrait à Georges « des choses à manger », la nourriture scellant sur le plan symbolique l’entente entre la famille et le couple d’hommes tout en montrant à Georges qu’il était accepté comme ami-amant de Sébastien. Mais, aussitôt réveillé, le jeune homme retrouvait immanquablement « un Georges aigri » contre lui : « “Vous m’épuisez, […] je ne dors plus, je ne vis plus, vous me faites beaucoup de mal ! Mon Dieu, quel malheur de vous avoir connu !” » (L, 242) En dépit de son échec à sauver Georges de lui-même, et malgré les nombreuses railleries d’Éric au sujet du « rôle rédempteur » (L, 42) qu’il s’est attribué, Sébastien termine son récit en réaffirmant la mission qu’il veut accomplir dans les nombreuses relations amoureuses qu’il a eues avec des hommes aussi différents que Bernard, Luc, Lucien, Georges, Gilles et Éric. En repensant à une remarque lapidaire de ce dernier, pour qui la « compassion maladive » du jeune homme n’est « qu’une goutte de sang qui se perd dans l’océan », Sébastien clôt ainsi le roman : « si cette goutte de sang avait un jour le pouvoir d’abreuver celui qui m’a lié à lui par sa soif et par sa souffrance, alors, oui, j’aimerais y destiner encore ma vie » (L, 242). C’est d’une façon bien modeste que Sébastien, pour une ultime fois, modèle son destin sur celui du Christ. Car, alors que celui-ci offre sa chair et son sang pour la rémission des péchés du monde, et qu’il constitue ce sacrifice comme un gage de vie éternelle (« Qui mange ma chair et boit mon sang/a la vie éternelle/et je le ressusciterai au dernier jour » [Jn 6, 54]), Sébastien ne peut offrir son sang qu’à un seul homme, qu’il ne choisit pas, et dont il ne peut espérer assouvir la soif que de manière hypothétique, indéterminée et très limitée. Il a beau recourir, dans l’ensemble de son récit, à une symbolique christologique assez appuyée, et reconnaître en Jésus une figure morale idéale dont il s’inspire dans ses relations amoureuses, il se heurte néanmoins à un échec lamentable dans le rôle de sauveur des hommes à qui il s’est lié — situation dont il convient lui-même, du reste : « tout semble me prouver maintenant, par l’imperfection de mon entreprise, que je n’ai pas vécu un seul moment de rachat auprès des hommes que j’avais aimés dans ce but » (L, 237). Force est de conclure qu’il n’est pas facile, voire qu’il est impossible, malgré la bonne volonté qu’on y met, de respecter dans toute sa rigueur le grand précepte chrétien de l’amour du prochain sous l’égide duquel Sébastien plaçait, dès le début du roman, sa confession.

Et pourtant, malgré l’échec du jeune homme, ou en raison même de celui-ci, Marie-Claire Blais signe peut-être, avec Le loup, un des rares grands romans chrétiens de la littérature québécoise. Certes, pareille hypothèse ne manque pas de paraître fort paradoxale, et ce, à deux titres tout au moins. Le christianisme, comme toute religion, semble à ce point proscrire l’homosexualité, latente ou assumée, qu’il frappe d’anathème toute personne qui voudrait concilier sa foi et son orientation sexuelle. Ainsi en est-il dans Orage sur mon corps, roman d’André Béland, où Julien Sanche, le premier personnage homosexuel de la littérature québécoise, prononce lui-même son excommunication, se trouvant indigne du Christ, à qui il s’adresse en ces termes : « Il ne m’est plus possible de reconquérir la pureté à laquelle je tenais tant : j’ai trop profané le mystère de ton génie par mes hypocrites chansons, mes lubricités, mes haines essentiellement contraires à ton message. […] Je n’ose désormais plus me retourner devant ton pardon[14]. » À la différence de Sanche, pour qui la religion chrétienne place irrémédiablement l’homosexualité sous le double signe de la perversion éminemment condamnable et de la faute sans rémission possible, le narrateur du Loup, qui est exempt de tout sentiment de culpabilité, recourt au christianisme comme à une religion qui non seulement tolère l’homosexualité, mais lui sert même de fondement moral en représentant, avec la symbolique de la nourriture, l’amour entre hommes à la manière d’un don absolu de soi. Mais le paradoxe le plus frappant, dans le roman de Marie-Claire Blais, consiste à reprendre de grands thèmes chrétiens ainsi qu’à transférer certains éléments de la christologie à une forme idéalisée de subjectivité amoureuse sans adhérer aucunement au christianisme comme vérité révélée ni retourner celui-ci contre lui-même au moyen de la parodie ou de la satire. Directeur spirituel qui pousse ses amants les plus récalcitrants à se plier à des actes de vérité à propos d’eux-mêmes, agneau qui alimente la convoitise de loups dans le but de faire de l’amour charnel une « expérience de sainteté » (L, 38), Sébastien n’accomplit cependant aucun des actes de foi propres au christianisme, qui feraient de lui et de ses amants de véritables croyants, pas plus qu’il ne rejette de tels actes pour faire valoir des positions athées. Son prosélytisme est étranger à toute forme de présence et de transcendance divines ; son apostolat consiste non pas à proscrire le désir homosexuel en raison de normes sociales à respecter, mais à inscrire l’homosexualité dans le cadre d’une morale de l’abnégation de soi ; son messianisme le conduit à aimer malgré eux certains hommes afin de les sauver d’une misère sexuelle et affective qui les mine. Certes, Le loup n’est pas le « grand roman chrétien[15] » dont André Belleau remarquait l’étonnante absence dans la littérature québécoise : le Christ n’est pas un dieu qui est l’objet d’un culte, il ne formule aucune promesse d’immortalité, il n’est même pas le fondateur d’une Église deux fois millénaire et maintes fois ramifiée ; il est plutôt un homme qui prêche l’amour du prochain et entend sacrifier sa propre vie pour le salut des autres. Moins qu’une religion révélée qui sert d’appui à une métaphysique de l’être, mais plus qu’une simple mythologie dont on reprend quelques composantes, le christianisme constitue dans ce roman un héritage culturel extrêmement prégnant qui innerve le discours romanesque avec une inventivité telle qu’il fonde un type de subjectivité à peu près absent du roman québécois jusque-là — à savoir un sujet qui assume pleinement son homosexualité à l’instar d’une expérience relatant, comme l’auteure le mentionnait plusieurs années après la publication du Loup, « la difficulté d’aimer, le bonheur d’aimer aussi[16] ».