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Connaît-on bien les idées d’André Belleau sur l’essai ? Belleau a su mettre en avant des propositions stimulantes et, grâce à la précision de ses formules, elles ont trouvé un écho considérable au sein du discours critique québécois. Mais comment doit-on qualifier la pensée qu’il a construite sur le sujet ? En scrutant bien ses affirmations, on observe que quelques-unes d’entre elles paraissent discutables. Il est vrai que l’on peut considérer que l’intérêt des articles de Belleau à l’égard de l’essai porte davantage sur sa propre pratique d’écriture que sur l’essayistique. Il semble pourtant préférable de les étudier pour ce qu’ils sont devenus : des textes qui ont abondamment alimenté la réflexion sur l’essai au Québec depuis trente ans, écrits par un auteur qu’on a érigé après sa mort en spécialiste de l’essai. Le recours continu aux textes de Belleau pourrait s’expliquer par quatre raisons principales : son sens aigu de la formule ; sa grande capacité à dégager des pistes de recherche — François Dumont parle de « l’ouvreur de perspectives par excellence[1] » ; l’originalité de sa pensée ; la qualité de l’ensemble de son oeuvre, qui se porte alors garante de ses idées sur l’essai. En esquissant des hypothèses sur la forme et le langage de l’essai, en cherchant à le définir, en insistant sur sa littérarité et en imaginant la place de l’essayiste au coeur du monde qu’il habite, Belleau a également émis des énoncés problématiques. Procéder à une étude approfondie de la conception de l’essai de Belleau nécessite que l’on revoie les composantes qui ont le plus marqué ses travaux et celles qu’il a empruntées (notamment à Barthes) pour forger son essayistique. Cela exige également que l’on tente de découvrir des choses qui auraient pu échapper à la critique et que l’on aurait avantage à placer sous un nouvel éclairage.

Essais sur l’essai : quelques principes théoriques

Belleau a consacré trois courts textes à l’essai : « Approches et situation de l’essai québécois[2] », « La passion de l’essai[3] » et « Petite essayistique[4] ». Il n’a cependant pas publié d’études sur des essais en tant que tels, à l’exception de « Relire le jeune Lukács » (Y, 112-118). Dans son analyse, il a préféré « ne pas procéder […] à un examen des vues de Lukács sur l’essai » (Y, 113), mais plutôt explorer sa pratique d’essayiste, puis comparer ses hypothèses à celles de Bakhtine, notamment autour du dialogisme. Autrement dit, Belleau a choisi de ne pas discuter des principes théoriques de « Nature et forme de l’essai[5] » , texte fondateur de l’essayistique au xxe siècle. Il est tentant d’imaginer la manière dont Belleau aurait pu traiter des idées centrales chez Lukács, entre autres la conception de l’essai comme forme d’art, l’importance du processus ou l’ambivalence de la vérité dans l’essai. Ailleurs, Belleau esquisse des réflexions sur l’essai, mais ne l’étudie pas en profondeur. Il énumère un grand nombre de titres dans « Approches et situation de l’essai québécois » sans analyser les oeuvres en question. Il se concentre surtout sur l’essai en tant que mode d’expression, et il semble privilégier les discours essayistiques à l’intérieur du roman[6]. « Petite essayistique » et « La passion de l’essai » contiennent très peu d’exemples d’essais ou d’essayistes, si ce n’est celui de Fernand Ouellette, qui reviendra dans « L’Allemagne comme lointain et comme profondeur » (SV, 39-48). Belleau publie également le compte rendu d’un livre de Pierre Vadeboncoeur, « Un discours crépusculaire[7] », où il tisse des liens pertinents entre essai et pamphlet de manière succincte.

Un premier parcours de l’oeuvre de Belleau nous permet de constater qu’il ne traite de l’essai que dans un nombre restreint d’articles et qu’il ne développe pas systématiquement les quelques principes théoriques qu’il mentionne. Ce corpus paraît a priori assez mince pour faire de lui un spécialiste du genre. Pourquoi donc l’essai et l’essayistique ? Il existe une corrélation indéniable chez Belleau entre le fait de valoriser la pratique de l’essai et celui de se construire en tant qu’écrivain, comme d’autres le font à l’aide du roman ou de la poésie. Si Belleau n’avait pas conçu son activité d’écriture comme celle d’un écrivain, l’aurait-on lu de la même manière ? Attacherait-on encore aujourd’hui une importance aussi considérable à ses textes ? On peut supposer que le statut d’écrivain de Belleau a permis d’assurer la permanence de ses essais dans les études littéraires. En revanche, cette question ne possède pas d’incidence véritable sur mon propos, qui vise à comprendre les idées de Belleau, sa manière de réfléchir à l’essai, sa conception du genre. Je m’intéresse au Belleau théoricien ou critique de l’essai et non à l’écrivain. Je tenterai de comprendre pourquoi quelques textes brefs ont pu avoir une telle influence sur les discours qui ont suivi, et cela depuis une trentaine d’années.

La narrativité et la fiction

Belleau a favorisé les formes brèves et un propos d’une grande densité. Ses idées sur l’essai ont souvent été véhiculées, dans les travaux universitaires, sous forme d’énoncés succincts, de propos éloquents sur la littérarité de l’essai, et plus précisément sur sa narrativité et son appartenance à la fiction. Il convient de replacer quelques-uns des énoncés les plus marquants au sein d’une pensée globale sur l’essai afin de mieux les appréhender. Dans son texte le plus ancien sur le sujet, « Approches et situation de l’essai québécois », Belleau précise sa conception de l’essai en rejetant ce qu’il perçoit comme des idées reçues : « On admettra toutefois que la description engagée par des affirmations comme celle-ci : l’essai appartient au genre enthymématique[8] et ainsi de suite a peut-être comme limite de ne pas insérer l’essai dans un ensemble plus large avec les éléments duquel il entrerait en relation. » (Y, 149 ; l’auteur souligne.) Cet énoncé paraît révélateur de la rhétorique qu’il préconise : la phrase débute par une affirmation catégorique (« On admettra ») ; la partie en italique indique une prémisse théorique ; suit un commentaire rapide (« et ainsi de suite »), plutôt qu’un développement argumentatif, comme si cette prémisse allait de soi. Accepte-t-il l’hypothèse qui fait relever l’essai de l’enthymème ? Si oui, de quelle façon ? Quand Belleau cherche à conceptualiser l’essai, il tend à ne pas conserver toutes les caractéristiques inhérentes au genre. Autrement dit, en créant des liens entre l’essai et la narration ou la fiction, il minimise l’importance de l’argumentation. Il déplore que l’on impose un seuil à l’essai en ne le considérant pas comme de la littérature au même titre que le roman ou la poésie, mais il procède de manière analogue en insistant peu sur ses possibilités cognitives.

L’extrait précédent a rarement fait l’objet d’un commentaire, contrairement au prochain passage sur la définition de l’essai en tant qu’oeuvre narrative :

Ajoutons par ailleurs que s’il semble y avoir accord de principe sur le fait que l’essai procède du fictionnel à l’instar de tout discours littéraire, il existe encore peu d’études qui en tirent résolument les conséquences et envisagent l’essai — « roman sans noms propres » selon les mots de Barthes ou « biographie […] sans événements » d’après ceux de Jean Marcel — du point de vue narratif, c’est-à-dire d’une sorte de récit idéel comportant à sa manière sujets et fonctions.

Y, 150 ; je souligne

Dans la première partie de la phrase (en italique), on pourrait se demander s’il y a une confusion entre les termes « fictionnel » et « fictif », c’est-à-dire entre le statut du texte et sa matière. Les recherches des trente dernières années ont insisté sur le fait que l’essai relève bien du non-fictionnel (statutairement), mais qu’il est parfois fictif (une partie de la matière est inventée). Genre enthymématique et argumentatif (statutairement), mais parfois narratif et fictif (par l’inclusion de récits, d’anecdotes), l’essai n’a jamais été conçu de manière systématique comme récit ni comme fiction. L’assertion de Belleau possède quelque chose d’emblématique lié à son art de la démonstration : présenter une hypothèse comme une évidence alors qu’aucune preuve suffisamment convaincante ne vient l’appuyer. Le ton — que je qualifierais ici de péremptoire — n’est pas non plus étranger aux stratégies rhétoriques de l’auteur. En réalité, il s’agit d’une affirmation douteuse, puisqu’en 1979[9], il n’existait aucun consensus préalable au regard du statut fictif ou fictionnel de l’essai. Aujourd’hui, on pourrait certes affirmer le contraire : tous les spécialistes[10] de l’essai misent sur sa littérarité, nombreux sont ceux qui constatent le rôle déterminant du discours fictionnel et de la narration à l’intérieur de certains types (ou registres) d’essais. En revanche, rares sont ceux qui adoptent véritablement le point de vue de Belleau.

Lorsqu’on cite des parties de cette longue phrase, l’énoncé initial disparaît toujours. Coupée de son contexte, elle peut nous faire perdre un élément essentiel de ce qu’avançait l’auteur, mais sa manière reste éloquente. Belleau recourait beaucoup aux formules et il a su réutiliser à profit celles des autres pour étayer son argumentation, dont les deux qu’il cite ici. La première, « roman sans noms propres », se trouve en conclusion du fragment « Le livre du Moi » de Roland Barthes par Roland Barthes : « La substance de ce livre, finalement, est donc totalement romanesque. L’intrusion, dans le discours de l’essai, d’une troisième personne qui ne renvoie cependant à aucune créature fictive marque la nécessité de remodeler les genres : que l’essai s’avoue presque un roman : un roman sans noms propres[11]. » L’expression barthésienne citée par Belleau intrigue, mais tourne un peu à vide ; elle n’aide assurément pas à mieux définir l’essai. Il en va autrement de ce qui précède, cette idée selon laquelle « l’essai s’avoue presque un roman », car l’ambivalence du presque transforme le tout en un énoncé polysémique. Une lecture attentive permet d’interpréter « roman sans noms propres » comme une observation de Barthes sur son propre texte — tout à fait inclassable — plutôt que sur l’essai (en général). Il procède alors à un rapprochement de la liberté intellectuelle de l’essai et de la souplesse de la forme romanesque, sans jamais lui attribuer un statut fictionnel. Emprunter des traits à la fiction ne signifie pas se confondre avec elle ; c’est du moins le constat qui s’impose chez Barthes.

La seconde formule apparaît dans un article de Jean Marcel sur l’essai dans la littérature espagnole :

Et c’est par la médiation de l’univers culturel de sa propre histoire que l’essayiste tente de réunifier le réel autour de son moi. L’essai devient alors une biographie, mais sans événements, ou plutôt érigeant comme événement capital la rencontre spécifiquement culturelle du moi et des productions culturelles que sont les livres, les coutumes, les mythes[12].

À l’instar de Barthes, Jean Marcel n’a jamais suggéré que l’expression « biographie sans événements » soit entendue comme un synonyme de l’essai. En réalité, elle doit se comprendre davantage comme la signification d’une vie traversée par la réflexion sur soi qu’envisage un essayiste, et non un récit, encore moins une fiction. Non seulement les deux exemples utilisés par Belleau sont-ils sortis de leur contexte, mais ils ne viennent pas appuyer de manière convaincante son interprétation. Après avoir forgé leur expression respective, Barthes et Marcel la repensent et l’expliquent ; chacune paraît peu substantielle sans les précisions qui suivent chez l’un comme chez l’autre. Dans la construction argumentative de Belleau, « roman sans noms propres » et « biographie sans événements » deviennent des pistes attractives pour inscrire l’essai dans l’univers du récit et de la fiction. Chacune apporte une caution à l’hypothèse qu’il soutient. En revanche, cela se produit à l’aide d’un certain détournement de la proposition complète à l’intérieur de laquelle se trouvent ces deux formules. C’est donc la reprise de celles-ci dans un sens plus restreint qui conduit Belleau à adopter une conception de l’essai comme narration.

Généralement cité seul, « récit idéel » a donné lieu à de nombreuses interprétations. Dans les travaux sur l’essai, on explore alors sa signification ou on la compare à celles de Barthes et de Marcel, comme le fait Robert Dion[13], mais les conséquences diffèrent pourtant. Quant à René Audet, il a déployé l’argumentation de Belleau et a cherché à la raffiner. Selon lui,

[p]ar le recours à une telle conception du récit, point d’incompatibilité théorique entre discours narratif et genre essayistique : l’essai ne se définit pas […] en opposition avec le roman et autres pratiques narratives […], mais bien parallèlement, seuls leur projet, leur démonstration étant distincts — et non leurs moyens[14].

Embryonnaire, l’idée de Belleau a été habilement développée par Audet. Cette explication sur le discours narratif pourrait-elle également convenir au discours fictionnel ? On remarque qu’en poursuivant son analyse, Belleau opère un glissement de récit à fiction : « Quant à l’essai considéré comme une “fiction idéelle[15]”, voilà un parti qu’il serait intéressant, après l’avoir pris, de pousser jusqu’au bout. Le seul fait de se demander si Novalis est aussi fictif dans Fernand Ouellette que Napoléon dans Stendhal ouvre de fascinantes perspectives. » (Y, 151) Récit et fiction apparaissent ainsi comme synonymes ; aucune différence entre les deux n’est établie de manière explicite. Du moins, Belleau n’explique pas pourquoi il modifie le terme au cours de sa réflexion.

Concevoir l’essai comme fiction reste pourtant une position assez marginale, à l’exception notable de celle ardemment défendue par Robert Vigneault. Celui-ci prolonge la pensée de Belleau en précisant que « le mot “fiction” est un terme analogue, et non univoque[16] ». Il affirme ensuite que l’essai doit être considéré comme une fiction d’idées : « [L]e discours fictif de l’essai consiste en une argumentation, autrement dit : en un procès d’analyse et de synthèse, en une discussion d’idées. Il s’agit globalement, pour reprendre une autre formulation concise d’André Belleau […], d’une “fiction idéelle”[17]. » Toutes séduisantes qu’elles puissent paraître, les propositions sur le récit idéel et la fiction idéelle ne peuvent être valables que pour une partie très limitée du vaste corpus d’essais ; les établir en principes deviendrait trop hasardeux et risquerait de nous mener à une impasse. Entre le rejet de la fiction et l’inclusion de toute littérature dans l’univers de la fiction, il apparaît évident que nombre d’essayistes brouillent la frontière. En analysant les essais de Belleau, Gérald Cousineau a bien souligné la difficulté d’imposer un tel modèle : « Repérer un récit idéel dans chaque essai s’avère une entreprise difficile ; on peut parfois identifier un thème idéel, mais il peut s’appliquer à une partie du texte et ne pas le “contaminer” tout entier. […] La théorie de la fictionnalisation dans l’essai peut prêter à des abus ou contresens[18]. » Les rapports entre la fiction et l’essai n’ont pas été traités à partir de la perspective imaginée par Belleau. Il paraît ainsi plus légitime d’explorer de quelle manière la fiction travaille la structure et le contenu de l’essai plutôt que de considérer l’essai comme une fiction d’idées. D’un côté, on ne peut prétendre que l’essai perd sa littérarité parce qu’il n’est ni récit ni fiction ; de l’autre, on ne peut affirmer que l’essai n’appartient qu’à la littérature. Il fait partie d’une constellation plus vaste et relève aussi de la philosophie[19] et des sciences humaines. Confiner l’essai au seul espace littéraire pourrait signifier une restriction de son étendue et de sa portée.

Belleau précise sa pensée sur la fiction idéelle en rapport à une personne réelle dans « L’Allemagne comme lointain et comme profondeur ». Il convoque à nouveau l’exemple de Fernand Ouellette : « On se demande parfois si c’est Fernand Ouellette qui parle de Novalis ou si c’est Novalis qui parle de Fernand Ouellette. La conception du langage et de la poésie qu’a Fernand Ouellette est projetée sur Novalis. Novalis lui-même devient fictif d’une certaine manière comme tout être créé par des mots. » (SV, 46) Si le Novalis sur qui réfléchit Ouellette possède un statut fictif d’« une certaine manière » — la nuance paraît capitale —, Belleau ne mentionne toutefois pas de quelle manière. Sans explication précise, la comparaison se justifie mal : l’auteur réel sur qui l’on écrit deviendrait fictif par le simple acte de création. Cet argument à peine ébauché parvient difficilement à nous convaincre, car il n’est suivi d’aucune démonstration. Lorsqu’il effectue un retour sur ce qui prime dans l’essai, Robert Vigneault cite abondamment Belleau et il emploie d’ailleurs le même exemple que lui pour illustrer la nature fictionnelle de l’essai. La conjecture de Belleau se transforme alors en assertion : « Le Novalis de Fernand Ouellette, son Novalis, est un être fictif […][20]. » Ni Novalis ni Napoléon ne sont des personnages purement imaginaires dans un roman, encore moins dans un essai. Il semble essentiel de tenir compte de la valeur référentielle en ce qui a trait aux personnes réelles dont on parle dans un essai.

Belleau ne transforme pas en personnages fictifs les auteurs qu’il étudie. Personne ne s’interroge sur le statut réel de Jacques Godbout ou de Bernard Derome dans ses essais. Cela signifie qu’implicitement, il établit une distinction entre les essais, sans toutefois la signaler. La présence de la fiction dans certains registres d’essai s’avère indéniable, mais dans le domaine de la référence, la « littérature qui analyse ou commente l’univers d’expérience auquel elle fait référence » se distingue de celle « qui fictionnalise la référence pour construire un simulacre cohérent et crédible du monde[21] ». Le commentaire de Belleau paraît plus juste s’il qualifie des textes hybrides oscillant entre différents genres que s’il vaut pour l’ensemble de la production essayistique. Belleau tend à généraliser, ce qui explique que l’on parvienne moins bien à induire chez lui une conception plus détaillée de l’essai, et a fortiori de l’essai comme récit ou comme fiction. L’essai relève du registre « sérieux », mais il accueille des effets de fiction, énoncés qui signalent la présence de la fiction. L’effet de fiction, en ce sens, se conçoit comme « invraisemblable avoué », par analogie avec l’effet de réel chez Barthes, qu’il définit comme « le fondement d[u] vraisemblable inavoué[22] ». L’effet de fiction possède une incidence (variable) sur l’ensemble et se présente sous la forme d’un court passage (récurrent ou non) dans un essai où l’on quitte le registre « sérieux » pour s’aventurer sur le territoire fictionnel.

L’univers idéel

Le rôle imparti aux idées dans l’essai chez Belleau se trouve infléchi par sa conception originale du genre comme récit ou comme fiction. Pour illustrer son propos, il imagine que les idées et les événements à l’oeuvre dans un essai

se conduisent au fond tels les personnages de la fiction et qu’ils nourrissent entre eux des rapports amoureux, de haine, d’opposition, d’aide, etc. Il se produit une réelle dramatisation du monde culturel et je parierais qu’à la fin il existe des idées gagnantes et des idées perdantes. Une idée suscite le goût d’écrire, une idée fait en sorte que le vouloir-écrire chez l’essayiste devient plus fort que le non-écrire, et cette idée va rencontrer toutes sortes d’obstacles comme le héros du roman.

SV, 86-87

Le parallèle établi entre les deux formes permet d’élargir la notion même de personnage vers des entités plus abstraites (les idées) et de l’intégrer à l’univers discursif de l’essai. La force de sa proposition vient du changement de point de vue. Au lieu de concevoir un univers idéel qui s’inscrit dans un discours enthymématique, il le place dans un monde parallèle dominé par la narration. Ce qu’il faut souligner, c’est le parcours où s’opère une métamorphose des idées. Toutefois, la transformation de l’essai en récit idéel reste somme toute assez sommaire — d’ailleurs, la description de Belleau rappelle davantage un schéma conventionnel dominé par la quête d’un héros, plus près de ce que l’on retrouve dans les contes. Ce qu’il avance reste très spéculatif (« je parierais ») et ne contient aucune illustration précise. Par cette conjecture, Belleau montre comment le mouvement de pensée et d’écriture de l’essayiste s’élabore plutôt que le processus argumentatif à l’oeuvre dans l’essai.

Belleau conçoit l’univers idéel de l’essai différemment de la plupart des spécialistes, et sa manière de le représenter se distingue encore davantage. Lire Belleau nous donne l’occasion de croire qu’il cherchait à faire tenir le monde des idées dans un ensemble de formules originales. Après avoir repris des éléments de l’argumentation de Judith Schlanger sur ce qu’il perçoit, dans « Aspects et situations de l’essai québécois », comme « rôle essentiel de la métaphore dans la littérature réflexive », Belleau ajoute : « On retrouve, par ce biais, les aperçus de Barthes, qui parle d’un “chant d’idées-phrases”, et pour lequel “tout essai repose […] sur une vision des objets intellectuels” […]. » (Y, 151) Faire appel fréquemment à Barthes ne révèle pas uniquement l’importance que celui-ci détenait à cette époque, mais aussi un désir de reprendre certains aspects de son langage[23]. La prose de Belleau intègre parfaitement bien les formules de Barthes. Dans l’extrait précédent, il combine deux passages différents de Roland Barthes par Roland Barthes. Le premier évoque une autre manière de concevoir l’influence : « (J’avais la tête pleine de Nietzsche, que je venais de lire ; mais ce que je désirais, ce que je voulais capter, c’était un chant d’idées-phrases : l’influence était purement prosodique[24].) » Pour le second, Barthes ne se montre pas aussi affirmatif que Belleau : « Tout essai repose ainsi, peut-être, sur une vision des objets intellectuels. Pourquoi la science ne se donnerait-elle pas le droit d’avoir des visions[25] ? » Belleau supprime l’hésitation de Barthes, de même que l’oscillation entre le travail scientifique (sémiotique) et l’oeuvre de création. Le lien tracé par Belleau entre ces deux propositions s’avère possible — et il sert adroitement son argumentation —, mais il demeure aléatoire ; Barthes ne l’a aucunement suggéré. Ce que l’on remarque, c’est un nouveau rapport analogique : la prosodie barthésienne (ce chant d’idées-phrases) se retrouve dans les textes de Belleau à l’instar de celle de Nietzsche chez Barthes. Ce faisant, il illustre indirectement la nouvelle conception de l’influence mise en avant par Barthes.

Pour un théoricien de l’essai, offrir sa propre acception du genre s’avère une pratique commune. Comme d’autres le font à la même époque[26], Belleau déploie l’étendue du mot « essai » dans le dessein de créer une définition concise et métaphorique qui résume sa réflexion sur le genre :

On se rappellera l’étymologie latine du mot « essai », exagium, lui-même dérivé du verbe exigere, lequel a deux sens : peser (l’essai « pèse » les idées ; l’examen, forme savante d’exagium, « pèse » les mérites des candidats) et chasser hors d’un lieu (d’où l’essaim, forme non pas savante mais populaire d’exagium). L’essai n’est pas une pesée, une évaluation des idées ; c’est un essaim d’idées-mots[27].

SV, 87-88 ; l’auteur souligne

On peut qualifier de barthésien l’énoncé définitionnel, compte tenu de sa ressemblance avec les diverses formules de Barthes — véritable artiste de l’énallage et de la création de mots composés inusités. Belleau indique implicitement le modèle — « idées-phrases[28] » —, qu’il cite préalablement. La métaphore de Belleau convoque habilement à la fois la multitude et la migration. Mais pourquoi privilégier un seul des deux sens suggérés par l’étymologie ? Retirer l’évaluation des idées de l’essai tend à réduire sa portée critique. Cette conception plus étroite permet néanmoins à Belleau de forger une expression, « essaim d’idées-mots », qui nous incite à considérer l’essai différemment.

Toutes les formules stimulantes de Belleau sur l’essai ont relégué dans l’ombre d’autres propositions intéressantes, exprimées plus sobrement, ce qui explique peut-être pourquoi elles n’ont pas été jugées aussi significatives. Dans « La passion de l’essai », Belleau évoque le rôle que jouerait selon lui l’idée singulière, et à plus forte raison l’idée paradoxale dans un essai : « Une telle idée a le mérite, du point de vue de l’essayiste, de produire quelque chose d’inattendu, de choquant, de surprenant, ce qui correspond précisément aux qualités de l’essai, comme de la nouvelle, l’essai étant une sorte de courte nouvelle dans le domaine des idées. » (PDE, 93-94) L’analogie entre l’essai et la nouvelle n’est pas devenue un autre moyen pour la critique de rapprocher l’essai de la narration. Pourquoi personne ne semble-t-il avoir voulu la reprendre ? En quoi est-elle moins pertinente ou moins juste que « récit idéel », « fiction idéelle » ou « essaim d’idées-mots[29] » ? Le peu d’égard pour une telle idée pourrait simplement tenir de son mode d’expression : une définition analogique et non une formule audacieuse à la manière de Barthes. Si l’hypothèse de Belleau ne paraît valable que pour l’essai très bref, tel qu’il le pratiquait, et non pour l’essai en général, cela ne devrait pas nous faire oublier les deux aspects principaux : le processus par lequel l’idée (paradoxale) se développe dans la pensée de l’essayiste et l’effet inattendu, une caractéristique importante de la nouvelle. Jusqu’où serait-il possible de développer ce raisonnement ? L’idée paradoxale qui provoque un mouvement de surprise constituerait-elle une avenue non explorée pour l’essai ?

Un héritage essayistique

André Belleau n’était pas un théoricien de l’essai ; Dumont le présente avec justesse comme un « [t]héoricien sans système, réclamant plutôt le statut d’intellectuel[30] ». Il a cependant atteint le statut de référence presque incontournable dans l’essayistique québécoise. L’ensemble de son oeuvre a été déterminant pour attribuer une plus grande crédibilité aux quelques principes théoriques qu’il a avancés sur l’essai, essentiellement dans trois courts textes, et l’originalité réelle de sa pensée a dominé sur la profondeur de celle-ci. Belleau n’a pas toujours cherché à bien faire la démonstration des idées originales qu’il présentait succinctement. Son habileté à créer ou à reprendre des formules inédites comme « récit idéel » ou « fiction idéelle », ainsi qu’à ouvrir des perspectives restent les deux éléments les plus considérables de son travail sur l’essai. En revanche, personne n’a jamais vraiment tenu compte de la manière dont Belleau exploitait les « morceaux choisis » de Barthes et de quelques autres dans le développement de son argumentation. Sa méthode implique parfois des raccourcis, des amalgames ou des affirmations non confirmées. Le principe de fiction idéelle est-il vraiment fondé ? Le récit idéel conserve-t-il sa crédibilité sans être soumis à un fonctionnement enthymématique ? Que faire de la valeur référentielle ? En étudiant les idées de Belleau et la rhétorique qui les guidait, il m’incombait de procéder avec une certaine circonspection. Malgré les réserves que l’on peut conserver à l’égard de propositions plus contestables de Belleau, l’importance de son héritage dans les études littéraires québécoises reste indéniable, comme le montrent les dizaines de publications qui s’en inspirent. Définir l’essai comme essaim d’idées-mots ne dit pas tout sur le genre, mais la richesse d’une telle formule représente la contribution la plus pertinente de Belleau à l’étude de l’essai : stimuler la réflexion, donner à penser et à explorer.