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Territoires féconds[Notice]

  • ANNE CAUMARTIN

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  • ANNE CAUMARTIN
    Collège militaire royal de Saint-Jean

Il ne se passe pas une journée sans qu’on entende quelque voix publique aborder la difficulté d’habiter. Les régions se vident, et bien y gagner sa vie ou y nourrir une vie culturelle relève de l’exploit. Le désir de s’installer en ville — que ce soit à Montréal, à Toronto ou à Vancouver — en espérant y posséder un morceau d’espace est rapidement désamorcé par des chiffres, des pourcentages, des graphiques qui rendent l’art de vivre dépendant du marché immobilier. Resterait alors à se replier sur la vie en banlieue, mais je vous mets au défi de trouver un article où il en est question sans voir, au détour d’une phrase, une analogie subtile au dortoir, surtout quand les Lambertois et Lambertoises se manifestent pendant le festival Osheaga. Il faut se rendre à l’évidence de ces clichés : le bonheur est toujours ailleurs. L’art d’habiter se présente comme un problème récurrent aussi en littérature québécoise. L’opposition campagne/hors campagne, qu’il s’agisse de la ville ou des chantiers, a longtemps organisé la géographie imaginaire du Québec et tout un système de valeurs qui structurent l’identité. Se trouvait dans cette littérature une rhétorique à peine dissimulée qui faisait valoir un idéal : l’héritier, après s’être écarté de sa terre natale, paie chèrement cette décision et voit cette erreur ultimement réparée par un retour au lieu qui semblait l’attendre, patient, inébranlable. La campagne a été présentée par les romans du terroir comme le lieu de réalisation « naturel » d’une identité fondamentale. Cette conception portait à elle seule la réponse à la question implicite « pourquoi habiter tel lieu ? » qui s’affilie d’une manière ou d’une autre au « salut national ». Au fil de l’histoire littéraire, c’est peut-être davantage cette question qui a perdu son intérêt que l’espace rural lui-même. Un déplacement s’est opéré vers une autre question : « comment habiter ? », l’identité s’appuyant de moins en moins sur une mémoire cristallisée par les legs successifs que sur la compréhension d’une situation immédiate. La réponse à cette question ne va pas de soi pour autant, et ce, même si la littérature québécoise contemporaine a adapté les « motifs régionalistes », ainsi que l’a montré Francis Langevin entre autres. Le sentiment de centralité s’étant rapidement déplacé de la campagne à la ville dans l’imaginaire québécois du milieu du xxe siècle, la place que tient la région dans l’économie narrative des ouvrages de Raymond Bock, d’Hervé Bouchard ou d’Éric Dupont, par exemple, indique plus la volonté d’évoquer de façon allégorique — et souvent ironique — une réalité extramontréalaise que celle de décrire avec réalisme une vie périurbaine. Langevin demande pertinemment ce que recouvre cette tentation de n’investir des tropes régionalistes « que de biais », ce recours à des lieux ainsi reconstruits hors de l’histoire « sans exploration de leur épaisseur », et conclut : C’est en quelque sorte un plaidoyer pour un rapport au monde plus direct, c’est-à-dire pour une véritable représentation de la vie, que rédige Daniel Laforest avec son étude des espaces périurbains en littérature québécoise contemporaine. L’âge de plastique. Lire la ville contemporaine au Québec s’intéresse à des zones négligées par la littérature québécoise et par sa critique parce que hors du culturel et de l’historique, et montre précisément qu’investir ce territoire en racontant la vie individuelle dans un cadre collectif permet au contraire cette affiliation. Daniel Laforest faisait déjà état de son intérêt pour le rapport entre le territoire et la culture en 2010 avec une monographie consacrée au travail littéraire de Pierre Perrault. La fréquentation de la ville comme de la campagne chez Perrault est …

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