Corps de l’article

La ville coupe le regard au début
Coupe à l’épaule le regard manchot[1].

Dans les deux tomes de L’année noire, Les inquiétudes et Les certitudes[2], Jean-Simon DesRochers prolonge et amplifie l’entreprise romanesque expérimentale de La canicule des pauvres[3], où il suivait le parcours de vingt-six personnages habitant un même immeuble montréalais, Le Galant, durant dix jours de chaleur intense. Si les personnages de L’année noire demeurent aussi nombreux, l’espace et le temps du roman choral s’élargissent : il s’agit d’explorer un quartier tout entier, pendant l’année qui suit la disparition de Xavier Boutin-Langlois, neuf ans. Le lecteur accompagne divers personnages liés de près ou de loin à cette disparition : les parents de l’enfant, son oncle détective privé, mais aussi des voisins et connaissances qui participent aux recherches ou ont simplement entendu parler de l’événement.

Bien que le quartier imaginé par Jean-Simon DesRochers donne son unité aux deux tomes de L’année noire, il est peu décrit. De rares indications de distance, quelques noms de rues, vraisemblables mais fictifs, quelques bâtiments topiques (commerces, diner, restaurant vietnamien, résidence pour personnes âgées, église, station-service…) permettent au lecteur de se repérer et de mesurer l’extrême banalité de l’endroit. Mais, comme souvent dans le roman urbain contemporain, nous n’avons de l’espace aucune vision surplombante : c’est à partir de la multiplication des notations sensorielles – visuelles, bien sûr, mais aussi, très souvent, auditives – que le lecteur peut élaborer une représentation mentale des lieux. Très économique, l’écriture de Jean-Simon DesRochers est visiblement subordonnée aux exigences de l’action romanesque, et marquée par une (apparente) absence de recherche stylistique. Le narrateur s’efface souvent derrière le point de vue des personnages, transmis de manière à renforcer l’impression d’immédiateté, sous la forme de notations brèves.

L’esthétique romanesque de L’année semble ainsi rejoindre l’« hyperréalisme » : on y retrouve en effet les caractéristiques dégagées par Pierre Hyppolite à partir du courant pictural qui, au cours des années soixante et soixante-dix, « a réuni quelques dizaines de peintres dont la diversité des pratiques repose sur l’utilisation commune des procédés mimétiques mis en oeuvre à partir d’une photographie[4] ». Pour représenter la réalité, les oeuvres hyperréalistes procèdent non à partir d’un point de vue unique, mais par la juxtaposition de multiples prises de vue photographiques :

Le tableau hyperréaliste offre une reproduction de paysage en cadrage frontal annulant toute vision et perception subjectives de la réalité. Il favorise la dissolution du sujet dans l’espace représenté. Celui-ci doit pivoter sur lui-même pour embrasser la totalité du panorama. L’hyperréalisme substitue au dispositif architectural du panorama un dispositif pictural récusant tout cadre afin de ne pas limiter l’étendue de la représentation[5].

Cette technique picturale et ses effets peuvent être rapprochés des choix stylistiques de Jean-Simon DesRochers qui, dans L’année noire, construit une représentation kaléidoscopique de l’espace urbain. Polycentré et construit selon la logique du montage, le roman se déploie en de courts chapitres chronologiques au cours desquels nous suivons principalement un protagoniste que, grâce au jeu des focalisations, nous pouvons tantôt voir agir de l’extérieur, tantôt accompagner dans ses sensations et dans les pensées qui nous donnent accès à son histoire. Ainsi, la ville est d’abord, dans L’année noire, un espace vécu et perçu, dont l’unité et la cohérence sont interrogées plutôt que données. Qu’est-ce qu’un quartier ? Un secteur arbitrairement délimité dans la ville ou un lieu singulier, tissé des relations qu’entretiennent ses habitants ?

Pour développer cette interrogation, et devant l’ampleur de la trame narrative, nous nous concentrerons sur le parcours d’un personnage : Bruno, itinérant qui habite temporairement dans une arrière-cour du quartier. S’il n’apparaît pas de façon évidente comme une figure centrale de L’année noire, Bruno est le seul témoin direct de l’enlèvement de Xavier et il reste présent dans les deux volumes de l’oeuvre, où il connaît une évolution complexe et significative. Incarnation romanesque d’une figure sociale contemporaine dont il possède plusieurs traits caractéristiques (pauvreté, marginalité, nomadisme, alcoolisme[6]), Bruno est étroitement lié à l’espace urbain.

Avec lui, Jean-Simon DesRochers construit une figure symptomatique de notre rapport à la pauvreté, à l’exclusion et à la ville. Pour reprendre une notion élaborée par Pierre Popovic et par Claudia Bouliane à partir des réflexions de Bakhtine et de Benjamin[7], nous dirons que l’itinérant apparaît en effet comme un « chronotype », ou, pour être plus exact, comme l’un des chronotypes travaillés par le romancier dans L’année noire[8] : personnage à la fois représentatif et unique, émanant tout à la fois de la semiosis sociale et d’un projet d’écriture singulier, « [il] figure une tension du devenir historique, qui peut relever de l’économie, des pratiques sociales, du jeu politique, des débats idéologiques, et, par son action en texte, signale et rend sensible les traits de la poétique du texte[9] ». Selon une approche sociocritique, le chronotype articule ainsi enjeux esthétiques et sociopolitiques : par le prisme du personnage romanesque, envisagé comme un carrefour de significations, il permet d’étudier la façon dont le romancier s’approprie les discours sociaux (en l’occurrence les représentations actuelles de la pauvreté et de l’itinérance) et élabore dans le même temps une poétique romanesque singulière. En analysant la façon dont Bruno habite et perçoit la ville, on se demandera en particulier dans quelle mesure l’écriture de Jean-Simon DesRochers relève de l’hyperréalisme qui la caractérise de prime abord.

DU DÉLITEMENT DES SOLIDARITÉS À LA COMMUNAUTÉ MINIATURE

Bruno apparaît pour la première fois dans le sixième chapitre du roman. Il n’est pas nommé, mais participe à la battue organisée pour retrouver Xavier : « Le groupe rassemble peu de gens. Une femme proche de la soixantaine avec un berger des Shetland tenu en laisse, un couple affichant une différence d’âge marquée, l’itinérant qui traîne souvent dans le parc, une jolie jeune femme asiatique, le père de Xavier, sept policiers. » (I, 27) Très vite, pourtant, l’itinérant quitte le groupe et retourne à son logement de fortune, caché dans la ruelle : « Ça paye même pas… Moi, si j’travaille, j’veux qu’on me paye, that’s it… Pis qu’y viennent pas me dire que j’ai pas de coeur… Les beux, eux autres, y sont payés pour le chercher, le ti-cul… Gang d’estie de crosseurs. » (I, 31) Ces protestations peuvent sembler surprenantes lorsqu’on sait que Bruno refuse dans la suite du roman tout travail salarié, mais elles établissent surtout une opposition qui sera reconduite dans toute l’oeuvre. Singularisé par son attitude autant que par son langage (lequel est fortement marqué par l’emploi du joual), l’itinérant tend à rejeter un monde qui ne veut pas de lui : « Bruno évite les artères principales comme René-Lévesque et sa faune de professionnels aux vêtements trop propres. Ces gens font partie d’un univers qu’il préfère ignorer puisqu’ils ne donnent généralement rien aux mains tendues. » (I, 447) Comme chronotype, Bruno révèle l’invisibilisation de la marginalité dans la métropole, caractéristique du rapport contemporain à la pauvreté[10]. Mais c’est aussi une image plus globale des solidarités urbaines qui se dessine à partir de lui.

Au début du roman, Bruno paraît fondamentalement solitaire : son grand ami Lemieux, également itinérant, est mort. Les quelques actes de solidarité dont il bénéficie viennent de personnages presque aussi marginaux que lui, ou ayant connu l’exclusion : le poète subversif Patrick Winter le laisse vivre dans son cabanon, et, lors du trajet de Bruno vers Rougemont, une jeune marginale veille sur son sommeil. Enfin, lorsqu’un chauffeur de bus le laisse monter dans son véhicule lors d’une nuit glaciale, l’itinérant se fait la réflexion suivante : « cet homme a déjà connu la rue. Ses yeux, sa boucle au nez, son visage jeune mais déjà usé » (I, 273). Pour autant, il serait excessif de parler d’une solidarité des humbles, et le roman ne développe pas la représentation chrétienne d’un pauvre essentiellement bon et généreux, vivante image du Christ sur Terre. Les aides sont ponctuelles, les rencontres éphémères — du moins, jusqu’à ce qu’une vraie alliance se noue avec Patrick, comme nous le verrons. Durant la majeure partie du roman, Bruno vit dans un état fondamental d’incertitude, qui implique et explique son nomadisme.

C’est que, dans la ville, espace hostile et darwinien, chacun lutte d’abord pour sa propre survie. Dans Les certitudes, un deuxième sans-abri s’installe près du cabanon de Bruno, et cet événement est présenté comme une menace (C, 401). Plus encore, et de façon paradoxale, l’itinérant doit n’être personne pour subsister, car son invisibilité le protège. Ainsi, au début du deuxième tome, Bruno connaît quelques semaines de célébrité, car des étudiants en sociologie ont créé et diffusé un webdocumentaire dont il est le personnage principal. Durant cette période, l’itinérant s’éloigne de la marginalité : il noue des relations sociales, s’initie à l’informatique et crée un compte Facebook. Il gagne aussi en confort, car les dons se font plus nombreux et plus substantiels. Mais, très vite, Bruno sent que cette notoriété ne peut que susciter des jalousies et lui attirer des ennuis, au point qu’il décide de quitter la ville.

S’il est si difficile d’échapper à l’exclusion, c’est aussi parce que ses causes sont multiples : parce qu’il rend compte d’une situation sociale dans sa complexité, le chronotype se distingue ici du stéréotype ou du personnage type. Plusieurs facteurs peuvent en effet expliquer, voire déterminer la situation de Bruno : par ses origines autochtones il fait partie d’un groupe historiquement marginalisé, et sa toxicomanie et son alcoolisme ont sans doute accéléré sa désocialisation. Mais le personnage n’est pas seulement victime de l’exclusion : il la revendique aussi, et amorce par là une critique du capitalisme libéral et de la société de consommation. D’ailleurs, dans l’évocation du passé de Bruno, la consommation de drogue et d’alcool est aussi présentée comme une réaction de sa part, une manière de supporter au quotidien un travail vécu comme absurde : « Il accumulait des chiffres, parlait de ces chiffres, présentait des graphiques, justifiait des chiffres. Si ces derniers augmentaient, tout allait bien ; s’ils décroissaient, c’était parfois mal, parfois compréhensible ; s’ils demeuraient les mêmes, c’était le drame. » (C, 122) Ainsi, Bruno n’est pas un ouvrier devenu chômeur à cause de la désindustrialisation, mais un ancien col blanc qui critique avec une certaine lucidité le mode de vie dominant, auquel il refuse de revenir. L’itinérant ne cherche un abri que pour se protéger du froid, et il recommence à dormir dehors dès que les beaux jours reviennent, comme si, à l’image du loup de la fable, il craignait la prison du foyer (C, 121). À travers son discours autant que ses actes, Bruno apparaît alors comme le disciple de son ami Lemieux, auteur d’une thèse de doctorat sur Diogène le Cynique, qui érigeait l’itinérance en philosophie, voire en règle de vie : « Il disait vivre dans la rue par choix, par désir de liberté. » (C, 398)

À la fois choisi et subi, cet isolement n’est pas propre à la condition de l’itinérant, au point qu’il paraît difficile de l’envisager comme la conséquence d’un choix totalement personnel. Il est, au contraire, partagé par de nombreux personnages de l’oeuvre, que la ville semble séparer au lieu de les rassembler. Le mouvement d’éloignement de Bruno quittant la battue au début du récit n’est, à ce titre, que la préfiguration de la suite des événements. Loin d’être marginale, son attitude individualiste est en réalité assez exemplaire, signe que les mots d’ordre du néolibéralisme contemporain ont peut-être contaminé les consciences. Déjà peu nombreux à participer activement à la recherche de l’enfant, les personnages s’en détournent progressivement. Mise à l’épreuve de l’unité du quartier, la disparition de Xavier en révèle l’irrémédiable fragmentation. Une logique centripète, marquée par une convergence des trames narratives autour de l’enfant, laisse rapidement place à une logique centrifuge : les destinées individuelles se déploient séparément, ne se croisant que de façon ponctuelle, ce qui explique et justifie la construction à la fois chorale et kaléidoscopique du roman. Rares sont en effet les personnages qui entretiennent des liens directs et durables avec la famille de Xavier. Pire : cette famille même est profondément divisée, à tel point que, à la fin du premier tome, le père de Xavier tire sur sa femme, avant de tenter de se suicider. Un père en prison, une mère vivante mais lourdement handicapée : il ne reste que l’oncle de Xavier, Achille, pour continuer l’enquête, mais il le fait de façon si hâtive et maladroite qu’il compromet toute chance de réussite. En plus de décevoir volontairement les attentes liées à l’intrigue policière, le romancier déploie alors un motif très présent dans le roman québécois depuis le milieu du xxe siècle : l’enfant martyr, incarnation de l’avenir d’une société, est abandonné à une violence destructrice, et l’effacement progressif, au fil des mois, du visage de Xavier sur les affiches accrochées un peu partout dans le quartier est à lire comme la métaphore d’un délitement des solidarités. Parce qu’il est composé de personnages de tous âges, caractérisés par une grande diversité socioprofessionnelle, le microcosme de L’année noire acquiert une portée représentative et peut être perçu comme le miroir de concentration d’une société.

Dans ce contexte, les seuls liens possibles unissent des individus isolés, et le groupe social se fragmente en une série de duos, plus ou moins stables. Ici encore, le chronotype est à la fois singulier et représentatif d’un ordre plus général, à travers la communauté miniature que Bruno finit par fonder avec le poète Patrick Winter. Les liens entre les deux personnages se développent en effet tout au long des deux volumes : Patrick protège Bruno en le laissant s’installer dans son cabanon, lui offre de se laver, puis l’invite à fêter Noël en même temps que sa première publication. Ces deux personnages sans attaches, volontairement marginaux, reconstituent alors une famille minimale. Quelques mois plus tard, les échanges entre Bruno et Patrick prennent une forme plus durable et plus concrète : le poète héberge l’itinérant et lui permet d’obtenir le BS, tandis que ce dernier, en retour, s’occupe des courses et des repas. Malgré les réticences de Bruno, toujours méfiant face au confort, le couple qu’il forme avec Patrick se caractérise par une parfaite complémentarité :

Peu à peu, Bruno a transféré ses possessions du cabanon à une chambre de l’appartement. Il se répète que tout cela est temporaire, qu’au pire, ça durera le temps que Patrick se remette. Mais plus il s’installe, plus il apprécie la chaleur, l’accès à une salle de bain, la possibilité de nettoyer les moindres replis de son corps, même les plus intimes. Depuis le commencement de leur cohabitation, Patrick affirme n’avoir jamais aussi bien mangé, félicitant Bruno pour son ingéniosité dans la récupération des aliments.

C’est malade… Avec tout ce qu’on sauve en cash de bouffe, j’peux acheter encore plus de stock à boire et à fumer. Débile, man.

C, 404

Cette alliance avec Patrick est, dans le roman, l’aboutissement du parcours de Bruno. Mais comment l’interpréter ? Sagesse du chien ou renoncement du loup ? Réponse à la solitude ou retombée dans le lot commun ? Version postmoderne du jardin de Candide ou embourgeoisement cheap par lequel l’itinérant autant que le poète trahissent leurs idéaux ? Ces questions restent, dans un premier temps, ouvertes, comme le montrent l’attitude et les réflexions de Bruno qui se confronte à plusieurs reprises, en esprit, à la figure de Lemieux :

Bruno y réfléchit chaque matin qu’il se lève avec le même plafond au-dessus de sa tête. Il voit la moue désapprobatrice de Lemieux quand il se douche, un matin sur deux, quand il regarde briller les tranches d’un pain acheté, non pas retrouvé dans la benne à déchets.

C, 468

Revenant au banc, Bruno se demande si c’est le dénuement qui donne à l’homme sa valeur réelle, comme le répétait Lemieux. (C, 471)

En se limitant volontairement au point de vue du personnage, comme c’est souvent le cas dans L’année noire, Jean-Simon DesRochers sollicite l’esprit critique du lecteur, l’effacement du narrateur comme la multiplication des focalisations et des voix témoignant de la volonté d’échapper au roman à thèse. Le chronotype porte une représentation complexe de la marginalité, et non un discours univoque sur elle.

PORTRAIT DE L’ITINÉRANT EN VOYANT ET RÉSISTANCE À LA TENTATION DE LA SUBLIMATION

L’amitié entre Bruno et Patrick permet donc une évolution narrative, tout en invitant à une réflexion sur l’insertion de l’itinérant dans la société. Mais elle est également chargée d’enjeux symboliques par l’entremise des intertextes qu’elle mobilise. Sur le versant esthétique du chronotype, cette riche intertextualité nous conduit sur la piste d’une poétique de la vision, liée au rapport étroit qu’entretient Bruno avec la poésie. L’image d’une écriture brute, fonctionnelle, qui pourrait ressortir d’une lecture rapide de L’année noire, se trouve dès lors nuancée.

S’il rejoint la figure contemporaine (voire spécifiquement montréalaise) de l’artiste underground, Patrick Winter réactive aussi des modèles plus anciens, issus de la poésie française du xixe siècle : lors d’une altercation dans un bar, un ivrogne l’assimile à Rimbaud — transformé en « Rambo » (I, 143) ! —, mais c’est surtout à Baudelaire qu’on peut être tenté de l’associer. Issu d’une famille bourgeoise, Patrick cultive la marginalité. Adepte des paradis artificiels, il transgresse les conventions sociales à plusieurs reprises, notamment lorsqu’il refuse de participer à la recherche de Xavier, insultant au passage les policiers et l’enfant, lorsqu’il provoque des bagarres dans les bars ou encore lorsqu’il « pisse » (littéralement) sur des recueils de poésie qu’il méprise, à l’occasion de la remise d’un prix. Dans le même temps, au cours de sa relation avec Bruno, Patrick se montre attentif aux plus humbles, à ceux que la vaste cité produit et rejette, et il apparaît aussi, à l’instar de Baudelaire, comme un forçat de la forme, désireux d’extraire la beauté de la souffrance, de la violence et du mal — on le voit lorsqu’il corrige son manuscrit en vue de sa publication (C, 124-125).

Toutefois, la poésie de Patrick est peu citée dans le roman : la représentation de la ville ne passe pas par ses textes, mais par les personnages qu’il côtoie, et singulièrement par Bruno. En effet, l’itinérant peut être conçu comme l’avatar des figures marginales, émanations typiques de la « fourmillante cité, cité pleine de rêves[11] », qui traversent Les fleurs du mal : mendiants, chiffonniers, petites vieilles, vieillards… Comme plusieurs d’entre eux, Bruno est d’abord aveugle : il se détourne de l’image réelle de la ville, de la « rue assourdissante[12] », de ses agressions et de ses chocs. Personnage le plus proche, physiquement, de la ville, Bruno semble noyé en elle et incapable de l’appréhender comme un objet : comme l’indique son prénom, il reste plongé dans l’obscurité. Chez lui, la vision prime sur la vue, et c’est en cela qu’il se rapproche du « flâneur », figure développée par Walter Benjamin à partir de sa lecture des Fleurs du mal :

Pour la première fois chez Baudelaire, Paris devient objet de poésie lyrique. […] Le regard que le génie allégorique plonge dans la ville trahit bien plutôt le sentiment d’une profonde aliénation. C’est là le regard d’un flâneur, dont le genre de vie dissimule derrière un mirage bienfaisant la détresse des habitants futurs de nos métropoles. Le flâneur cherche un refuge dans la foule. La foule est le voile à travers lequel la ville familière se meut pour le flâneur en fantasmagorie[13].

On le voit dès les premiers chapitres de L’année noire : alors que Bruno est le seul témoin direct de l’enlèvement de Xavier (il était assis dans le parc lorsque le garçon a été kidnappé par un inconnu), les brumes de l’alcool rendent dans un premier temps cette vision confuse : « Bruno étire le bras, localise sa bouteille d’alcool pur. Il porte le goulot à ses lèvres gercées, avale une large rasade qui lui chauffe les boyaux. Me semble que je l’ai vu[14] » (I, 34) Il faut que Vasily se livre sur Bruno à une séance d’hypnose pour que ce souvenir émerge de manière précise :

Bruno, écoute ma voix. J’vais t’aider à t’en souvenir. Ferme les yeux. Écoute ma voix. J’vais t’aider à t’en souvenir. Ferme les yeux. Écoute ma voix. Tu n’écoutes que le son de ma voix. Ma voix. Ma voix. À trois, tu vas juste penser à Xavier…
L’itinérant obéit, garde les paupières closes, demeure assis, immobile. […]
Un, tu penses à Xavier. Deux, Xavier passe en vélo devant toi. Trois, tu le vois.
Oui, j’le vois.

I, 47

Outre qu’il relance l’intrigue policière et crée un effet de suspense, ce souvenir est révélateur du rapport au monde du personnage. À plusieurs reprises, des images s’interposent entre le réel et Bruno : « Chaque matin, […] Bruno ouvre l’oeil sur son plafond couvert de photos de femmes nues. » (I, 33) Et, alors qu’il n’entretient aucune relation amoureuse dans le roman, on le voit fantasmer à partir de traces de rouge à lèvres sur un sandwich trouvé dans une poubelle : « Bruno songe à ces lèvres, à l’âge de leur propriétaire. C’est comme embrasser quelqu’un avec un peu de retard. » (I, 34) Ici médiatisé par un imaginaire érotique, le rapport au réel peut l’être aussi par la culture, avec laquelle Bruno entretient une relation singulière : sans avoir la formation universitaire d’un Lemieux, il possède plusieurs livres et déclame de la poésie, l’été, pour s’attirer les aumônes des touristes. Ainsi, alors qu’il contemple dans son « miroir fêlé » son visage hirsute et givré, Bruno voit apparaître une autre figure, tout droit venue du xixe siècle :

Une image tirée d’un vieux livre se glisse entre lui et son reflet. Un homme vêtu d’un épais manteau de fourrure et d’un chapeau. Il tient une paire de raquettes le long de son flanc gauche et un sextant dans l’autre main. Sous son nez, une épaisse moustache en guidon. Ses yeux ont la fatigue des grands hommes, de ceux qui rêvent de découvertes, de paix parfaite, loin des êtres et de leurs bavardages. […] D’une main gourde, [Bruno] fouille dans sa pile de livres, où il espère retrouver cette photographie. L’un d’eux révèle l’image grise d’un visage décoré d’une même moustache. Niet-zs-che… Biographie d’une pensée… Souviens plus comment ça se prononce, c’te nom-là…

I, 271

Cette prégnance de la vision, voire de l’hallucination, entre en contraste avec la perception de la ville, qui est souvent limitée, ou empêchée : obscurité, nuages et brouillard sont des motifs récurrents du roman (« La noirceur tombe sur la ville. Une lumière grise résistera quelques minutes, imprécise comme un brouillard sec, laissée en suspens après la disparition. » [I, 270] ; « [Bruno] regarde le ciel, aplani par le même nuage depuis des jours. » [I, 448]). L’amputation du regard n’est pas l’apanage de l’itinérant, elle caractérise plus largement l’expérience de la ville, dans laquelle l’exhibition de signes parcellaires attire l’oeil et obnubile les individus au point d’empêcher une perception globale : le détail prime sur l’ensemble. On le voit dans une scène où Bruno observe les passants, alors qu’il se rend à un entretien avec les étudiants en sociologie :

Le feu rouge qui le sépare de son point de rencontre monopolise l’attention des piétons qui l’entourent. Bruno compte près de vingt têtes tournées vers ce cercle illuminé et cette main rouge. Il aimerait réaliser un arrêt sur image, utiliser une télécommande pour figer le présent des autres. Un jour de pluie où il avait réussi à s’introduire en douce dans une vieille salle de cinéma, il avait vu un film qui mettait en scène cette idée.

I, 508

Ici plus lucide que ses congénères, l’itinérant prend de la distance par rapport aux automatismes de l’expérience urbaine : là où le groupe semble agi par la ville et ses signaux, Bruno transforme sa vision en idée de création artistique, mais toujours sur le mode d’une fantasmagorie consolatrice dans laquelle fiction et réalité se confondent : « Moi, j’ferais ça dans un buffet… Pèse sur pause, entre dans la place, mange trois assiettes, sors dehors, pèse sur l’autre piton… Gras dur. » (I, 508)

Cette mise à distance de l’expérience urbaine prend une forme plus durable et plus radicale dans une séquence du roman au cours de laquelle Bruno quitte la ville. Voulant échapper aux conséquences de la célébrité résultant du webdocumentaire, Bruno se rend en effet à la campagne, à Rougemont, pour observer les perséides. Il active alors une autre des significations de son nom, rattaché aux étoiles à travers la figure de Giordano Bruno, qu’évoque par ailleurs Lemieux au cours d’une discussion (I, 397).

L’excursion bucolique de Bruno commence par une ultime évocation de la ville invisible, en forme de clin d’oeil à La canicule des pauvres et à son atmosphère étouffante : « Sa dernière excursion hors de la ville remontait à deux ans. L’été dernier, il faisait trop chaud. Le smog s’était installé sur le sud de la province, masquant le ciel d’une purée épaisse, jour et nuit. » (C, 293) Or, à mesure que l’on s’éloigne de Montréal, le paysage tend à s’ouvrir. L’image est d’abord incomplète, coupée : « L’autocar traversait une rivière lisse qui semblait s’interrompre brusquement, comme si l’horizon s’était brisé. » (C, 294) Mais, peu après, un véritable panorama pictural se déploie, phénomène suffisamment rare dans le roman pour être souligné : « Bruno contempla le mont Saint-Hilaire au loin, une double bosse vert forêt marquant le point de fuite d’un tableau composé de champs de maïs et d’un ciel bleu pâle. » (C, 294) Alors que la ville empêchait ou fascinait le regard, la campagne lui permet de se déployer. Pour autant, elle ne constitue pas immédiatement un espace idyllique, et Bruno y demeure un exclu. Si le fermier qu’il connaît, Gaëtan, le reçoit avec cordialité, l’itinérant ne passe pas le seuil de sa maison (C, 295) ; les conventions sociales et les préjugés demeurent tenaces, et c’est à l’extérieur de la ferme que les deux hommes partagent un repas.

Cependant, à la nuit tombée, l’itinérant franchit un nouveau seuil qui l’éloigne du monde social et le rapproche du cosmos : « Bruno s’enfonça dans le verger. Il trouva une petite clairière, localisa la constellation de Cassiopée, étendit sa couverture, replia son sac pour s’en faire un oreiller. Sitôt étendu, Bruno vit un trait lumineux traverser quelques degrés de ciel. » (C, 296) Lieu chargé de symboles et de connotations positives, le verger, à la fois clos et fécond, renvoie au mythe biblique de l’Éden[15] et à ses multiples réécritures, dont le locus amoenus de la littérature médiévale. Hors de l’Histoire, échappant à toute activité productive, Bruno entre en relation avec la nature, pour la première fois dans le roman, sans que sa perception soit altérée par l’alcool : « Malgré les effets du cidre, Bruno garde les yeux ouverts. Il a repéré la Voie lactée. Selon lui, ces nuances de lumière forment les couleurs les plus grandioses que l’oeil puisse capter. Il n’a pas compté les étoiles filantes comme autrefois ; il contemple, serein, heureux. » (Ibid.) Non seulement le personnage parvient ici à déchiffrer le ciel étoilé, à lire ses constellations, mais il pose sur lui un regard esthétique. Le verbe « contempler », qui apparaît ici sans complément, comme s’il se suffisait à lui-même, peut faire écho à la poésie hugolienne et, plus précisément, au passage de l’extrême dénuement à la beauté sublime qui s’accomplit dans le poème « Le mendiant », où le manteau troué d’un pauvre homme se transforme, une fois étendu devant le feu, en un ciel étoilé :

Et, pendant qu’il séchait ce haillon désolé
D’où ruisselait la pluie et l’eau des fondrières,
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où je voyais des constellations[16].

On peut également penser, en raison de la sublimation du dénuement, à un autre intertexte célèbre :

Mon unique culotte avait un large trou.
— Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
— Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou[17].

De fait, le regard sur le ciel transforme Bruno, qui n’envisage plus Lemieux comme son maître, mais plutôt comme une victime. C’est dans ce passage que s’amorce la dégradation du personnage, qui deviendra explicite et récurrente à la fin du roman : « À l’occasion, Bruno pense à Lemieux qui n’aura jamais connu ce spectacle. Lemieux, le gars de la ville. Il y était né, y avait étudié et s’y était échoué, suivant une logique que Bruno ne saisit pas encore complètement. Que Lemieux ait souffert d’une maladie mentale reste probable. » (C, 296) Limitant le regard, la métropole apparaît ici comme un espace oppressant, qui conduit inéluctablement Lemieux vers sa chute. Bruno, lui, accomplit un mouvement inverse et s’éloigne de Montréal pour revenir vers ses origines, première évocation précise de son histoire familiale. La « tradition des perséides » le ramène à sa mère, à la petite ville de son enfance, dont le « ciel […] n’était pas voilé par la pollution lumineuse » (C, 297), mais aussi à ses origines autochtones : le chapitre se termine en effet sur le mot « wezogenaid », qui signifie « étoile filante » en abénakis, seul héritage que Bruno ait gardé de sa mère et de son peuple : « Quand elle le prononçait, Bruno comprenait combien le monde d’où elle venait était lointain, un univers plus doux, plus beau et plus sensé. » (Ibid.) Intime, le retour à l’origine possède aussi une portée collective et conduit le lecteur vers le passé lointain du Québec, à l’époque où le colonisateur blanc et chrétien n’avait pas encore commencé son oeuvre. Le portrait de la mère de Bruno est, à ce titre, significatif. Les marques du christianisme s’y effacent tandis que s’affirment les signes de l’autochtonie : « Bruno repense à ces rares nuits singulières, ces heures où sa mère retirait la croix à son cou et défaisait sa longue chevelure noire. » (Ibid.)

Force est pourtant de nuancer une lecture euphorique de ce passage. La valorisation des origines se heurte au fait que Bruno ne semble pas comprendre le terme « wezogenaid », ni connaître d’ailleurs sa prononciation exacte (« il n’est jamais parvenu à le dire avec les mêmes intonations que sa mère » [ibid.]) ; pour le lecteur comme pour le personnage, la séquence s’achève donc sur un signifiant opaque, indice que la culture autochtone est devenue inaccessible. Comme les étoiles qu’admire Bruno, elle tend à s’effacer, à disparaître. De même, on peut observer dans le passage une résistance au processus de sublimation, le mouvement hugolien d’ascension vers le ciel étant contrarié par plusieurs éléments ; ce que Bruno contemple, ce sont en réalité des météorites qui tombent, retour vers la terre qui est aussi au coeur de la leçon de sagesse de la mère :

En de ces nuits de perséides, sa mère lui avait expliqué qu’il était absurde de prétendre que les morts montent au ciel. « Le ciel commence là où la terre se termine. Les gens ont la plante des pieds au sol, le corps, lui, y est déjà au ciel. » Elle ne voyait pas l’avantage de monter plus haut. « J’préfère devenir de la terre, moi, revenir à ce qui donne la vie. »

Ibid.

Après l’épisode des perséides, voici Bruno « rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre[18] », ce qui signifie pour lui un retour vers la ville. Or, si l’itinérant ne s’est métamorphosé ni en mendiant mystique ni en poète, cette parenthèse enchantée n’a sans doute pas été sans incidence : c’est après elle que se noue l’alliance avec Patrick, qu’il n’est plus question de visions et que l’itinérant s’émancipe de la figure de Lemieux le Cynique. S’agit-il d’un gain de lucidité ou de la perte, pour le personnage, de tout ce qui pouvait le rattacher à une tradition poétique et philosophique ? Si le parcours du chronotype conduit à interroger un ensemble de valeurs et de discours sociaux, il permet également de caractériser de façon plus complexe l’esthétique romanesque de Jean-Simon DesRochers, tendue entre hyperréalisme et tentation de la vision poétique.

+

Comme chronotype, Bruno est donc révélateur d’une absence d’unité de l’espace urbain. L’anonymat du quartier où se déroule L’année noire est, de ce point de vue, symptomatique : l’absence d’identité du lieu peut être vue comme la conséquence d’une désagrégation des liens sociaux dont l’itinérant est à la fois le premier témoin et le produit. Elle est aussi le fruit d’un problème de perception : la ville ne peut être appréhendée comme un tout, elle plonge les individus dans un chaos de sensations qu’ils ne parviennent pas à transformer en un tableau signifiant. Une représentation très pessimiste de la ville travaille ainsi le roman de Jean-Simon DesRochers, mais elle est tempérée par un humanisme discret : dans cet espace hostile et souvent toxique, il reste possible d’entrer en relation avec l’autre, pour fonder avec lui des alliances modestes et précaires, de toutes petites communautés de résistance à l’individualisme triomphant.

Au terme de cette analyse, on peut également nuancer l’idée d’un réalisme brut, voire d’un hyperréalisme — mise en avant dans le paratexte de l’oeuvre[19] comme dans plusieurs critiques du roman. Cette idée correspond bien à certains éléments apparents de la poétique romanesque de Jean-Simon DesRochers et au refus de la sublimation que nous avons pu observer — réaction possible à l’omniprésence des affects et à leur instrumentalisation dans nombre de représentations contemporaines. Toutefois, elle conduit à minorer, voire à ignorer les riches réseaux intertextuels, poétiques et symboliques qui traversent le roman, comme le motif de la voyance porté par Bruno. De fait, les personnages de L’année noire ne sauraient être envisagés comme la traduction romanesque de portraits types. Traversés par des contradictions, des paradoxes, ouverts à de multiples possibles, ils demeurent irréductibles à un discours politique ou social et font écho aux vers de Tristan Tzara, mis en exergue du premier volume : « nous ne sommes pas des penseurs/nous sommes faits de miroir et d’air ».