ChroniquesRoman

Des carnassiers au buffet chinois[Notice]

  • Ching Selao

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  • Ching Selao
    Université du Vermont (États-Unis)

Si l’oeuvre de Marie-Célie Agnant connaît aujourd’hui une réception et un lectorat assez importants, elle s’est imposée graduellement, grâce à la ténacité et au travail assidu de l’auteure, qui n’a pas toujours été prise au sérieux. Mère de trois enfants, femme qui assume son féminisme et sa condition d’immigrante, bien qu’elle vive au Québec depuis plus de quarante-cinq ans, Agnant n’hésite pas, quand il le faut, à dénoncer le racisme de la société québécoise ou le sexisme de la communauté littéraire haïtienne. En tant qu’auteure qui évolue dans le milieu montréalais dominé par les hommes et connu pour faire preuve de solidarité et de soutien, elle a souvent évoqué l’attitude condescendante, voire méprisante de certains écrivains à son égard, comme l’illustre cette anecdote qu’elle a déjà racontée : « La dame qui m’avait invitée [au Salon du livre à Paris] m’a dit : “Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Je parlais de vous à un de vos collègues, un compatriote haïtien, et il m’a répondu ‘Je vous parle d’auteurs, vous me parlez de Marie-Célie Agnant’”. » L’écrivaine ne s’est pas laissé décourager par ce genre de remarques désobligeantes et a construit, au fil des années, une oeuvre composée de romans, de recueils de poésie et de livres jeunesse. Son plus récent roman, Femmes au temps des carnassiers, aborde de nouveau les thèmes de la violence, du silence, de la mémoire et de la vengeance dans le contexte des crimes commis sous la dictature de Duvalier, problématiques qui étaient aussi au coeur d’Un alligator nommé Rosa. Cette fameuse Rosalie Bosquet, alias Madame Max Adolphe, est d’ailleurs mentionnée dans le dernier roman (75 et 143), mais il ne s’agit plus ici de mettre en lumière le rôle des femmes tortionnaires. Femmes au temps des carnassiers offre plutôt la vision des combattantes — de l’une d’entre elles en particulier — qui ont résisté, résolues à « vivre dans la dignité, [à] vivre en femme[s] debout » (84), à une époque et dans un contexte où il aurait été si facile de fléchir tant la barbarie a atteint son paroxysme. Le roman est inspiré d’un épisode de la vie d’Yvonne Hakim Rimpel, journaliste haïtienne et militante féministe. Dédié à sa mémoire, il met en exergue cette phrase qui résume le projet d’écriture et l’importance de faire connaître le drame qui a brutalement réduit au silence cette femme courageuse : « Cet ouvrage, simplement pour dire qu’une histoire tue est une histoire tuée. » La narration de la première partie est portée par Mika Pelrin (on remarquera les anagrammes formées à partir du nom de la vraie journaliste), et l’action se passe à Port-au-Prince, en 1958, sous le règne de Papa Doc. Quant à la seconde partie, c’est Junon, petite-fille de Mika et fille de Soledad, qui en est la narratrice, et le récit a principalement lieu à Grenade, en Espagne, de 1974 jusqu’en 1986, année où Baby Doc a fui Haïti pour se rendre « dans le sud, en villégiature, au pays des Droits de l’Homme ! » (166) C’est également l’année où Junon décide d’aller en Haïti pour la première fois, afin de mieux comprendre ce qui s’est passé le 5 janvier 1958, cette terrible nuit où sa mère et sa grand-mère ont été torturées et violées par des « carnassiers ». Il faut le dire, la lecture de ce roman n’est pas toujours agréable ni facile, ce qui ne l’empêche pas d’être essentielle. Ce qui la rend par ailleurs soutenable, c’est qu’Agnant décrit avec passion, voire avec violence, la solitude, la colère, l’impuissance confrontée au …

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